Sa robe est sobre, ourlée de noir. Une marée montante s’impose sous un ciel chargé, orageux, couleur plomb. Des lippes avaleuses d’âmes avancent vers une forme inerte qu’on devine immergée, la tirant vers un horizon sans pardon.
Un choix de couverture lourd de sens. Un trop d’humidité qui prend aux os.
J’entends le mugissement des vagues, un bruit blanc à faire taire les voix qui hantaient l’autrice de son vivant. Peut-être aurais-je dû lire ce texte avant qu’on m’apprenne comment cette femme de lettres s’est enlevé la vie ; reste que l’œuvre de cette grande dame du féminisme moderne est ancrée dans la poésie de son drame, qu’on le veuille ou non.
Pourquoi s’intéresser au suicide des artistes ? Et comment voir autre chose ici qu’un tombeau mouvant ? Qu’un livre qui nous révélerait un motif secret entre ses lignes, telle la fleur noire au centre de l’ombelle du Queen Anne’s Lace, ce point de broderie discret qui tient l’ouvrage en place ?
En 1941, les poches de manteau pleines de pebbles, Virginia Woolf, née Adeline Virginia Alexandra Stephen, s’allonge dans la rivière Ouse, au cœur d’une guerre, en proie à une nouvelle dépression, tempête intérieure contre laquelle l’écrivaine britannique estime ne pas avoir la force de se livrer de nouveau.
Son corps sera retrouvé trois semaines plus tard et ses cendres, enterrées dans le jardin de sa demeure à Rodmell, où son époux Leonard Woolf, militant politique, journaliste, éditeur et écrivain, lui survivra 30 ans ou presque.
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Une vie plus loin, sur un autre continent, le mercure chute et une auberge nostalgique de l’ère victorienne craque de toutes parts. Je jette sur le lit ancien l’édredon de secours par froids mordants. J’ai posé le livre jamais lu sur la table de chevet de la chambre 11, au grenier du Carriage House Inn, à Fredericton.
J’attendais de me trouver seule dans un univers propice, anglo-saxon à souhait, maritime de surcroît, pour me plonger dans ce classique qui manquait à ma culture.
Comme bien des femmes de ma génération, j’avais étudié l’essai A Room of One’s Own (Un lieu à soi) au collège et visionné l’adaptation cinématographique de Mrs. Dalloway. Ce texte m’avait même inspiré l’audace, à l’image d’Audrée Wilhelmy dans sa Sauvagine, d’installer ma pratique artistique dans plusieurs pièces d’une maison toute mienne. Plus récemment, mon compagnon m’a fait découvrir The Death of the Moth (La mort de la phalène), une nouvelle sur l’agonie d’un papillon de nuit prisonnier d’un châssis plein soleil. Elle occupe d’ailleurs quelques battements d’ailes dans mon roman d’anticipation Hexa. C’est en admiratrice et en lectrice déjà conquise donc que j’emportais une belle édition de The Waves avec moi en voyage au Nouveau-Brunswick, jusqu’au fond de mon lit, calée dans les coussins, prête à me délecter, invitant ses fantômes à se manifester.
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Sous les corniches roucoulent pigeons ou tourterelles tristes, puis – coupure – silence net. S’élève alors dans la pénombre un chant magnifique, un hululement feutré qui me rappelle mes années encabanées : celui, frissonnant, d’une chouette.
Les draps sont doux, je me laisse bercer par les oiseaux qui assaillent tour à tour le toit. Le livre à peine entamé me tombe sur les cuisses, je m’assoupis un temps – me réveille, en sursaut, quand le sang à ma narine se bute à ma lèvre du haut.
Je tangue,
j’ai la nausée,
et peur, surtout, de tacher les oreillers blancs, la moquette et les serviettes immaculées. Je me précipite au-dessus de l’évier – goutte, goutte – vertige, ruisseau de sang sur la peau, petite panique. J’inspire puis soupire, me pinçant l’arcade du nez, lève enfin les yeux, fixe longuement mon regard dans la glace et laisse les premiers mots du livre me revenir à l’esprit tel un lent lent ressac :
The sun had not yet risen. The sea was indistinguishable from the sky, except that the sea was slightly creased as if a cloth had wrinkles in it. Gradually as the sky whitened a dark line lay on the horizon dividing the sea from the sky and the grey cloth became barred with thick strokes moving, one after another, beneath the surface, following each other, pursuing each other, perpetually.
Plusieurs veillées, cette semaine-là, je tenterai de lire la suite, sans y parvenir. Sitôt le cap de 30 pages passé, je me sens perdue, confuse. Il me faut me rendre à l’évidence, le style indirect libre de la narration induit chez moi un état de transe, un mal de mer, un vaste inconfort. L’effet est, comment dire ? Terriblement réussi.
Les vagues ou Les voix ?
