De nos jours, on visite le camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau en silence. Comment se frotter à l’insoutenable sans une boule dans la gorge ? Ces baraques, ces barbelés, ce chemin de fer sur lequel les locomotives, pendant la Seconde Guerre mondiale, déversaient leur bétail humain qu’on dirigeait directement vers les chambres à gaz sous prétexte de leur faire prendre une douche. Comment oublier ces contenants remplis de cheveux, boucles d’or, tresses ou mèches grises, ces milliers de paires de souliers usés, immobilisés brutalement sur le chemin du destin ? Un destin innommable fabriqué de main d’hommes
Je suis revenue de Varsovie confuse et écœurée. Les grandeurs de l’humanité n’ont d’égales que les horreurs qu’elle peut produire. J’ai perdu la foi en elle, elle est capable des pires ignominies, il n’y a, d’ailleurs, qu’à écouter les nouvelles à la télé chaque jour… J’ai eu envie de me réfugier dans ma bulle, dans mon petit univers à moi si confortable et douillet. Et que le diable emporte l’homme et son Histoire !
J’avais oublié que des fleurs peuvent pousser dans le désert et même parmi les détritus. En époussetant ma bibliothèque peu après mon retour, voilà que je découvre le récit de Martin Gray, Au nom de tous les miens, publié en 1971 chez Laffont. Une amie me l’avait offert à l’époque, et comme je penchais déjà pour la politique de l’autruche et le confort de la bulle, j’avais négligé de me taper ces quatre cents pages pathétiques racontant le drame d’un juif réchappé de l’Holocauste.
Je me leurrais. Ce livre que je n’avais jamais lu et que je viens de dévorer m’a réconciliée avec l’humanité. J’y ai découvert un grand homme qui nous mène aux extrêmes de la grandeur et de la bassesse que peut atteindre l’être humain. Si la mort est au rendez-vous dans chacune des pages de son témoignage, on y retrouve surtout la vie, plus forte que tout. Aussi passionnant que dégoûtant, aussi déchirant que bouleversant, émouvant à la limite du supportable, on découvre cet ouvrage avec autant d’indignation que d’admiration, d’un bout à l’autre, sans pouvoir le quitter. Ce livre m’habitera pour le reste de mes jours parce qu’il traite de l’essentiel.
Dans une langue simple, sensible et imagée, Martin Gray réussit à nous entraîner, dès les premières lignes, non seulement au cœur de son histoire mais au cœur de lui-même, au niveau de ses émotions profondes. L’acuité de sa douleur, en même temps que la force de sa détermination, sa soif de vivre et de sauver les siens à tout prix suffisent à justifier la surabondance d’actes héroïques. Au nom de tous les miens ne fait pas que décrire des événements et des situations, il les fait vivre au lecteur, de l’intérieur. Tout au long du récit, des pensées, des analogies, des métaphores, des conseils de son père reviennent inlassablement, toujours les mêmes, tel un leitmotiv, pour alimenter l’incroyable obstination de l’auteur pour s’en sortir, afin de témoigner au monde entier du sort réservé à sa race. Cette dimension humaine, dans un univers absolument sauvage, fait de cette biographie un hymne à la vie, l’incroyable histoire d’amour d’un homme pour tous les siens.
« Je suis né avec la guerre ». Ainsi commence l’auteur, jeune Juif de quatorze ans, prisonnier du ghetto de Varsovie avec sa mère et ses jeunes frères. À l’instar de son père, Martin combat pour la survie. Dans les rues, il voit des hommes devenir des bêtes, se dénoncer, se battre, s’entretuer, se suicider. Il risque sa vie et s’associe à des truands pour nourrir les siens. Malgré ses premiers « pourquoi », ses forces s’ébauchent et grandissent : enregistrer tout ce qu’il voit, savoir qu’il peut acheter un homme, réfléchir plus vite que les autres, toujours saisir la première chance, ne jamais reculer dans ce ghetto polonais où l’on meurt pour un mot ou un regard, où l’on crève de faim et de froid, où le typhus menace.
C’est le règne d’une folie barbare et déchaînée, soumise à la lubie des SS allemands et des policiers polonais, où les secondes se mesurent en vies humaines. « Possible, impossible, ces mots n’avaient plus aucun sens » Un séjour en prison n’arrête pas Martin, ni les risques de mort. Il ne songe qu’à recommencer. La rencontre de Zofia lui apprend l’amour, mais la blonde amoureuse sera fusillée avec son oncle, quelque temps après. Voulant la venger sur un soldat allemand, il tente de l’étrangler. C’est là qu’il sent la vie recommencer à sourdre, bruissante, violente, haineuse : la vengeance. Stimulante, fortifiante, la colère le maintiendra sur sa trajectoire de vie jusqu’à la fin de la guerre. Au camp de Treblinka commence un autre temps. L’auteur affirme qu’il lui faudrait une autre voix, d’autres mots, afin que chaque lettre d’un mot dise toute la beauté d’une vie, des milliers de vies qui vont y disparaître. Pour dire le regard de sa mère, et les doigts de ses frères qui s’accrochent à lui à la sortie des wagons, et les cheveux de Rivka, la jeune fille égarée. Pour dire les siens déjà perdus, triés, condamnés, disparus dans la foule, les siens qu’il ne reverra jamais Martin, chargé de transporter les cadavres dans le trou creusé par la grande excavatrice au bruit infernal, se bat pour ne pas perdre la raison. « Je n’avais qu’un moyen, répéter ces mots : vivre, vivre au nom de tous les miens, vivre pour me venger et pour dire au monde que Treblinka, c’est la mort. »
Échappé miraculeusement de ce lieu infernal, Martin retrouve son père et le voit mourir, fusillé par les SS. Debout sur les ruines du ghetto en flammes, il jure de faire revivre son peuple à chaque matin avec le début du jour, tous ceux du ghetto, pour qu’ils soient en lui et partagent sa vie. Mais il est confronté à l’indifférence des uns, l’égoïsme des autres, à l’incrédulité devant ce qu’il raconte, cette inconscience qui tue ses frères une deuxième fois.
