Qu’était au juste François Augiéras (1925-1971) : un médium, un déséquilibré, un précurseur génial ou un anticonformiste suspect ? Individu tout aussi flamboyant qu’inclassable, il mena du même souffle sa démarche créatrice et son aventure spirituelle.
Écrivain, peintre, mystique sensuel et nomade, il mourut des suites d’un infarctus à seulement quarante-six ans. « On ne fréquente pas impunément les étoiles », observe à son propos le romancier et biographe Jean Chalon, son admirateur et son ayant droit, qui ne lésine pas sur les superlatifs : Augiéras n’aurait écrit, selon lui, que des chefs-d’œuvre.
Chefs-d’œuvre ou pas, les textes de François Augiéras ne sauraient laisser de glace le lecteur le plus endurci. Peut-être pas au point de faire passer le marquis de Sade pour un enfant de chœur, mais n’empêche, par les sujets qu’il affectionne, Augiéras montre qu’il n’a jamais reculé devant le scandale. Le vieillard et l’enfant (1954), son œuvre maîtresse, raconte la domination sexuelle d’un jeune Arabe par un vieux colonel méhariste. Dans Le voyage des morts (1959), le narrateur ne fait pas mystère de son « amour » des garçons, ni de son penchant pour les jeunes filles et les animaux. Autre aspect troublant, Augiéras puisait son inspiration dans sa vie et privilégiait la narration de type autobiographique. Pourtant, si elle est ouvertement provocatrice et scabreuse, l’œuvre d’Augiéras ne se complaît pas non plus dans l’obscénité. Elle procède plutôt d’un esprit prodigieusement affranchi de toute barrière morale. Le contraste n’en devient que plus saisissant avec le style d’Augiéras, ciselé et concis, plus proche des prosateurs du XVIIIe siècle que de Louis-Ferdinand Céline ou de Jean Genet. Ce n’est donc pas étonnant si André Gide, René Étiemble, Raymond Queneau et Yves Bonnefoy ont été séduits par ses écrits. Dans une lettre adressée au jeune auteur en 1953, Marguerite Yourcenar accueillait favorablement Le vieillard et l’enfant : « Ces pages, qui choqueront évidemment de nombreux lecteurs (et non sans raison), […] me paraissent propres, et en un sens […] nobles, parce que graves, comparées à la superficialité ou à la bassesse dont on nous abreuve1 ». En fait, chez Augiéras, œuvre et vie sont à considérer d’un bloc. Toutes deux transportent une nostalgie de pureté cosmique antérieure à la faute originelle. Disciple de Pan et de Nietzsche, Augiéras a constamment cherché une nouvelle façon de vivre, à la fois primitive et très en avance sur son temps.
Paris, ville pourrie
Avec son goût prononcé pour les masques, François Augiéras prenait plaisir à s’appeler « le Slave né aux U.S.A. », faisant à la fois référence à sa naissance aux États-Unis et à son ascendance polonaise par sa mère. En 1922, ses parents s’étaient installés à Rochester. Pianiste de renom, Pierre Augiéras venait d’entrer à l’emploi du Eastman School of Music, qui avait ouvert ses portes l’année précédente. Né en juillet 1925, François n’eut toutefois pas la possibilité de connaître son père, puisque celui-ci décéda trois mois avant sa naissance des suites d’une appendicite purulente. L’automne suivant, mère et fils quittaient l’Amérique pour la France. En guise de gagne-pain, Suzanne Kaczynska décorait des faïences à Ivry. Dans Une adolescence au temps du Maréchal, François évoque son enfance vécue sans tendresse avec sa mère, restée inconsolable depuis la mort de son époux. Paris horripilait le garçon, avec ses quais « odieux », ses citadins vaniteux et Notre-Dame « noire de crasse ». Le passage au Collège Stanislas ne lui laissa pas un meilleur souvenir. De sévères