Non. Je n’ai jamais lu La Peuchère, le tout premier ouvrage – en fait une grosse nouvelle – écrit à dix-sept ans par l’un des deux plumitifs qui me font encore dire aujourd’hui que la langue française, par sa truculence, sa saveur rabelaisienne, son audace et sa gourmandise reste sûrement l’une des plus facétieuses du monde, et l’une des moins farouches. Pourquoi ? Simplement parce qu’elle se laisse pomponner et bricoler comme une voiture des années 1970, avant l’arrivée de cette engeance que les mécaniciens d’aujourd’hui, costumés de blanc comme des techniciens de scènes de crimes, appellent l’« électronique embarquée ». Avec deux sous de jugeote, des connaissances et un outillage limités, tu peux entièrement désosser une phrase, la mettre à nu, scraper l’inutile et la remonter à l’envers sans qu’elle perde pour autant de sa superbe. Mieux ! Elle en sort souvent plus riche, plus corsée ou plus gouleyante. Si après avoir tout remonté il te manque une pièce, ne panique pas. Imite l’auteur de La Peuchère, qui disait : « Quand j’ai besoin d’un mot que ma langue me refuse, je l’invente ! » Et des néologismes (lui, il appelait ça « la langue qui fait ses besoins »), il en a créé des dizaines de milliers au fil de ses deux cent quatre-vingt-huit romans et de ses sept pièces de théâtre, sans parler des trâlées d’ouvrages écrits sous une trentaine de pseudos différents et des dizaines d’adaptations cinématographiques auxquelles il a collaboré. Car le bonhomme reste à ce jour, avec 400 millions de livres vendus, le seul auteur francophone à figurer parmi les dix plus gros vendeurs de livres de la planète. Mieux que ça ! Car s’il avait été traduit en vingt langues, dont le chinois et l’anglais, nul doute qu’il se serait hissé dans les cinq premiers, mais voilà, sa prose, et c’est ce qui en fait la saveur et l’originalité, est totalement intraduisible.
S’il te prend un jour l’idée saugrenue de vouloir convertir en mandarin ou dans la langue de la profiteuse qui vit aux frais de la princesse à Buckingham Palace des romans entiers composés de phrases comme : « J’engloutis, clape de la menteuse, dubitative du chef, reverse un plein godet, le revide et dis : Corrèque ! Je croyais au premier ras bord qu’il était bouchonné » ou encore « Il s’engouffre – de Padirac, Suf corse – dans un couloir sobrement meublé d’un compteur à gaz et d’un VeloSolex », je te souhaite bon courage. Devant cette montagne de difficultés, les traducteurs ont jeté l’éponge. Il y a peu, mon chum Dan Behrman me racontait comment, tout gamin, il a vu son père, de nationalité américaine et vivant à Paris de traduction pour le cinéma, en baver des ronds de chapeaux dans les années 1960 pour adapter dans la langue d’Al Capone les dialogues des films cousus main par Michel Audiard, l’autre monument qui continue d’illuminer ma vie par sa drôlerie et son gros bon sens. Un jour il faudra que je cherche comment le père de Dan a pu traduire : « Je vais lui faire une ordonnance et une sévère Je vais lui montrer qui c’est Raoul. Aux quatre coins de Paris qu’on va le retrouver, éparpillé par petits bouts, façon puzzle. Moi, quand on m’en fait trop je correctionne plus : je dynamite, je disperse, je ventile ! » Aujourd’hui encore, si le blues m’attire dans la ruelle derrière son Heartbreak Hotel, je dégaine mon bréviaire des pensées d’Audiard et pour me requinquer je me fais une ligne de son humour. « On est gouvernés par des lascars qui fixent le prix de la betterave et qui ne sauraient pas faire pousser des radis » ; « Si t’as pas de grand-père banquier, veux-tu me dire à quoi ça sert d’être juif ? » ou encore : « La justice, c’est comme la Sainte Vierge, si on ne la voit pas de temps en temps, le doute s’installe », j’y peux rien, ça me faisait fendre la gaufre dans les années 1960, et ça continue aujourd’hui. Non seulement ses saillies n’ont pas pris une ride, mais l’être humain est en 2010 encore plus englué dans sa bêtise que lorsque j’étais gamin. Comme disait Audiard : « Le jour où la connerie se vendra en tube, y en a qui seront les premiers à s’acheter des brosses à dents ». Près d’un demi-siècle plus tard, je bois du petit lait quand un critique écrit à propos de mon dernier roman que ma « musique est imagée, fleurie, précise, audiardesque ».
