Je devais avoir reçu quelques dollars pour Noël ou en reconnaissance de bons résultats scolaires. Je ne me souviens plus très bien. Pas plus que je ne me souviens du chemin entre la maison et la librairie René-Martin, rue Saint-Viateur à Joliette. Celle-là même que je fréquente toujours très régulièrement, près de 40 ans plus tard. Six coins de rue, en ligne droite depuis la maison familiale, que j’ai dû marcher dans la plus totale fébrilité. Mais je me souviens parfaitement d’être revenue, fière et émue, avec un sac contenant un livre. Le tout premier que j’achetais. Moi-même, toute seule, et avec les sous que j’avais économisés rien que pour cela. Un petit livre d’un peu moins d’un pouce d’épaisseur, quatre de hauteur et trois de largeur – les mesures que nous utilisions alors et que je m’entête à préférer au système métrique – : Il suffit d’un nuage de Didier Decoin dans la collection « Mlle Âge Tendre » des éditions françaises Odège Filipacchi. Cette année-là, une douzaine d’autres titres de cette même collection ont suivi. Je courais à la librairie dès que j’avais assez d’argent pour en acheter un ou deux. J’avais onze ans, et je commençais ma bibliothèque.
Ces douze petits livres de « Mlle Âge Tendre », je les ai toujours. Empilés les uns sur les autres sur une étagère de la bibliothèque, à côté de quelques autres titres pour la jeunesse achetés beaucoup plus récemment. Ils m’ont suivie d’un appartement à l’autre, d’une ville à l’autre. D’une vie à l’autre. Je n’ai qu’à tendre la main pour attraper Il suffit d’un nuage ou Pop rose de Maud Morel et tout l’émerveillement de l’enfance me revient aussitôt. Celui de la grande découverte : les livres.
Pourtant, je ne garde pas tout. Loin de là. Depuis mes onze ans, bien des livres sont apparus dans l’une ou l’autre de mes bibliothèques de fortune : le petit meuble de rangement en métal blanc aux portes coulissantes qui grinçaient, les incontournables tablettes de bois clair appuyées sur des briques rouges et l’unité murale toute noire où les livres essayaient de garder la tête haute parmi les magazines, la verrerie, les disques, les cassettes, le lecteur de musique, la télévision et les souvenirs de voyage. Un très grand nombre sont restés ; plusieurs ont cependant disparu. Des livres prêtés et jamais rendus. Perdus au hasard d’un déménagement. Ou donnés, tout simplement. Parce que cette lecture m’avait déçue. Et parce qu’il faut bien faire de la place parfois. Pour d’autres livres. D’autres bouts de vie.
Ma bibliothèque d’aujourd’hui remplit un mur complet de ma pièce de travail. Elle raconte une histoire. Et toutes mes contradictions. Car si j’y ai très souvent, et sans aucun regret, créé de l’espace pour du neuf, j’y conserve aussi quelques titres immuables. Presque religieusement. Qui ont échappé à tous les grands ménages, toutes les pertes et tous les déménagements.
Assise à mon bureau, je parcours des yeux les étagères où les livres sont rassemblés en sections qui n’ont de sens que pour moi – par exemple, la section de l’Europe du Nord où se côtoient des romans d’écrivains hollandais, belges, scandinaves, polonais et russes (les auteurs allemands ? bizarrement, ils sont avec les irlandais et les britanniques rien à comprendre, vous dis-je) avec des guides de voyage, des cartes, des dictionnaires ou des essais sur ces mêmes pays. Je repère ceux que je n’ai encore jamais lus. Sur l’étagère de l’Europe du Nord, justement, deux ou trois titres du Hollandais Cees Nooteboom. Sur celle des écrivains québécois, Hadassa de Myriam Beaudoin et Cartes postales de l’enfer de Neil Bissoondath. Du côté de la France, Les mains libres de Jeanne Benameur. Des États-Unis, quelques titres de Russell Banks. De la Grande-Bretagne, plusieurs romans d’Anita Brookner. Du Canada anglais, The Time in Between de David Bergen. Mais je ne m’inquiète pas. Je tourne autour de temps en temps, en choisit un au gré de mes humeurs et du temps que me laissent mes autres lectures obligatoires, pourrais-je dire. Celles pour des commentaires de lecture, celles pour les documentaires dont je fais la recherche et le scénario ou celles qui ont un lien avec mes projets d’écriture comme, par exemple, le journal intime de Frida Kahlo lorsque je travaillais sur Les murs blancs ou un essai sur les croyances, la culture et la société vietnamiennes lorsque j’écrivais Ha Long.