Ce livre est une chorale chimérique. Il s’agit non pas d’un roman, comme je le croyais à tort, mais bien d’une poésie abstraite libérée de toute chronologie, d’un ouvrage de dentelle intriquée ayant pour seule trame, symétrie, le rythme inlassable des points, des espacements. Un chaos contrôlé, un souffle maîtrisé en des lames océanes.
Je plonge encore et encore. Chaque fois je cherche mon air. Un malaise s’empare de moi, comme si j’étais ballottée en haute mer. Je me pense soudain gravement malade, dresse une liste de symptômes avec ma plus belle calligraphie, laquelle me servira de signet. Étourdie, je me recouche, blottie dans mon nid de duvet, espérant que les roucoulements reprendront, apaiseront mon inquiétude. Les heures, les heures passent. J’ai peur de ce que je ne sais pas. De ce qui se passe en sourdine en moi. De cette fragilité d’oiseau que je me suis toujours interdit de regarder bien en face. Je veux vivre vieille. Lire les classiques. Mais mon nez se remet à saigner. Mes craintes ressourdent.
J’ai une pensée pour Anne Dufourmantelle, Sylvia Plath, les disparues-trop-tôt de la littérature et de nos lignées. Convoque les photos sépia de ma lointaine cousine Friedl qui s’est jetée, dans la fleur de l’âge, du sommet d’une montagne autrichienne. De ma grand-mère qui n’a pas assez écrit à mon goût et dont j’oublie les paroles sages au fil des ans. Songe à la beauté des œuvres trop brèves de ces aimées qui nous quittent sans préavis. La poésie des morts précoces, la poésie des femmes brisées dont les secrets nous échappent.
Ce livre jamais lu, je ne parviendrai peut-être jamais à m’y atteler, tant il est réussi, tant il me trouble, tant il dépeint l’intérieur sonore d’un esprit habité de voix qui bercent et grondent, comme autant de bras de rivière, de houles vous happant pour mieux vous faire vivre une perte de repères : l’intensité folle du grand large.
Je n’ai pas cette force, du moins aujourd’hui, d’entrer dans cette œuvre. M’admets en ces lignes beaucoup trop fragile. Perméable. Je ressens cette création littéraire telle qu’elle est, je crois – hantée – tragiquement belle et hantée, comme le sont à leur manière les vagues, les mouvements de la Sonate à la lune de Ludwig van Beethoven, que je joue, en boucle, parfois des heures durant sans pouvoir m’arrêter, telle une mise en abyme sans fin. Ces œuvres profondes présentent toutes deux, à mon sens, ce magnétisme de ceux qui souffrent à l’extrême par épisodes. Et que l’art sublime.
Que votre folie est belle, comme elle me fait peur. Peut-être, aussi, parce que mon corps affaibli par l’année que je viens de traverser m’indispose à la tâche. Chose certaine, je n’arrive pas à entrer dans le texte avec la concentration qu’il mérite. Pas maintenant. Je me promets de réessayer plus tard, et pourquoi pas, me suggère mon compagnon, aborder le texte plutôt dans sa traduction française signée Marguerite Yourcenar, cet été, quand nous serons au bord de la mer ?
Français langue de mon cœur, langue sanguine, langue de l’abandon total possible
Le soleil ne s’était pas encore levé. La mer et le ciel eussent semblé confondus, sans les mille plis légers des ondes pareils aux craquelures d’une étoffe froissée. Peu à peu, à mesure qu’une pâleur se répandait dans le ciel, une barre sombre à l’horizon le sépara de la mer, et la grande étoffe grise se raya de larges lignes bougeant sous sa surface, se suivant, se poursuivant l’une l’autre en un rythme sans fin.
Je ne peux m’empêcher de penser aux formes des textes fondateurs que l’on adapte pour raconter encore et encore aux générations futures. J’imagine une nouvelle version des œuvres de Virginia Woolf rendues en un québécois lyrique et assumé, porté par l’essayiste Dominique Fortier et son savant lexique des couleurs, dont la voix s’apparente à la poésie délicate d’Emily Dickinson, ou par la plume ciselée de la romancière Catherine Leroux, qui narre le kaléidoscope féminin comme nulle autre, femmes prolifiques au talent immense qui ne cesse de m’éblouir.
Mon sentier d’écrivaine est ainsi parsemé d’influences sororales, de dédales où se terrent peurs et espoirs, de maisons toutes de bois où résonnent chants d’oiseaux et bruits blancs.
En relisant ce petit devoir de mémoire, je sens que ce livre jamais lu m’a fait l’effet d’une baignade avortée, d’une plongée dont j’ai souvent fait le rêve, interrompue faute d’énergie. J’y reviendrai, un jour de force.
Entretemps, sa robe noire et son horizon orageux me nargueront de leur place belle dans ma bibliothèque, les œuvres de Virginia Woolf rangées parmi celles des immortelles à qui je dois tant, autant ces femmes qui ont vaincu la grisaille de leur époque et la maladie qui les rongeait que celles qui y ont cédé, elles qui nous ont fait le cadeau de leurs réflexions les plus intimes.