Et quand on entretient une passion pour Audiard, on ne peut qu’adorer son alter ego, l’auteur de La Peuchère. L’un ne va pas sans l’autre. Imaginerait-on Rolls sans Royce ou Smith sans Wesson ? Même génération, même gouaille, même arguemuche volé dans la bouche des Apaches surineurs (sans Geronimo ceux-là) du début de l’autre siècle, mêmes outrances et débauches littéraires, mêmes vies d’ours mal léchés consacrées à l’écriture, même fortune dilapidée on ne sait trop comment puisqu’ils consommèrent beaucoup plus de stylos que de cigares et ne prirent quasiment jamais de vacances, dont l’auteur de La Peuchère disait : « Les vacances ? Dès le deuxième jour, l’ennui commence sitôt le petit-déjeuner expédié. On va acheter des cartes postales qu’on adresse à des truffes qui s’ennuient autre part en vous écrivant les mêmes ». Bien que les médias et les biographes les aient catalogués d’« anarchistes de droite » (une expression galvaudée qui dut faire se poiler de rire les asticots de Proudhon dans leur cercueil), ils furent des membres très actifs du parti des je-m’en-foutistes, des goguenards qui regardent cette société mondialisée en châteaux de cartes de crédit sombrer dans un abîme de crétinerie, le parti des fils spirituels de Céline, qui savent, comme le dit si bien Philippe Djian, que « notre grande tragédie aujourd’hui ici-bas est que nous jouons tous dans une farce », sans parler de ce monde « rempli de types qui veulent sauver l’humanité plutôt que de résoudre leurs problèmes personnels ».
Pour des cohortes de gars dans mon genre, qui aujourd’hui font beaucoup plus boomer que baby, le créateur de La Peuchère fut notre Romulus (et Audiard notre Remus), l’un de nos pères fondateurs et un repère spirituel. Bien qu’handicapé d’un bras atrophié, il véhiculait l’image du père qu’on rêvait tous d’avoir, un père aimant et rigolard qui, le soir, quand nous serions rentrés de l’école, se serait détourné de sa machine à écrire (toujours la même IBM à boule) pour plonger dans le nôtre son regard d’un bleu de fjord arctique avant de nous faire gondoler avec ses dernières conneries inventées au cours de la journée.
Adolescent, j’apprenais des paragraphes de ses bouquins par cœur pour faire rire mes copains dans la cour de récréation. Avec des phrases du genre : « Il se décrotta les narines avec une allumette de la Régie française des Tabacs et en ressortit de quoi mastiquer les vitraux de la cathédrale de Reims après la prochaine guerre mondiale », je ne prenais pas grand risque, la rigolade était garantie. À l’école, je me souviens que nous jouions à nous faire peur en nous échangeant ses romans non pas sous le manteau, mais sous la blouse grise, comme s’il s’agissait de magazines pornos. Nous ignorions que nos profs les lisaient tous !
L’auteur de La Peuchère ne m’a pas ouvert à la littérature, Jules Verne, Curwood, Dumas, London et d’autres m’avaient pris par la main avant lui, mais il m’a fait découvrir qu’on pouvait faire rire, et même pisser de rire, avec de simples mots alignés sur une feuille blanche. « Il faut beaucoup de talent pour faire rire avec des mots, disait-il. Mais il faut du génie pour amuser avec des points de suspension » Et le monsieur savait de quoi il retournait. Il s’y entendait également pour te transporter dans des univers d’une noirceur inconnue de la palette des couleurs, au sein de romans que j’appelle « à engrenage », un engrenage qui happe à la fois les personnages et le lecteur, et qui en a fait un des maîtres du genre. Suffit de lire Une gueule comme la mienne, Coma ou encore Les mariolles pour s’en persuader.
