Comme de nombreux créateurs, j’ai plus de projets en perpétuel état embryonnaire que d’œuvres réalisées. J’ai toutefois la particularité (ou la folie) d’écrire parfois des quatrièmes de couverture pour mes livres hypothétiques. Je les polis longuement, ces quatrièmes : il m’arrive même d’en estimer la taille du caractère et de faire une jolie mise en page. Dans mes carnets, j’ai retrouvé l’esquisse d’un texte que je croyais original. Bête résumé : un lecteur compulsif devient fou (fou, peut-être comme dans les œuvres de Bukowski, auxquelles j’aurais pu faire allusion si seulement je les avais lues). Le personnage de ce récit-germe est un homme – un peu comme moi sans doute, en « juste un peu plus pire » – qui devient obsédé par ses lectures. D’un côté, il ne sera jamais satisfait tant qu’il n’aura pas lu tout ce que contient sa bibliothèque. De l’autre, il ne peut s’empêcher d’acheter de nouveaux livres chaque semaine. Sa cadence de lecture étant inférieure à son rythme d’achat, il s’abîme.
Il a aussi cette manie de commencer des tas de bouquins à la fois. C’est-à-dire que lorsqu’il est rendu à la moitié d’un ouvrage, pourtant captivant, il a déjà envie d’en lire un autre. Il flâne alors dans sa bibliothèque et est affligé par deux sentiments : s’il entame un nouveau livre, il ne finira pas de sitôt le premier (il a oublié les droits énoncés par Pennac, et donc il se culpabilise) ; s’il continue la lecture du premier, c’est déjà avec moins d’intérêt (et diantre, il risque de lire plus lentement).
Mais c’est bien pire encore lorsqu’il a englouti le premier ouvrage ! Car lorsqu’il a terminé, il s’empresse de le noter (dans un coin de la page de garde et dans un fichier Excel), et court jusqu’à sa bibliothèque pour en choisir un autre. Parfois, il se rappelle les propos d’un ami qui prétendait ne pas connaître de plus grande joie que de s’endormir au soir en ne conservant que quelques pages à terminer le lendemain. Quelle ineptie !
Le voilà devant les tablettes, il passe d’un livre à l’autre : il les feuillette, en touche le papier, se perd parfois dans l’image de couverture. Il lit la quatrième, le premier paragraphe ou même une ligne au hasard. Il regarde le nombre de pages C’est important, le nombre de pages. Il classe enfin le livre dans la catégorie des « peut-être » et en prend un autre. Puis un autre. Et il est tout agité, fiévreux même, sachant obstinément ce qui arrivera : cœur et mains liés par la fatalité, il aura passé des heures à choisir ses prochains livres, heures pendant lesquelles il n’aura pas fait avancer ses lectures !
Non content de mon travail de rédacteur de quatrièmes de couverture, je note parfois des exergues. Dans le cas de l’histoire du lecteur compulsif, ça aurait été ce bout de phrase tiré d’une nouvelle de Borges (qu’il est toujours de bon ton de citer) : « Comme tout possesseur d’une bibliothèque, Aurélien se savait coupable de ne la point connaître à fond ».
Je réfléchissais à cette histoire-ébauche il y a quelques années, et cela avait manifestement un but thérapeutique. Je voulais écrire un texte sur le désir absurde, où l’homme se prend à s’enivrer d’eau salée. Un texte sur le contentement véritable. S’il avait été possible de le faire sans terminer l’histoire dans une apothéose de spiritualité prémâchée, le personnage principal aurait trouvé une nouvelle façon de lire, et donc de vivre. Il aurait reconnu la toute fraîcheur du moment présent. La satisfaction, la vraie, et la confiance tranquille qui en émane.
C’est ce à quoi j’ai pensé lorsque le rédacteur en chef du magazine Nuit blanche m’a proposé de signer cette rubrique. Bien sûr, vint en premier le pseudo-fantasme de discourir sur le livre-jamais-lu dans l’absolu, le Grand Symbole, la quintessence du livre-jamais-lu. Bref, un truc qui m’aurait fait paraître intelligent. Le temps d’une rosée, j’ai aussi pensé parler du livre jamais lu comme étant celui de l’auteur même, c’est-à-dire son prochain livre. Mais un petit malin a dû y penser bien avant moi.
