Comment réussir à parler d’un seul livre ? Ça tient de l’impossible. D’entrée de jeu, je vous annonce que je vais tricher. Je parlerai de vingt titres plutôt qu’un, voilà ! Ma tricherie n’est pas trop grave puisqu’il s’agit d’une série, celle des Rougon-Macquart d’Émile Zola.
Plusieurs croiront que je mens en faisant ce choix. On dira que j’ai certainement lu un des vingt tomes qui composent cette série. Eh bien, non ! J’ai toujours résisté à l’envie de lire un des Rougon au hasard. Le « hasard », c’est un bien grand mot. À certaines périodes de ma vie, il aurait été tentant de plonger dans les titres les plus connus comme L’assommoir, Au bonheur des dames et l’incontournable Germinal qui ne m’a jamais été imposé dans mes cours de littérature. J’ai eu de la chance, je l’admets, car Germinal arrive en treizième dans cette longue série. J’aurais été plutôt déçu de commencer par ce titre au positionnement malchanceux.
Mais ce n’est pas une raison. La vraie, c’est que je me suis juré de lire la série des Rougon-Macquart dans l’ordre chronologique.
Traitez-moi de zélé ou de maniaque, qu’est-ce que vous voulez, côté lecture, je suis du genre à me lancer des défis. Celui des Rougon en est un et il est de taille. D’ailleurs, ça peut paraître étrange, mais il n’a pas toujours fait l’affaire de mon entourage. Même si ça ne les regardait pas, mes amis ont plutôt mal réagi quand je leur ai fait part de ce projet littéraire. Mon idée, qui passait pour saugrenue, m’a presque attiré des ennuis avec certains d’entre eux. Et j’exagère, mais à peine. J’ai eu plusieurs échanges musclés sur le sujet des Rougon-Macquart.
Une simple lubie de lecteur s’est transformée en un combat douteux. Mes irréductibles amis n’acceptaient pas du tout mon plan de lecture. L’argument majeur qu’on me servait, pour me convaincre de ne pas me lancer dans un projet aussi débile, était de me dire que les romans étaient indépendants les uns des autres même si on gravitait toujours autour d’une famille, celle des Rougon-Macquart. Zola l’avait voulu ainsi. Chacun y allait en énumérant des titres qu’il avait lus : Le ventre de Paris, Nana, Pot-Bouille, L’œuvre, La Terre, etc. Aucun n’avait lu La fortune des Rougon, celui qui ouvre le bal de cette saga.
Selon moi, le problème, le leur, se situe là. Ils avaient complètement passé à côté de la pierre d’assise de ce projet littéraire des plus ambitieux. Difficile de revenir en arrière, surtout lorsqu’on est le moindrement orgueilleux. Plutôt que d’avoir l’honnêteté intellectuelle d’avouer leur faute, ils ont tous fini par me dire que ce titre ne valait pas la peine, que c’était apparemment un des moins bons des Rougon. Soit ! Est-ce une raison suffisante pour me faire changer d’idée ? Quand on a la tête dure comme la mienne, la réponse est non.
Évidemment, l’effet que ça a toujours eu sur moi a été de renforcer ma volonté de réaliser un jour mon défi de lecture. J’ai tiré avantage de ce conflit absurde. Dès que j’en avais l’occasion, je me vantais de n’avoir lu aucun des titres de la série. C’était un peu audacieux comme attitude puisque j’avouais du même coup que je n’avais jamais lu le grand Émile Zola. La réplique ne tardait pas. Comment un intellectuel peut-il se targuer de n’avoir jamais lu Zola ? Devant mon arrogance, la question valait la peine d’être posée et le coup portait. Tout de même un peu blessé dans mon amour-propre, je tenais mon bout. L’argument que je leur servais c et que je pourrais leur servir encore
Réplique à M. Ab der Halden
[…] Et d’abord, vous affirmez l’existence d’une littérature canadienne-française. Quelle preuve en donnez-vous ? Que Gaspé, Garneau, Crémazie et Buies ont laissé des pages de mérite Je n’ai jamais prétendu autre chose de ma vie, Monsieur, j’ai seulement dit qu’une douzaine de bons ouvrages de troisième ordre ne font pas plus une littérature qu’une hirondelle ne fait le printemps. […] Voilà le grand mal, Monsieur, et d’où découlent tous les autres. Voilà le grand obstacle à la création d’une littérature canadienne-française. […] Nos gens – et je parle des plus passables, de ceux qui ont fait des études secondaires – ne savent pas lire. Ils ignorent tous les auteurs français contemporains. Les sept-huitièmes d’entre eux n’ont jamais lu deux pages de Victor Hugo et ignorent jusqu’au nom de Taine. […] Ils n’aiment pas à lire, ils sont fort occupés par leurs affaires professionnelles. Ils n’ont pas de goût. Le sens des choses de l’esprit leur manque.
