Appelée par sa grand-mère et par celles, et ceux, atteintes du même trouble, Renée Gagnon dresse un portrait de femme d’une tendresse juste et désarmante.Comme tant d’autres femmes avant elle, Laurette Gagnon, la grand-mère de l’autrice, s’est consacrée tout entière à ses (treize) enfants ; à leur bien-être et leur éducation, à la cuisine et aux autres tâches quotidiennes. En deux, trois pages, Renée Gagnon présente une femme joueuse, vive, qui « a travaillé pour la première fois à cinquante ans dans un casse-croûte donnant sur une salle de quilles », une grand-mère « forte et frêle », atteinte d’un mal jamais nommé, mais qu’on devine apparenté à la démence ou à l’Alzheimer. L’univers intérieur de Laurette se fragmente, se diffracte. Il s’efface tout doucement. Sans doute pour en conserver quelque chose, parce qu’elle fait partie de celles dont on a trop peu parlé, l’autrice fera briller cette femme et lui donnera toute la place : « son mari travaillait / rentrait à la maison le soir et je ne dirai rien de ça / du soir ».C’est un livre en forme d’hommage, un exercice d’admiration, une déclaration d’amour que je tiens entre mes mains. Or, plutôt que de parler de Laurette, Renée Gagnon donne voix à Laurette et semble se glisser dans le je de sa grand-mère, se fondre en elle. La femme s’échappe à elle-même tandis que sa mémoire s’envole : « une toute petite couche toute petite de peau sur ton nom ». Elle ne reconnaît plus tout à fait ses proches, ne se rappelle plus les souvenirs du passé, la demande en mariage, les fils frappés par des voitures. Tout cela s’entremêle pour tisser une toile agitée, constamment rompue.La poésie émane autant des monologues intérieurs denses, faits de mille et unes pensées pour les autres, que des règles détaillées de la canasta, ou des lignes ciselées, fulgurantes : « et demain j’espère que tu viendras plus souvent », « je ne sais plus si tu es encore l’enfant que j’ai eue ».Laurette s’incarne entre les pages et, par la voix de Renée Gagnon, des fragments de son existence sont préservés. La mémoire flanche, la solitude s’installe, et toute l’affection de Gagnon pour sa grand-mère transparaît. L’importance de ce travail de survivance devient nécessaire et évidente. Le livre consigne, garde une trace, élève Laurette, et à travers elle de nombreuses femmes de sa génération, à sa juste valeur.Le langage se détraque, se saccade, la maladie comme la fiction semblent s’intégrer de plus en plus dans les poèmes. La force de la voix poétique émerge des sentiments d’urgence, de panique, de peur, d’amour et de fragilité qui semblent habiter la narratrice. À travers la confusion et tout ce qui se perd, quelque chose de Laurette s’accroche : « rappelle-moi tout à l’heure / rappelle-moi / qui je suis ».Emparée fait suite aux très beaux Des fois que je tombe (2005) et Steve McQueen (mon amoureux)(2007), tous deux parus également au Quartanier, et offre une lecture percutante, débordante d’amour et de reconnaissance. Renée Gagnon frappe un grand coup, juste là, dans la partie la plus vulnérable du cœur : « je m’épuise à parler je ne t’ai pas dit la moitié de ce que goûte la peur que j’ai ».
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