Il faut donc me plier à l’exercice. Ce qui est moins facile qu’il n’y paraît, puisqu’ils sont fichtrement nombreux, ces livres jamais lus. Pour les libraires, c’est une constante, le coup du client qui te dit : « Quoi ? Vous n’avez jamais lu ça ? Vraiment ? » Ce client-là, inévitablement, ne te parle pas de Proust ou de Joyce (qui, comme tous les autres, ne sont pas des passages obligés). Il tient un succès de l’heure ou plus précisément, un meilleur vendeur de la saison passée, parfois affublé des qualificatifs trompeurs de « classique instantané ». À ces clients-là, on répond sobrement qu’on ne peut pas tout lire. (Bien entendu, il s’agit de la réponse polie. Mais dans un magistral saut d’orgueil, on a parfois l’envie de dire : « Et vous, vous les avez lus, tous les romanciers haïtiens, les philosophes iraniens, les poètes vietnamiens ? »)
Non, votre libraire ne peut pas tout lire. Nous avons tous un parcours de lecteur différent, et c’est exactement cela qui est passionnant. Au fait, vous voulez une confidence ? J’ai lu Le petit prince pour la première fois il y a quelques semaines
Quoi qu’il en soit, votre libraire a beau être le meilleur gars du monde, ou la fille la plus intègre qui soit, son métier l’amène à spéculer. Il doit constamment parler de livres qu’il n’a pas lus. Parfois seulement, il a grappillé des informations. Mais le plus souvent, il s’est fié aux collègues, qui se sont fiés à d’autres collègues, qui ont entendu un client qui avait lu un article. L’honnêteté, ici, consiste à dire qu’on ne l’a pas lu, ce qui ne nous empêche pas d’en parler.
Pierre Bayard a même écrit un livre dont le titre délicieux est : Comment parler des livres que l’on n’a pas lus. Les éditions de Minuit ont bien vu : « L’étude des différentes manières de ne pas lire un livre, des situations délicates où l’on se retrouve quand il faut en parler et des moyens à mettre en œuvre pour se sortir d’affaire montre que, contrairement aux idées reçues, il est tout à fait possible d’avoir un échange passionnant à propos d’un livre que l’on n’a pas lu, y compris, et peut-être surtout, avec quelqu’un qui ne l’a pas lu non plus ». Il y a même un chapitre intitulé « Avec l’auteur » ! J’en ai parlé à plein de gens, c’est le genre d’anecdote qui fait mouche à tous les coups. Enfin, vous savez quoi ? Ce livre-là, je ne l’ai pas lu.
De ces innombrables livres jamais lus, il y en a plusieurs que je projette de lire depuis longtemps, et dont la seule évocation me fait considérer sévèrement la valeur du temps. Ce sont, pour la vaste majorité, des classiques. Et j’ai dans ma bibliothèque un espace consacré à la collection « 1000 Soleils », chez Gallimard. Plusieurs de ces titres semblent avoir été réédités, mais je crois qu’une bonne part d’entre eux sont maintenant introuvables. Ils sont dans l’édition originale, un joli format relié sous jaquette. Ils sentent le vieux papier ‘ mais pas comme les autres livres qui sentent le vieux papier. Ah ! chaque fois, ce parfum me monte à la tête
Je prends quelques titres et en repère les dates d’impression : Fortune carrée de Joseph Kessel (1977), Premier amour d’Ivan Tourgueniev (1978), Poil de carotte de Jules Renard (1979), Sa Majesté des Mouches de William Golding (1980). Ce livre-là, peut-être plus que tout autre, m’aura donné le goût de la lecture.