Il rejoint finalement l’Armée rouge et, fort du souvenir de son père, il traque les bourreaux jusqu’à Berlin mais réalise que les tortionnaires ne sont pas seulement allemands. Il refuse de se comporter comme une bête, la vérité se brouille, la revanche lui semble amère. Les officiers russes défigurent sa vengeance, ils la pervertissent. « Si aucun des systèmes organisés par les hommes qu’on voit passer en limousine noire ne me convient, je fonderai mon système, mon organisation, ma famille, une femme, des fils autour de moi, tous groupés comme dans une forteresse, liés entre nous par le sang et l’amour. » Ne pouvant s’habituer aux vies futiles tournant autour de lui, à la fin de la guerre, Martin décide de se rendre en Amérique pour retrouver sa grand-mère. Et pour ériger sa forteresse.
Tout gagner ou tout perdre constitue sa seule règle. Il lui faut serrer les dents, construire pierre par pierre son mur de sécurité. Ne pas se laisser submerger par les souvenirs du passé, ne pas laisser les fosses se rouvrir, ne pas entendre les voix, les noms, les lieux qui le hantent, et les bourreaux rencontrés partout de chaque côté des frontières. Devenu antiquaire et importateur international, il se sent seul, entouré d’objets inertes. Il éprouve de plus en plus de mal à diriger sa vie.
La rencontre avec Dina lui apportera enfin la paix, la joie, l’amour. Il peut prendre la belle Hollandaise contre lui, elle n’est pas menacée par la guerre. Treblinka ne l’attend pas. Elle lui donnera des enfants. « Je voulais ces enfants, ils seraient la revanche de tous les miens, le sourire de mère et de Mama (grand-mère), la force de père, je voulais ces enfants à l’image de Dina, pour la retrouver, les retrouver, pour nouer la chaîne entre les miens, elle, moi, l’avenir. » Dans leur domaine champêtre, sur la côte d’Azur, il connaîtra avec elle et leurs quatre enfants le vrai bonheur, enfin.
Mais le destin le guette à nouveau, au détour. Un mur franchi en amène un autre, rien n’est jamais définitivement gagné. Dina périt avec les quatre enfants dans un incendie qui ruine leur propriété. On empêche Martin de se tuer. Pourquoi deux fois les siens ? Pourquoi encore lui ? Pourquoi, pourquoi
Ces pourquoi, je me les suis posés moi-même dernièrement, un petit matin gris, devant le mur d’Auschwitz
Mais tranquillement, l’homme se relève, reprend son combat, sa guerre au nom de tous les siens. Il crie son deuil, montre ses morts, dit sa vie, cet enchaînement de folies, de hasards, de malheurs. « Je ne veux pas que Dina, que mes enfants soient morts pour rien, je ne veux pas qu’on les oublie, je veux que leur avenir soit de mettre en garde, de sauver Je marche encore, je ne veux pas vivre que pour moi. » En quelques mois, Martin Gray met sur pied la Fondation Dina Gray pour la protection de la nature. Puis il entreprend la rédaction de nombreux autres bouquins.
L’un d’eux m’a rejointe et immensément touchée : Au nom de tous les miens, le livre le plus impressionnant que j’aie jamais lu. Il se démarque non seulement par son sujet bien particulier, le rythme effréné de ses actions, l’intensité des émotions qu’il déclenche, mais surtout parce qu’il constitue un document humain majeur. Ce récit ramène les choses à leur juste valeur et constitue un précieux objet de réflexion. Il démontre le pouvoir d’un homme face aux bourreaux qui ne manquent jamais d’exister dans l’Histoire et partout dans le monde. Martin Gray a su se tenir debout, malgré les déchirures, dans un univers rejoignant les pôles extrêmes du malheur et du bonheur. En comparant les petites déceptions de la vie quotidienne aux écueils de sa vie, on ne peut s’empêcher d’en retirer force et courage, et de consolider sa foi en l’homme. Malgré tout Les lecteurs l’ont bien compris, qui en ont fait un best-seller dès sa parution.
En m’arrêtant, le cœur serré, devant le monument situé à l’entrée du camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau, je m’étais recueillie longuement, méditant sur le message qu’il portait : « Que ce lieu où les nazis ont assassiné un million et demi d’hommes, de femmes et d’enfants, en majorité des Juifs de divers pays d’Europe, soit à jamais pour l’humanité un cri de désespoir et un avertissement ».
À sa manière, Martin Gray a largement contribué à rendre ce message encore plus vivant. Il a rappelé que l’espoir existe toujours, et je l’en remercie. S’il ne reste plus rien maintenant du ghetto et si les baraques d’Auschwitz sont dorénavant désertes, le souvenir demeure, à jamais cristallisé par Au nom de tous les miens. Ces lignes devraient servir de leçon à l’humanité. Pour que l’on sache. Et pour que l’on n’oublie pas.
Pour ma part, je n’oublierai jamais.