Sur certaines étagères, je cherche vainement un titre que je n’aurais jamais ou pas encore lu. Tiens ! j’ai lu tous les livres de la section mexicaine. Ceux du reste de l’Amérique du Sud. Et encore tous ceux de la section vietnamienne. De même que tous les polars scandinaves et les livres de voyage. Et puis, mes yeux tombent sur la section italienne
Là, toujours selon cet ordre tout à fait personnel, se côtoient plusieurs romans et recueils de nouvelles d’Antonio Tabucchi dont le magnifique Nocturne indien lu et vu plus d’une fois dans son adaptation cinématographique, les romans vénitiens de Paolo Pasinetti, des polars de Fruttero et Lucentini, un Bassani, un Rosetta Loy et quelques Daniele del Giudice dont Le stade de Wimbeldon qui m’avait fait une si forte impression, les Esquisses vénitiennes d’Henri de Régnier, des guides sur la Toscane, Rome, Venise et la Sicile, quelques romans d’Alberto Moravia, de Giuseppe Berto et de la Québécoise Lisa Carducci en italien, The Venetian Hours, un essai abondamment illustré sur la période vénitienne d’artistes britanniques, une grammaire et trois dictionnaires, dont un tout amoché rescapé de mes cours d’italien à l’Université du Québec à Montréal, le livre de propos de table et recettes de Jean Clausel, Venise exquise, des poèmes du Québécois Antonio D’Alfonso, un cédérom avec livret sur la Renaissance italienne, un autre sur la musique au temps de Vivaldi, et d’autres romans encore de Niccolò Ammaniti, Cristina Comencini, Italo Svevo Autant de livres sur l’Italie que d’écrivains italiens que j’ai lus et relus, que je n’ai pas encore ouverts et le seul, dans toute ma bibliothèque, que je ne lirai sans doute jamais mais dont je ne me décide toujours pas à me défaire depuis plus de vingt ans. Publié chez Grasset en 1983, il est l’œuvre d’un écrivain français au nom de famille de récente ou lointaine origine italienne, je ne sais : Scarpetta. Guy Scarpetta. Un roman, dont le titre est tout simplement : L’Italie.
Je l’ouvre, pour la centième fois peut-être depuis 1988, année où je l’ai acheté et que j’ai bien sûr, comme toujours, indiquée sur la première page. Sur la page titre : L’Italie. En dessous : roman. Hum tentant. Puis, à la page suivante, une citation de Mallarmé : « La destruction fut ma Béatrice ». Un nuage passe sur mon envie de m’y plonger. Puis : « Première partie. Venise ». Ah ! mais Venise, comment résister à ce seul nom ? Alors, comme je le fais toujours aussi, je lis la première phrase – « Vous commencez le voyage en Italie ». Très courte, simple, qui me donne, de fait, bien envie de commencer ce voyage livresque dans ce gros roman de 479 pages. Puis, je me rends justement à cette ultime page lire la toute dernière phrase, plus longue, complexe : « Et j’avais été dispersion, et laboratoire, – machine enregistreuse et opéra, crible et rayonnement, brûlure et écran, – et je roulais maintenant de l’autre côté du temps comme une inscription lumineuse, – et la voix qui disait, le feu emporte tout, – vient à la vie par la mort de la terre, – grondement roulant, simulacre et lumière, – happé par le souffle au fond du cratère ». Ce n’est plus seulement un nuage qui passe, mais une ondée glaciale qui tombe soudain.
Bon, voyons voir Que dit la quatrième de couverture déjà ? « Journal de voyage, plongée dans l’Italie d’hier et d’aujourd’hui, avec ses villes, ses paysages, sa musique, sa lumière ; descente aux Enfers ; ‘remake’ du mythe d’Orphée ; récit de science-fiction ; méditation métaphysique et religieuse ; série d’aventures sexuelles ; autobiographie transposée, ce livre est tout cela et beaucoup plus. Visionnaire, apocalyptique, c’est le vrai roman de notre monde, sans fin traversé d’ondes et de reflets. » Mon impression reste ambivalente, mitigée. J’ai une faiblesse pour le journal de voyage et le mythe mais n’ai pas une grande affinité avec la science-fiction et l’autobiographie. L’éditeur précise bien « transposée » mais faut voir Et puis, je suis assez allergique aux « remake », y compris au mot même. Apparemment, le roman hybride de Scarpetta reflète un rythme symphonique : allegro à Venise, moderato en Toscane, andante à Naples et adagio en Sicile. Apparemment aussi, outre le narrateur, les personnages s’appellent Dante, Mozart, Pound, Pietro della Francesca. Selon l’éditeur encore, ce roman serait l’équivalent moderne du voyage d’outre-tombe tel que raconté dans l’Enéide, la Divine comédie ou l’opéra Orfeo de Monteverdi. Cela ne me convainc pas vraiment : outre l’extraordinaire personnage de la fille morte dans L’ingratitude de Ying Chen et quelques rares autres, les narrateurs qui nous parlent depuis l’au-delà ne m’emballent pas.