Mais il y a plus encore que l’odeur du papier (de la poussière, sans doute) et les jaquettes aux dessins prometteurs des plus grandes aventures. Il y a les petits dossiers à la fin, remplis de chouettes illustrations en noir et blanc. Enfant, ces dessins stimulaient mon imagination. Lorsqu’on est adulte, ils ramènent à la surface l’esprit d’enfance, la fraîcheur du regard, le rire du cœur. Voyez un peu ce « Cahier de Pascalet » dans L’enfant et la rivière, avec ces habiles représentations de perche rayée, lotte de rivière, colvert, belette, loutre, hermine, libellule Et combien de fois me suis-je évadé en feuilletant ce « Journal de bord de Jim Hawkins », ravissant ajout à L’île au trésor, avec les instruments de navigation du capitaine Smollett, le fortin du capitaine Flint, le portrait de John Silver, le perroquet « pièces de huit », et merveille !, un coffre de marin et son contenu !
Peut-être ma fascination pour ces « 1000 Soleils » commença-t-elle il y a des années dans la maison de mes parents. Je devais avoir environ six ans, et je trouvais terrifiante la couverture de L’étrange cas du Dr Jekyll et de M. Hyde : on y voit un homme dont la partie gauche du visage, à la peau verdâtre et à l’œil injecté de sang, recèle une cruauté difficilement imaginable. Or mon père (qui, en plus d’être un bon papa, aura été ma meilleure amitié littéraire) déplaçait le livre pendant la nuit et me faisait croire qu’il passait magiquement d’un rayon à un autre ! Parfois je le retrouvais en haut à gauche – je devais alors monter sur la chaise sur laquelle mon père s’assoyait pour corriger les dissertations de ses étudiants. D’autres fois, le livre était en bas dans la bibliothèque de droite. Une fois sans doute, il apparut entre deux bandes dessinées, bien au centre.
Des années plus tard, et donc il n’y a pas si longtemps, j’eus tant de plaisir à lire Les aventures de Huckleberry Finn que je fus conforté dans un tendre sentiment : il me fallait lire tous ces tomes des « 1000 Soleils ». S’il y en a plusieurs qui m’attendent toujours, un titre me chicote particulièrement. Un pavé, une bête immense, une créature irréductible prête à avaler le lecteur, son libraire et tous leurs amis.
Moby Dick.
Moby Dick me regarde. Elle m’épie depuis des années. Elle me nargue !
Ces gravures intercalées à même le texte laissent augurer de si bons moments de lecture ! Et plus séduisante encore est l’idée d’une traduction par Jean Giono, dont on raconte qu’il avait une bien piètre connaissance de la langue anglaise ! Claude Gallimard rapportait en effet à Hubert Nyssen une histoire peu banale : Giono aurait demandé à son amie Joan Smith de faire une traduction littérale du texte (presque un mot à mot). Il confia ensuite cette surprenante collection de vocables à son vieux comparse Lucien Jacques afin qu’il en rédige une version plus lisible. C’est à partir de ce texte-là que Giono aurait travaillé. Si la réécriture de Giono le Maître fait parfois référence, et si je ne doute pas qu’elle soit dans un français savoureux, le texte doit être bien différent de ceux proposés par les récents traducteurs de Melville.
Je pourrais spéculer longuement sur ce livre jamais lu. Tout ce temps Moby Dick serait là, à m’observer depuis une sombre masse d’eau salée Elle me préparerait des histoires sur l’obstination des humains, leur haine, leur folie. Leur flagrant manque de contentement.
Au fait, que se passera-t-il exactement dans mon esprit, au moment où j’avouerai ne pas avoir lu un des plus grands romans de l’histoire ? Toute la question est là.
La Question, la Bête me regardent. Elles m’épient depuis des années. Elles me narguent !
De son périple autour du monde, Moby Dick me rapporterait des récits uniques et inépuisables, des odyssées qui font éclater le cadre des conventions, qui font fi des quatrièmes de couverture, des exergues et des odeurs de vieux papier. Des légendes qu’on ne peut trouver que dans le livre jamais lu.
M’attendra-t-elle ?