Examen de conscience
Aussi longtemps que les Canadiens français resteront plongés dans l’abrutissement où les tiennent leurs journaux ; aussi longtemps qu’ils porteront ce joug d’ignorance et de fanatisme, il ne servira de rien de renverser les ministères. […] Mais enfin, quand vous aurez changé de gouvernants, où en serez-vous si vous n’avez pas aussi développé parmi nos populations le sens du devoir civique. […] Le mal dont nous souffrons exige en effet plus que des changements de ministères. Il est profond et touche à la source même de notre vie nationale.
était toujours le même : « Je n’en ai encore lu AUCUN ! Pourquoi je ne pourrais pas commencer par le premier ? »
Je ne sais pourquoi, j’avais l’air de les irriter dans mon entêtement à vouloir les lire dans l’ordre. Ça les mettait parfois hors d’eux-mêmes.
En fait, avec le recul, je sais pourquoi. Mes amis m’enviaient. Ils m’enviaient car ils avaient été contraints d’en lire quelques-uns dans le cadre de leurs études ou ils n’avaient tout simplement pas fait gaffe à l’ordre chronologique des ouvrages. Et, on ne me l’a jamais avoué, je suis certain que plusieurs d’entre eux auraient aimé faire comme moi.
Mais c’est de l’histoire ancienne. Je ne suis plus en mesure de leur faire la leçon. Ce projet, qui n’a jamais abouti, date de trop nombreuses années pour que je puisse maintenant me vanter de quoi que ce soit sans avoir l’air ridicule. Une fois, une seule fois, j’ai failli entamer ce marathon de lecture. C’était juste après avoir fini de lire À la recherche du temps perdu de Proust. Fier de moi, je voulais sans doute replonger dans un autre exercice digne de ce monument de la littérature française. Si j’avais mis deux ans à lire la Recherche en dilettante, combien de temps allais-je consacrer aux Rougon ?
Qu’à cela ne tienne, j’étais déterminé.
Je me suis empressé d’aller à la librairie d’occasion près de chez moi pour acheter La fortune des Rougon. Comble de chance, coincé entre plusieurs exemplaires du fameux Germinal, il traînait dans les rayons. En rentrant à la maison, je m’en souviens très bien, je l’ai ouvert méticuleusement comme s’il s’agissait d’un trésor. Je l’ai feuilleté longuement pour me mettre en appétit et me donner du courage. J’ai pris le temps de regarder la chronologie. J’ai même lu quelques passages de l’introduction. Et Et j’ai eu la chienne. J’ai refermé le livre et je l’ai rangé dans la bibliothèque.
Mon expérience s’est arrêtée là. Je devais me rendre à l’évidence : il fallait que je digère À la recherche. Je n’ai plus touché à La fortune des Rougon depuis tout ce temps. Pire, je n’ai jamais repensé à mon défi. Ça m’est revenu en pensant à cette chronique.
En y réfléchissant à nouveau, une certitude demeure : je veux toujours lire les Rougon-Macquart dans l’ordre, du premier au dernier.
Quand le ferais-je ? Je ne sais pas. C’est peut-être un beau projet de lecture pour mes vieux jours lorsque l’heure de la retraite aura sonné ?
C’est ce que je me dis. Je disais ça pour Proust aussi. Je suis sans doute déjà vieux sans que je le sache réellement. Je devrais m’y atteler tout de suite. Vingt livres, il faut quand même y mettre le temps. Si je n’en lisais qu’un seul par année, j’y mettrais vingt ans. J’aurais terminé juste avant la retraite.
C’est drôle mais d’en parler comme ça me donne vraiment le goût de passer à l’acte. Et si je battais le fer pendant qu’il est chaud en faisant l’effort d’aller chercher La fortune des Rougon dans ma bibliothèque ! Je pourrais le prendre, le feuilleter, regarder attentivement la chronologie, commencer à lire l’introduction pour enfin plonger dans cette grande aventure littéraire qui m’attend depuis trop longtemps.