demoiselles et un abbé au pied-bot y administraient de fréquents châtiments corporels. François préférait se montrer sage en attendant que le cauchemar prenne fin. Pourtant, toute sa jeunesse n’a pas été vécue comme un mauvais rêve. Bien au contraire, la France du tournant des années 1930 et 1940 a favorisé en lui l’essor d’une sensibilité sauvage et païenne. C’étaient les années de la « Civilisation du Maréchal » : « […] une civilisation de vieillards, de femmes sans hommes, qui rêvent, d’enfants, de forêts ; une civilisation démunie où le charbon de bois dans les gazogènes remplace l’essence à moteur, et qui, dans ses rapports avec l’histoire et le mouvement des idées, est émouvante et pauvre, comme la magie ». Attiré par le retour à la terre que favorisait le maréchalisme, Augiéras songeait déjà à revenir aux sources, aux « forces cosmiques, solaires », à « la vie secrète des arbres, des ombres et des eaux », peut-être pas comme le faisait alors Jean Giono, car malgré « des pages admirables sur les sources, sur la fermentation des sèves », Augiéras abhorrait « sa paysannerie dépassée, son faux langage patoisant ». Il fallait inventer un nouveau type d’humanité, paradoxalement primitif et avant-gardiste.
Nietzsche contre Jésus
À huit ans, François s’installe à Périgueux avec sa mère. Quitter Paris lui procure un immense soulagement. Le Périgord représentait non seulement une région davantage selon son cœur (ce sera l’un des centres affectifs de sa vie), c’était aussi le berceau des Augiéras : son père, qu’il souffrait de ne pas avoir connu, sa tante Germaine, qui l’entourait de douceur et de sollicitude, et son oncle Marcel, qui jouerait bientôt un rôle déterminant dans sa vie. Pour l’heure, François était attiré par l’art (il quitta l’école à treize ans pour suivre des cours de dessin) et par les mouvements de jeunesse, moins par esprit d’appartenance à un groupe (sa nature solitaire s’affirmait déjà), que par goût pour les marches en forêt. Il joignit un temps la Jeunesse de France et d’Outre-mer (JFOM), la Société Périgourdine d’Éducation Sportive, les Compagnons de France La JFOM était alors mal perçue parce qu’elle passait pour antichrétienne et germanophile. Or l’Allemagne hitlérienne laissait François plutôt indifférent (dès qu’il eut vent des crimes nazis et de l’antisémitisme, il prit ses distances, jugeant que le IIIe Reich discréditait Nietzsche et Schopenhauer). Membre de la JFOM, Augiéras ne faisait qu’écouter son instinct, qui le portait vers « les garçons de [s]a génération ». La réputation d’antichristianisme ne lui déplaisait pas, car il voulait rompre avec la civilisation française et catholique : « […] au temps des derniers empereurs, j’aurais été du côté des cavaliers nomades, barbares haïssant Rome et le Christ », écrit-il dans Une adolescence au temps du Maréchal ; « […] j’ai lu Nietzsche, Jésus me semble fade ». Usager assidu de la bibliothèque de Périgueux, il y fit des lectures qui le marquèrent durablement : outre les œuvres de Nietzsche, il lut Les grands initiés d’Édouard Schuré, Jean-Christophe de Romain Rolland, les poésies de Merejkovski, L’appel des forêts de Jack London. Il dévora Gide, à l’exception de La porte étroite, craignant par le titre qu’il s’agisse d’une « histoire de sodomie ». Or, l’écrivain qui lui fit la plus forte impression est sans conteste Rimbaud, dans les pas duquel Augiéras ne cessa de marcher : « Par les soirs bleus d’été, l’auteur ira sur les sentiers, dans les champs de blé sous la lune », se rappelle-t-il à propos de lui-même en paraphrasant le poème rimbaldien « Sensation ».