Le dernier président lettré de la République française (depuis se sont succédé sur le trône deux bouffons dotés d’une culture d’une huître des Îles-de-la-Madeleine) succomba au charme de sa plume et le convia souvent à dîner. À ses pieds on déposa tous les honneurs, y compris la Légion d’honneur, qu’il refusa. Naturellement. « L’honneur, disait-il, c’est comme les coquilles Saint-Jacques : bien lavé, ça peut resservir. » Même l’Académie française fut contrainte de lui faire les yeux doux après ses collaborations avec Modiano et Roberts. Mais il n’aspirait qu’à une vie simple, loin du tumulte de la ville. Contemplant le monde à travers la fumée de ses havanes, il prenait plaisir à aller acheter sa baguette de pain en Rolls et à se tuer à l’écriture, tantôt d’ouvrages sérieux, qu’il signait de son vrai nom d’insecte hyménoptère, tantôt des aventures totalement flyées de son personnage de commissaire affublé d’un nom de ville texane et d’un adjoint franchouillard, rabelaisien et haut en couleur. À partir de 1950, des histoires abracadabrantesques de ce flic increvable, il en publia quatre ou cinq par an. Et pendant près de cinquante ans ! À chaque sortie de l’une d’elles, ils étaient plus de 140 000 à se ruer dans les librairies. Et encore davantage, quatre fois par an, à acheter ses romans noirs. Aucun autre auteur de langue française n’a jamais suscité un tel engouement.
Et La Peuchère dans tout ça ? me diras-tu. J’ai longtemps cru que cet opuscule publié à compte d’auteur, à Lyon, au début de la guerre, à une époque où la préoccupation des nourritures terrestres l’emportait sur celle de leurs homologues spirituelles, était introuvable. Je me disais qu’une poignée d’aficionados le gardaient, telle une relique, dans l’obscurité d’un coffre-fort. Et un jour, un clic sur Internet m’a appris qu’on le trouvait partout. Comment la première œuvre du Français (devenu suisse) qui a vendu le plus de livres dans le monde pouvait-elle être introuvable ? Quel naïf je faisais ! Avec une couverture singeant celle de la collection « Blanche » de Gallimard, l’ouvrage est là, à portée de clavier d’ordinateur. Il me suffirait de peser sur une touche pour que mon facteur, tel un gentil retriever, me l’apporte. J’ai enquêté sur La Peuchère. À l’époque de sa publication, son auteur fréquentait assidûment la faune cosmopolite de La Ferme, un débit de boisson, dont Léon, le patron, était un fou furieux. À des soldats allemands accotés au bar, il montra sa carte du Parti communiste, une dinguerie qui suffisait à t’expédier direct chez Klaus Barbie, le chef de la Gestapo lyonnaise. Et il dit aux Boches : « Votre Führer, j’me le colle au train ! Ici, en France, quand on tend le bras, c’est seulement pour savoir s’il pleut ! » Léon hébergeait aussi des Juifs. On était au début de la guerre, avant le durcissement des lois antijuives de Vichy et les grandes rafles, mais tout de même. Alors que des Fridolins lui faisaient remarquer ses douteuses fréquentations, Léon leur répliqua : « Pourquoi tant de haine imbécile pour des types auxquels on a scalpé le mohican ? Tiens, pour votre peine, vous allez leur payer un coup à boire ! » Un énergumène courageux qui disait « scalper le mohican » pour parler de circoncision ne pouvait que fasciner un auteur débutant.
Alors vois-tu, c’est tellement désarmant de facilité de se procurer La Peuchère, que j’hésite encore. Je me dis que le trouver, par hasard, jauni, abîmé, les pages écornées, mal en point, chez un bouquiniste d’ici ou d’ailleurs, ça aurait quand même une autre gueule que de le commander d’un clic sur Amazon. Je préfère faire confiance à la Providence.
Écrivain, traducteur et parolier, Luc Baranger, né à Trélazé, dans l’ouest de la France, a séjourné et exercé plusieurs métiers en Angleterre, en Suisse, aux États-Unis, dans l’océan Indien, le Pacifique Sud avant de s’installer une seconde fois au Québec dans les années 2000. Dans ses 13 romans et recueils de nouvelles, il explore différentes facettes de l’injustice sociale. Passionné de blues et de rock and roll, il a écrit pour Paul Personne et Nico Wayne Toussaint. Il a aussi traduit plus de 35 romans américains pour Gallimard, Calmann-Lévy, Flammarion, Lattès, etc.