De Guy Scarpetta, l’éditeur nous dit peu de choses. Il est né en 1946, enseignait le cinéma et la littérature à l’Université de Reims au moment de la publication du roman et il collaborait à la revue d’art moderne Art Press et au Nouvel Observateur. Fait-il encore tout cela ? Une rapide recherche sur Internet m’apprend qu’il est toujours critique littéraire pour le Nouvel Obs mais qu’il n’enseignerait plus ; par ailleurs, depuis L’Italie, il a publié deux romans, La suite lyrique et, en 2008, La Guimard, de même que trois essais, L’impureté, Pour le plaisir et L’âge d’or du roman dont au moins un écrivain et professeur, si ma mémoire ne me joue pas de vilains tours, m’a déjà parlé de façon très positive. Sans doute alors n’ai-je pas appréhendé l’univers de Scarpetta de la meilleure façon. Peut-être aurais-je davantage apprécié son essai ? Peu d’écrivains nous séduisent de bout en bout. D’un, on aime la poésie mais pas les romans. De l’autre, au contraire, on savoure l’œuvre romanesque mais les essais ou les récits de voyage, bah D’un troisième, on plongera avec bonheur dans les nouvelles et les essais mais on dédaignera le reste. C’est ainsi que, si me plaisent énormément les petits romans très courts et denses de Nina Berberova, le ton un peu prétentieux de son autobiographie C’est moi qui souligne a failli me faire lâcher le livre à maintes reprises, ou que j’attends toujours avec impatience un nouveau roman de la Canadienne Jane Urquhart dont la poésie me laisse indifférente – alors que, chez les Québécois, j’apprécie tout autant l’œuvre poétique et romanesque de Louise Dupré, d’Élise Turcotte et de Donald Alarie mais je crois bien qu’ils figurent parmi les rares dans ce cas. Bref, pour en revenir à Scarpetta, peut-être que, si j’avais commencé par L’âge d’or du roman
Mais voilà, à la fin des années 1980, au moment où j’ai acheté son premier roman, ce n’est pas le nom de l’auteur qui a capté mon attention. C’est ce titre, tout simple et pourtant si plein, dense, intense, débordant : L’Italie. Du pays, j’en revenais alors pour la deuxième fois. J’avais appris la langue. Je lisais avec voracité tous les écrivains de la péninsule qui me tombaient sous la main. Je songeais déjà à un troisième séjour, plus long, beaucoup plus au sud de la botte italienne, peut-être en Sicile.
Et puis, comme pour tout le monde, la vie a continué. Il y a eu d’autres projets, d’autres voyages, d’autres découvertes littéraires. Dans mon palmarès, l’étoile italienne a un peu pâli. J’ai troqué Svevo, Pasinetti, Tabucchi et tous les autres pour l’Espagnol Antonio Muñoz Molina, le Suédois Göran Tunström, la Japonaise Yoko Ogawa, la Néerlandaise Anna Enquist, le Guadeloupéen Daniel Maximin, la Norvégienne Herbjørg Wassmo, la Française d’origine canadienne Nancy Huston, la Canadienne anglaise Margaret Laurence, la Vietnamienne Duong Thi Phuong, quelques incontournables de la littérature mondiale – Hemingway, Tchekhov, Gabrielle Roy, E. M. Forster, Romain Gary, Anne Hébert, Lawrence Durrell – et beaucoup beaucoup de Québécois : Sylvie Massicotte, Aude, Hélène Rioux, Tecia Werbowski, Jean Pierre Girard, Jean Barbe, Louis Hamelin, Aki Shimazaki, Monique Proulx, Dany Laferrière, pour ne nommer que ceux-là, sans oublier Jacques Poulin encore et toujours. Depuis des années maintenant, je ne suis plus la production littéraire italienne. Je ne me rappelle plus la dernière fois où j’ai acheté ou emprunté à la bibliothèque un roman d’un écrivain italien. Si je comprends et lis encore la langue, faute de la parler trop peu souvent, mes phrases deviennent une sorte de salade mixte avec autant de termes français et espagnols, saupoudrés d’un peu d’anglais, que de mots italiens. L’envie de m’envoler de nouveau vers l’Italie ne m’a pas complètement quittée, mais elle n’est plus aussi prégnante. Outre le Portugal, me séduit davantage le désir de découvrir le nord de l’Europe : l’Irlande, les îles britanniques, la Belgique et les Pays-Bas, la Suède, Copenhague, Helsinki et Saint-Pétersbourg.
Alors, qu’ai-je à faire de ce roman que je n’ai jamais lu et que je ne lirai pas ? Pourquoi le garder dans ma bibliothèque, à portée de main et de regard ? Comme les petits bouquins de la collection « Mlle Âge Tendre » me ramènent à l’enfance et à la fabuleuse plongée dans l’univers des livres – les miens, ceux que je pouvais toucher, dont j’aimais alors tout autant les univers que l’objet –, L’Italie me rend, en l’espace d’un cillement (pour reprendre le titre même d’un très beau roman de Jacques Stephen Alexis), la lumière sur la lagune après l’orage, l’odeur des lauriers-roses dans une petite rue de Vérone, les Botticelli du Musée des Offices et, surtout, la ferveur de cette période où j’ai vraiment commencé à écrire.