Anna intrigue par sa simplicité. Les éléments du drame émergent à la pièce. Il ne s’y passe quasiment rien et le lecteur se surprend à vouloir savoir. Un tour de force.Le plus immédiatement frappant avec Anna, c’est sa lenteur intelligente, à quel point ce récit prend son temps sans pour autant sacrifier un seul instant son intérêt. Il y a là un prestige narratif inattendu et surprenant dans la mesure où l’héroïne elle-même n’a rien de flamboyant et qu’elle ne devine pas plus que nous ce qui est en train de lui arriver quand elle se trouve prise au piège d’une mécanique à la fois sociale et romanesque huilée comme pour le Tour de France. Sans jamais que soit nommé l’engrenage pervers dans lequel elle s’enlise, on voit les présomptions et les insinuations qui finiront par l’étouffer.Nous sommes vers l’année 1900. Anna est une jeune femme plus qu’ordinaire, attachante, mariée à un imbécile à moitié heureux, Édouard Chantiran, « un homme sans rêves », sous-officier quelconque. Les circonstances entraînent Anna dans une série de mensonges blancs et de pirouettes verbales destinés à cacher à son épais de mari un événement compromettant qui, dans les faits, ne s’est jamais produit, et dont l’évocation suffirait pourtant à le rendre jaloux et agressif, ce qu’il est à la moindre occasion, tout prétexte étant bon à ses yeux pour faire valoir sa supériorité de pacotille. C’est tragique et bouffon, je n’en dis pas davantage. On verra quel sort les attend, elle d’abord, et lui ensuite, un enchaînement qui semble à la fois romanesque et parfaitement crédible, et qui constitue une des grandes qualités de ce récit, une autre étant l’écriture et la finesse du regard, une merveille : « Car ils étaient persuadés qu’Anna avait trompé abondamment son mari, on soupçonnait Monteil ou d’autres ; chacun attribuait la bonne fortune à un camarade, qui n’avait garde de se disculper d’une si flatteuse accusation. Mais chacun, privément, se trouvant lésé de n’avoir pas été le héros de l’affaire, avait pour Chantiran une rancune qui ressemblait à de la jalousie, et qui n’empêchait pas le mépris ». Et vlan ! Deux phrases, trois sentiments emmêlés, la justesse psychologique dans la bonne vieille tradition française, de Madame de La Fayette à Benjamin Constant.Une autre merveille encore, la structure symétrique du roman, un récit tête-bêche qu’indique déjà le palindrome du prénom Anna, lequel renvoie également à Emma, la célèbre héroïne de Flaubert, avec qui celle de Thérive partage, entre autres inclinations, la jouissance « d’être en quelque sorte dédoublée, échappée d’elle-même ». Comme elle bascule dans le romanesque, Anna en subit les conséquences.J’ai évoqué le romanesque de ce roman. Le récit l’évoque lui-même à plusieurs reprises, noir sur blanc : « Il faut un peu de roman dans l’existence » car « [l]e romanesque est puissant », même si « [l]a réalité n’est pas romanesque ».André Thérive, « héritier de Maupassant » (dixit François Ouellet, le préfacier de cette réédition), avait du métier au moment de la parution d’Anna en 1932 : sept ou huit romans et recueils de nouvelles, au moins le double d’essais et de recueils de critiques littéraires, et des articles en grand nombre. Ça se sent. Même les personnages secondaires, Bournazel et sa mère, ont du corps et de la profondeur.Il faut lire Anna pour comprendre où s’en va un couple improbable comme on en rencontre tellement, et le roman qui le rend malgré tout unique.
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