La lettre qui suit a remporté le premier prix du festival Octobre le mois des mots 2021, dont le thème était la mémoire. Les membres du jury, David Dorais, Nicolas Tremblay et Claude La Charité, ont récompensé un texte qui « invite le lecteur à délaisser le point de vue de l’humain et à se placer du côté de la nature ».
Chère maman,
C’est déjà octobre et les feuilles dépouillées de leur chlorophylle se laissent mollement tomber des branches qui les ont nourries tout l’été. Le temps semble figé, le reflet des arbres rougis dans l’eau de l’autre côté du lac est d’une symétrie parfaite. Combien d’automnes a-t-il vécu, ce lac ? En regardant la surface immobile de l’eau, ce matin, j’ai eu la certitude qu’il se souvenait de chacun d’eux. Bien avant que nous autres, humains, venions nous bâtir sur ses berges, le lac voyait chaque année les couleurs changer, les fleurs se faner, les couleuvres et les salamandres s’enterrer en prévision des jours froids.
Les pierres aussi se souviennent, ne crois-tu pas ? Les grosses roches au bord de la rive comme les menus cailloux que je foule en avançant dans l’allée, expirant une buée éphémère, oui, toutes les pierres se souviennent. Elles portent les marques des variations du niveau de l’eau, de l’usure du vent, du transport par les glaciers. Elles sont sans voix, sans vie, mais elles parviennent tout de même à nous raconter, à petites doses, leur histoire sisyphéenne.
Si les lieux ont une mémoire, notre magnifique propriété est hors compétition. L’esprit de ce lieu enchanteur pénètre en nous par chaque pore dès que l’on y débarque. Nos ancêtres, qui ont fait l’acquisition il y a près d’un siècle de ce qui était alors un modeste chalet au fond des bois, sont encore omniprésents. Pouvaient-ils s’imaginer que, cinq générations plus tard, nous répéterions les mêmes gestes qu’eux, coupant les légumes pour le ragoût sur le même buffet, aujourd’hui une antiquité dont nous nous enorgueillissons, ramassant en vitesse les vêtements accrochés à sécher au vent chaud du sud-ouest avant que n’éclate l’orage ? Les rosiers de ta grand-mère fleurissent toujours, malgré des années d’inondation, puis d’abandon dans les fardoches. Ses lupins poussent encore partout, impressionnants épis violets dont tu récoltes religieusement les graines en août pour les replanter ailleurs au printemps suivant, comme elle le faisait sans doute elle aussi.
Même les toponymes, ici, véhiculent admirablement la mémoire des lieux qui nous entourent. Je m’imagine mes grands-parents, à peine sortis de l’adolescence, se laissant flotter sur les eaux dormantes de la baie des Amoureux dans la grosse chaloupe de bois en se tenant timidement la main. Près de la maison, la baie des Sandales évoque les générations de gamins qui ont pris plaisir à attraper les grenouilles se prélassant sur les larges feuilles de nénuphar, quitte à s’enfoncer dans la vase jusqu’à la cheville et à y laisser leurs godasses. Même nos jeunes d’aujourd’hui, connectés qu’ils sont à leurs téléphones plus intelligents que leurs parents et autres appareils électroniques addictifs, portent en eux des gènes se rappelant qu’il fait bon être un enfant au bord du lac.
Ici, tout est souvenir : chaque arbre que tu as planté au fil des ans, chaque meuble que tu as minutieusement décapé, chaque livre que tu as laissé sur place après l’avoir lu. Tu fais partie de l’histoire que ce lieu idyllique nous raconte, pour peu qu’on se donne la peine d’écouter. En humant l’air frais et pur de ce matin d’automne, je me suis sentie bénie d’appartenir aussi à ce récit grâce à toi.
M.
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