Pourquoi attendre ? Je pourrais bien avoir déjà lu ce livre qui s’empoussière dans ma bibliothèque, car je pressens qu’il sera important. Je l’ai justement commandé à mon libraire, je l’ai acheté pour cette raison. Ce livre, il modifiera le parcours de ma pensée, et qui sait, peut-être même le parcours d’un projet d’écriture. Je l’ai acquis précisément pour cette promesse qu’il me fait depuis longtemps. Il s’inscrira en moi. Ce qui est précieux. Car avouons-le, ils sont somme toute assez rares, les livres qui demeurent inscrits en nous et qui, avec un peu de chance, s’y prolongent, même.
Pour de nébuleuses raisons, le rapport au livre, chez certains lecteurs, peut être compliqué, voire fragile. Pourquoi se sent-on interpellé par tel ou tel auteur à un instant plutôt qu’à un autre ? Faut-il se sentir libre d’approcher une œuvre pour la désirer vraiment, comme si le livre était un être vivant ? Et faut-il avoir désiré lire une œuvre pour en tirer quelque chose de fort et de rare ?
Je me souviens, enfant et adolescente, sans doute comme beaucoup d’autres, j’étais sans repères. Je ne savais comment choisir entre tel ou tel ouvrage. J’ignorais carrément qu’il puisse exister quelque part un monde appelé littérature. À la maison, nulle bibliothèque dédiée à la fiction ; à mes retards au souper, mes parents notaient bien mon appétit pour tout roman qui me tombait sous la main (le plus souvent il s’agissait de lectures scolaires obligatoires puisqu’il n’y avait aucune librairie ni bibliothèque près de chez moi), mais faute d’avoir suffisamment lu, ils ne pouvaient me guider sur ce chemin-là. J’ai un jour remarqué, je devais avoir treize ans, que la couverture des livres influençait souvent mon choix à la bibliothèque de l’école polyvalente. Dégoûtée à l’idée qu’un critère aussi superficiel vienne déterminer mes lectures, pour remédier à ce problème, je m’inventai un petit jeu amusant : je me plantais entre les étagères en fermant les yeux, je choisissais le premier roman touché au hasard et je l’emportais. J’ai ainsi un souvenir très précis de la texture des reliures que préconisait mon école de béton. Mais avec cette méthode, évidemment, le résultat était rarement concluant ; il m’arrivait régulièrement de rendre les livres sans les avoir lus en entier parce qu’ils étaient mauvais ou ne me plaisaient pas.
C’est finalement mon amie Françoise, une ou deux années plus tard, qui m’a la première initiée à la littérature (disons, en dehors du monde scolaire). Pourtant issue comme moi d’un milieu très modeste, sa bibliothèque à elle était bien fournie, parce que ses parents un peu artistes, un peu bohèmes, étaient de grands lecteurs. Elle me prêtait des livres de George Sand et de Romain Gary. Beaucoup plus tard, étudiante en lettres à l’université, j’accusais quand même un réel déficit en matière de classiques ou de géants de la littérature. Par exemple, j’avais lu Yourcenar mais sans y être bien préparée. Je n’avais jamais lu Victor Hugo, Flaubert, ou même Boris Vian, ni de grands auteurs américains, sauf peut-être Hemingway, ni aucun Anglais. Et ces classiques exerçaient sur moi une pression désagréable. Il me semblait qu’ils me regardaient de haut au lieu de m’inviter chaleureusement à les rencontrer ; ils me paraissaient aussi bien loin du monde dans lequel j’avais évolué, loin de ma condition, loin du Québec, et faute de maturité, je les boudais un peu. Je fuyais autant que faire se peut les monuments. Je m’intéressais plus facilement à des ovnis, à des anomalies littéraires, à tout ce qui était un peu rocailleux, ou osé (Histoire de l’œil de Bataille), à ce qui pourrait me déranger la langue, ou encore à tout ce qui semblait né d’esprits rebelles (Ducharme, Perec) ou torturés (Pessoa). Parce que la forme dite classique m’intimidait et m’ennuyait : il me semblait qu’avec ses côtés très lisses et contraignants (fluidité, lyrisme, épreuve du gueuloir, etc.), elle empêchait quelque chose de neuf et de bousculant d’advenir, ce qui me paraissait vraiment nécessaire. La poésie et la prose poétique m’ont alors séduite car elles me semblaient plus près de la liberté de voix dérangeante que je recherchais. J’ai compris beaucoup plus tard, je le redécouvre encore maintenant, à quel point je m’étais trompée. Dans mon regard immature tout se confondait, de sorte que beaucoup de l’essentiel m’avait échappé : Proust n’écrivait pas pour les bourgeois ni pour la noblesse, et le génie de Flaubert allait bien sûr très loin au-delà du seul critère de fluidité.
Matures, certains lecteurs le sont très tôt, et peuvent accueillir précocement dans leur univers des auteurs à l’œuvre complexe. J’ai côtoyé il y a un moment un jeune collègue libraire qui parvenait très bien à saisir la richesse des textes de Walter Benjamin alors que je n’ai pu l’aborder franchement qu’assez récemment, après avoir lu beaucoup de textes allemands de la même période, d’auteurs se réclamant de sa pensée ou ayant des affinités avec lui. Pour certains livres qui demandent d’avoir fait de nombreux détours, je continue de croire qu’il est bien d’attendre le moment propice, afin d’éviter que leurs plus belles qualités nous échappent.
Mais avec un peu de chance et de temps, à chacune des relectures d’une œuvre, quelque chose de nouveau nous éclaire et nous nourrit.