Des bois noirs à Buffalo bordj
Les sentiers qu’emprunta alors Augiéras le conduisirent au cœur de la Lomagne, en pays gascon : « […] je veux aller à Marsac parce que j’ai lu Rimbaud », affirmait-il. Le château de Marsac l’accueillit à deux reprises : d’abord, lorsque le jeune homme entreprit un stage d’initiation à l’art dramatique. Il fit partie du Théâtre du Berger, qui monta une adaptation de la « Genèse » dans laquelle François, en plus de contribuer à la construction des décors, tint les rôles d’Ève et de David. Plus tard, le château de Marsac offrit un toit aux Compagnons de France. François s’y fit admettre comme moniteur en feignant d’adopter les valeurs pétainistes, c’est-à-dire en se prononçant en faveur d’une révolution nationale et sociale (ce dont il ne se souciait guère), ainsi que d’un retour à la terre (un aspect dans lequel il voyait, en revanche, le destin inéluctable de l’humanité). Il se retrouva ainsi, à seulement dix-sept ans, responsable d’une cinquantaine d’enfants délinquants. Les conditions de vie au château étaient affreuses : les lieux étaient insalubres, et la nourriture se faisait rare ; un camionneur assurait un ravitaillement occasionnel en pommes de terre, en carottes et en rutabagas. N’ayant rien d’une figure d’autorité, Augiéras perdit bientôt son monitorat et devint simple compagnon, sciant et débitant des arbres avec les autres. Grisé par la nature et le ciel, il partait souvent au milieu de la nuit admirer les étoiles. Vagabonder devenait une nécessité vitale. François se retrouva bientôt au hameau d’Église-Neuve, où un prêtre breton, l’abbé Mévellec, « Bécassine en curé », avait besoin de gaillards pour l’assister dans les travaux agricoles. Il passa ensuite du temps au château du Val d’Atur, chez sa tante Germaine, après quoi il s’engagea en 1944 au 5e dépôt des Équipages de la Flotte, ce qui le conduisit au Camp Sirocco à Alger. Une destination se faisait de plus en plus alléchante dans son esprit : El Goléa, une ville oasis située à 870 km au sud d’Alger, à la porte du Sahara. Son oncle paternel, le colonel à la retraite Marcel Augiéras, y avait aménagé un musée chez lui, à Buffalo bordj, après une brillante carrière militaire. Personnage droit sorti de chez Jules Verne, féru d’expédition, de chasse et de sciences naturelles, il était un parfait représentant de l’époque coloniale. Célibataire aux façons peu avenantes, il menait de plus l’existence d’un Narcisse dans le désert, au sujet de laquelle circulaient d’étranges bruits, notamment sur ses mSurs sexuelles. On le soupçonnait de s’entourer de très jeunes amants. Pour François, c’était le père de substitution idéal. Les séjours qu’il fit chez son oncle lui inspirèrent sa première œuvre, Le vieillard et l’enfant, qu’il signa d’un pseudonyme arabe, Abdallah Chaamba. Le vieux colonel méhariste qui entraînait son jeune amant dans son sinistre lit de fer placé sur le toit du bordj, c’était lui, l’oncle Marcel. À une époque qui réprouvait encore l’homosexualité, Augiéras poussait l’audace jusqu’à traiter d’inceste et dépeindre un militaire décoré en vieillard dominateur et vicieux ; c’était joindre la dépravation à la diffamation.
