L’arbre de l’oubli se trouvait, dit-on, au cœur de la ville de Ouidah, au Bénin. Avant de franchir la Porte du Non-retour vers les Amériques, les femmes les plus fécondes et les hommes les plus forts destinés à l’esclavage déposaient à ses pieds leurs souvenirs. Ce rituel devait réduire, si tant est que ce soit possible, leurs souffrances à venir dans les plantations de Bahia ou de la Georgie.
L’histoire d’une jeune fille aux origines troubles, Shayna, prend racine bien loin de l’Afrique. Dans son New York du début de millénaire, la fillette découvrira peu à peu la vérité de son sang métissé, juif par celui du père et noir par celui de la mère biologique, qui se prostituait. « Un spermatozoïde de juif fort, actif, combattif, bon nageur, a réussi à pénétrer l’intérieur du gros œuf africain-américain immobile qui l’attendait. » Ce croisement ouvre grand la porte du récit comparé d’une grossesse, fruit d’un maître violeur dans les plantations, et de la gestation pour autrui (d’aucuns la nomment location d’utérus) menant à l’égarement d’une enfant « [n]ée dans une rue inconnue d’un quartier inconnu d’une ville inconnue d’une femme inconnue que je n’allais jamais revoir ». Dans des pages aussi vibrantes que brillantes, la Shoah et l’esclavage se disputent la palme de l’horreur, dispute qui se conclut par un match nul.
Lili Rose, la mère sociale de Shayna, rédige sa thèse de doctorat sur le suicide chez les artistes géniales – Sylvia Plath, Diane Arbus, Anne Sexton, Virginia Woolf, Unica Zürn, Francesca Woodman – qui ont été tripotées (sic) par un père, un frère ou un autre membre de la parentèle. La narratrice pose une question qui ne cesse de laisser perplexe. En précisant avec un soupçon de vitriol que toutes les filles tripotées ne deviennent pas des génies, elle se demande si les hommes doivent violer les fillettes pour garantir l’émergence de grandes artistes. « La corrélation serait indéniable », déclare-t-elle sans ambages. Que faut-il y entendre ? Est-ce là un sarcasme froid et amer ? Ou doit-on comprendre que le génie se révèle chez les femmes envahies de forces monstrueuses et destructrices que seul l’art parvient à juguler… pour un temps, jusqu’au jour de leur suicide ? Dans une passe subtile, la psychanalyste de Lili Rose observera : « C’est comme si dans l’histoire de toutes ces femmes, on entendait un même message : D’accord, mon corps a été envahi, mais je laisserai derrière moi un corpus imprenable ! »
Un lien s’impose entre le français, langue de l’exil inscrite partout dans l’œuvre de Huston, et une rédemption possible de certaines artistes qui « ont pu empêcher la floraison de la plante vénéneuse en entamant une nouvelle vie dans une langue étrangère ». Sa pratique d’un humour caustique, ravageur parfois, ne se dément pas et pourrait sauver de la colère la romancière et ses personnages féminins. « Après s’être familiarisés avec les parents, amis, névroses, et habitudes alimentaires l’un de l’autre, ils [les parents de Shanya] décident que la chose est jouable. » Morbide ou torride, la sexualité façonne la trame de fond de l’ouvrage. Côté morbide planent la prostitution des mineures, l’abjection de l’excision, la procréation assistée, l’inceste funeste. Côté torride les ébats grandioses se font « sauvagement, violemment, tendrement, longuement et dans toutes les positions possibles et imaginables » !
Toujours inséré dans le tissu romanesque, il y a le commentaire politique incisif. « Elle [Lili Rose] décroche son bac et se voit attribuer une bourse pour étudier au Smith College dans l’ouest du Massachusetts – école où, tandis que l’armée américaine tue en moyenne soixante-cinq mille Vietnamiens par an, les étudiantes sont tenues rigoureusement à l’écart de la politique. » Sur l’humanité, s’il y en eut déjà, la romancière, essayiste et musicienne ne nourrit aucune illusion dans son Arbre de l’oubli. Le mot humain signifie pour la plupart d’entre nous gentillesse, générosité, chaleur et empathie. Elle nous rappelle qu’en réalité, ce qui nous caractérise, c’est notre capacité non de manifester l’empathie, mais de la suspendre.
Une vigilance de tous les instants est convoquée pour se retrouver dans ce dédale de quinze lieux bien comptés, de Ouagadougou à Manhattan, ou encore de Baltimore à Terezín. S’ajoutent quarante-huit temps entrecroisés, de la fin de la guerre en 1945 à 2016, entre quatre générations de deux familles, les Ravenstein et les Darrington. Cette complexité du récit n’est pas sans évoquer le roman proustien de Marilyn French, Telle mère, telle fille. Si la narratrice emprunte la forme impersonnelle, elle en dévie pour s’adresser à Shayna, qu’elle tutoie. À quelques reprises, elle lui cède même la parole en lettres majuscules. Fidèle à son habitude, l’écrivaine ne donne rien, mais prend à tâche de nous offrir des chapitres admirables, des phrases qui giflent jusqu’au dénouement de cette histoire de quête d’identité. Comme on s’y attend, elle ne livre pas toutes les clés. Il nous reste à nouer ces entrelacements à nos propres fantasmes, opinions, croyances. Ou à les laisser en plan, flotter ici et là dans notre subconscient.
Son lectorat habituel reconnaîtra la manière Huston, des idées qui fusent de partout, se chassent presque l’une l’autre. Des flots d’images denses et intenses. Au point où s’immisce cette question fâcheuse : est-ce trop ? Par cercles concentriques, les thèmes, les opinions, les associations se multiplient au risque de nous perdre. À la fin pourtant, on constate qu’ils forment un ensemble d’une étonnante cohérence. Somme toute, du Huston comme on l’aime, bien relevé, qui bouscule nos dénis et nos chimères, mais ne se gêne pas pour dégager un parfum d’espoir « quand la folle force de l’amour » nous traverse.