Pour les besoins de cette chronique, je devrais faire un choix parmi de nombreux livres qui me narguent encore ou pour lesquels j’attends ce fameux instant propice. Parfois il s’agit du livre d’un ami écrivain. Car l’exercice de lire un proche est enthousiasmant mais n’est pas toujours facile : sans distance, on ne l’appréhende pas de la même façon qu’un auteur étranger. Il faut parfois de la prudence et de la délicatesse. Parfois c’est une simple question de saison. Duras se lit mieux en pleine chaleur d’été qu’en hiver, non ? Et j’ai ouï dire qu’Ulysse de Joyce est à lire absolument l’automne ! Mais si vous le voulez bien, j’utiliserai le « livre jamais lu » comme un simple prétexte pour aborder des questions littéraires qui me préoccupent au moment où je vous écris. Et puis je tricherai un peu en évoquant, plutôt qu’un seul livre, un « auteur jamais lu » : l’Italien Luigi Pirandello. Bien que déjà « entendu » par la voix de comédiens, ce n’est pas une question de température, je n’ai effectivement jamais lu Pirandello, pas même feuilleté par hasard ou par curiosité.
J’ai assisté dernièrement à la pièce Six personnages en quête d’auteur. Sans être une vraie mordue, je vais de temps à autre au théâtre, histoire de voir la littérature confrontée à la parole. Mais je tenais à voir cette pièce en particulier, car j’étais alors en proie à une difficulté : dans un roman en cours d’écriture, un personnage me résistait. Écartelé qu’il était entre réalité et fiction, il refusait de prendre ses aises et de s’incarner d’une manière cohérente. Je me disais : voilà l’occasion de réfléchir aux personnages dans leur rapport à l’auteur, et peut-être d’ouvrir de nouveaux horizons d’écriture, en d’autres mots, d’aérer un peu la maison. Par une mise en abyme, un jeu dans le jeu, la pièce de Pirandello interroge justement les frontières entre vérité et mensonge pour démonter les composantes de la fiction. Elle porte sur le rôle de l’acteur, de l’auteur et du metteur en scène dans la cohérence d’un personnage, cohérence nécessaire si l’on veut qu’il prenne vie dans la tête du spectateur. Donnant suite à ces interrogations, j’ai pu assister quelques jours plus tard, dans le même établissement, à une discussion inspirée de la pièce de Pirandello, et intitulée : « Les personnages existent-ils ? »
On avait invité le metteur en scène Stéphane Braunschweig à s’entretenir de ce sujet passionnant avec nul autre que Pierre Bayard, psychanalyste, professeur de littérature, essayiste et critique. Bayard a déjà été cité dans cette chronique pour son essai Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, ouvrage démontrant qu’il est parfois préférable de n’avoir pas lu un livre pour en parler avec justesse. Tiens tiens. Ce soir-là, certains de ses propos sur la liberté et l’autonomie des personnages (en général et chez Pirandello) m’ont ramenée à une lecture passionnante d’il y a sept ans : Mulligan Stew (en français Salmigondis), de l’auteur américain Gilbert Sorrentino, un roman inclassable qui se plaît à brouiller les pistes. Un roman où les digressions l’emportent sur le fil narratif, et dans lequel les personnages, justement, se révoltent contre leur auteur, et vont même jusqu’à s’en moquer ouvertement. L’auteur devient de ce fait aussi personnage de l’histoire, et chose plutôt rare, le lecteur, parce qu’il est clairement nommé, a l’impression de prendre une part active à cette intrigue bizarre.
Certaines composantes d’une fiction échappent à celui-là même qui les met en place. Comme notre propre identité, celle du personnage est infiniment multiple, éparpillée, fragmentaire. Selon la thèse de Pierre Bayard, cette identité demande à être complétée par le lecteur, et le critique, qui tous deux interviennent ainsi de manière indirecte dans le processus littéraire. Dans la pièce de Pirandello, les acteurs se retrouvent en face des « vrais personnages » qu’ils doivent interpréter. Ces derniers prétendent détenir LA vérité, ils se réclament de la réalité, et tentent d’intervenir dans le jeu des interprètes par toute sorte de recommandations intrusives. Les personnages parviennent à s’imposer et deviennent les acteurs de leur propre histoire, le jeu devenant réalité théâtrale. Il devient impossible de déterminer la différence entre personne et personnage. Nous revêtons nous-mêmes, selon les circonstances, différents masques pour exister ; et avec l’auteur – et l’acteur s’il s’agit de théâtre – nous prêtons à notre tour un masque au personnage d’une fiction, qui lui donne un visage à la fois unique et infiniment changeant. Entre vérité historique et vérité de la fiction, donc, on pourrait dire qu’il y a un « brouillage des mondes », causé par l’intervention du langage.
Ainsi Luigi Pirandello, cet auteur de nouvelles, de romans, de théâtre et de poésie que je n’ai jamais lu, mais tout de même arrivé au bon moment, m’a rappelé qu’il ne sert à rien de s’acharner à faire exister un personnage en tentant d’approcher et de fixer sa réalité. Comme le formulait Pierre Bayard, il y a une indécidabilité au centre de toute création : notre existence, telle l’existence du personnage, n’étant pas théorique, y rechercher une vérité est un exercice vain. Tout au plus pouvons-nous rechercher la justesse, rendue possible par une sorte d’accord magique entre des vérités multiples. L’existence de mon pauvre personnage écartelé dépendra de cet accord, que le lecteur, avec un peu de chance, viendra compléter de son regard et de ses émotions. Et ce que je vous livre aujourd’hui est une des multiples traces qu’un auteur jamais lu peut laisser en nous.
Je lirai Pirandello bientôt, c’est certain. Le printemps prochain.