Extrait d’un récit sur la Bibliothèque de survie à paraître à La Peuplade en octobre 2021.
Au gré des saisons, le Livre me paraît un compagnon vivant. Il possède un squelette, un système narratif central, des fluides thématiques, une somme de petits détails qui ne sont qu’à lui. J’ai imprimé des pans de manuscrit comme autant d’îles que je façonne. J’apprivoise le corps du Livre, celui qui croît et m’échappe. Quand je m’ennuie devant le clavier, je décrète des séances buissonnières. Sur l’île aux Petits Atocas, une excroissance de granit me tient lieu de bureau. Le rocher presque plat, sans trop de failles, s’avère un emplacement de choix pour travailler. Pas de cartes d’affaires, ni de plaque indiquant mon titre de « Bibliothécaire de survie en chef ». Rien que des outils mobiles. Mon carnet, mon thermos, ma petite hache. Des motifs mobiles aussi. Réviser, écrire, rêvasser. Aujourd’hui, l’île voit sa touffe de pins caressée par les vents, son anse sourit sous les vagues. Par-delà les autres îles, le panorama vaporeux des Laurentides ne demande qu’à se raconter. Les nuages qui naviguent tamisent l’éclairage. Comme le vent a la patte rude dans les environs, mieux vaut privilégier les journées de brise. Avec un peu de pratique et d’endurance, j’arrive à bosser pendant une heure – un tel banc a le pouvoir de vous aplatir le grand fessier… De toute façon, c’est la durée prescrite pour garder l’esprit vif.
glisser comme un nuage
chaque pas chancèle
dans le gros gravierMon bureau noir ne tolère pas les lignes trop régulières de la prose. Il m’incite à suivre les courbes vivantes du paysage. Celle de l’anse où repose mon canot. Celles de l’eau douce, qui clapote. Celles, hérissées et fuyantes, des pins gris quand ils se balancent. Des touches vibrantes et sans ratures. À force d’écrire, le granit même roule au cœur de la page. Quand manque l’inspiration, une bibliothèque se tient tout proche. Je me demande ce que mon grand-père dirait de mon emploi du temps, lui qui a trimé si dur sa vie durant. Il travaillait à la carrière du village. Le Granit national. Là-bas vivaient le labeur et la misère. Pendant quarante ans, pour un salaire de presque rien, mon grand-père s’est rempli les poumons de poussière noire à n’en plus pouvoir respirer. Dans les bronches, l’immuable granit fait plus de ravage que sous mon fessier. Que penserait cet homme sévère en me voyant contempler la pierre ? Je me sens en devoir de lui répondre. Je suis un rêveur de compétition, grand-papa. Mon travail est de donner vie à des rêves de lettres. Je meuble un Musée Moi avec l’intuition dont je suis capable. C’est loin du concevable, du tangible, de l’utile. Une occupation de luxe, où je traite la survie avec la nonchalance d’un enfant comblé. Je suis poète, cher Jean-Charles. Et je navigue parmi les choses sans trop m’y enfoncer. Le granit n’est pas si lourd quand on le fréquente où il dort, dos arrondi, embelli de lichens et veiné de petits atocas. Il n’empoussière pas l’intérieur. Ce n’est qu’un outil de plus dans la patiente révélation du monde. Même déraisonnable, je reste lucide. C’est grâce à votre labeur de journalier que je suis ici. Que j’œuvre à mes lignes. Mon bureau de granit, vous l’avez payé cher. Pour que je l’utilise au gré de mes inspirations. Libre de ce qui a été et de ce qui sera. Assis sur mon rocher, je fais le souhait que vous comptiez parmi les lecteurs célestes qui recevront ces lignes.
Photographie de Charles Sagalane par Sophie Gagnon-Bergeron