Un lecteur attentif et ravi
Avant que ne soit publié Le vieillard et l’enfant aux éditions de Minuit en 1954, Augiéras dut s’échiner à faire connaître son texte. Il adressa des exemplaires imprimés à compte d’auteur chez Pierre Fanlac en 1949 à différents éditeurs et écrivains en vue. L’un de ces textes tomba entre les mains d’Albert Camus, qui le donna à lire à André Gide. Enchanté par cette lecture, l’auteur du Corydon souhaita aussitôt en savoir plus sur l’auteur de « ces pages remarquables entre toutes », qui venaient de lui procurer une « intense et bizarre joie ». Pour Augiéras, c’était la consécration. Au faîte de sa gloire depuis la fin de la guerre, Gide était alors un écrivain des plus influents en France. Augiéras fit en sorte de le rencontrer comme à l’improviste en Sicile, puis à Nice. Une grande affection réciproque s’apprêtait à naître, et l’écrivain débutant n’aurait pu rêver d’un plus prestigieux parrain. Or le sort en décida autrement : Gide, octogénaire à la santé déclinante, mourut en février 1951. Ironiquement, quand Le vieillard et l’enfant parut aux éditions de Minuit, certains soupçonnèrent en Abdallah Chaamba un pseudonyme posthume de Gide. Remarqué d’un cercle choisi d’écrivains et de critiques parisiens, le livre était entouré du plus grand mystère, car on ignorait tout au sujet de ce Chaamba. Puisque le vent lui était favorable, Augiéras décida de poursuivre dans la voie de l’écriture et collabora à la revue Structure aux côtés du romancier Frédérick Tristan (futur Prix Goncourt 1983 avec Les égarés) et du poète Jean Laude. Parallèlement à ses activités littéraires, il s’engagea quelques mois en 1958 dans la police saharienne, assurant la garde au fort de Zirara. Puis, à la Nef de Paris, dans la collection « Structure » que Frédérick Tristan venait d’inaugurer avec Le monologue, Augiéras, de retour du Mali, fit paraître Le voyage des morts en 1959. Ce deuxième livre, toujours signé Abdallah Chaamba, portait un bandeau jaune en couverture reprenant un jugement d’Étiemble : « Des pages admirables ». Dans Combat, Jacques de Ricaumont affirmait qu’Augiéras « se sent couvert par une sorte d’immunité édénique, car il tient pour licite tout ce qui est naturel et il ne suit en chaque occasion que son instinct. De là, que l’idée de perversion est étrangère à ce pansexuel et que le mot ‘pur’ est l’un des leitmotive de son récit2. »
« Une activité psychique absolument inconnue »
De trente à quarante-six ans, François Augiéras eut la fibre de l’aventurier. Différents périples en Grèce et en Afrique lui permirent d’affirmer sa joie de vivre et son attrait pour la vie sauvage. Seul ou en compagnie de son fidèle ami Paul Placet, il entreprit plusieurs raids en barque. La Dordogne et la Vézère n’eurent bientôt plus de secrets pour lui. Au mont Athos, « pays des Esprits » qui lui inspira un récit de voyage en 1968, il s’initia à l’art des icônes sur fond d’or. Jusque-là sans port d’attache ni réel statut social, il goûta à la vie matrimoniale en épousant sa cousine Viviane de La Ville de Rigné en juillet 1960. Elle avait dix-huit ans, lui trente-cinq. Leur union fut dissoute neuf ans plus tard, car, dominateur, brutal et instable, François n’était guère fait pour la vie de couple. En 1967, il acheva son premier livre signé Augiéras, Une jeunesse au temps du Maréchal et de multiples aventures. La suite de sa biographie révèle une chute progressive. La santé minée par la pauvreté et la malnutrition, Augiéras se fit admettre à la maison de repos des Fougères, près de Brantôme. L’endroit lui plaisait, avec sa serre-atelier qui devint son domaine. Mais bientôt, Augiéras fut contraint de quitter les Fougères et de se réfugier dans un hospice. Il avait quarante-trois ans, mais il en paraissait soixante, avec les traits émaciés, un regard éperdu et une barbiche à la Méphistophélès. Pour fuir la promiscuité des vieillards et des déments, il prit l’habitude de passer ses journées dans une caverne de Dordogne à flanc de falaise ou dans un champ près de la porte des Combes. Torse nu, il faisait brûler de l’encens et des cierges chapardés à la chapelle de l’hospice, ou méditait pendant des heures, immobile sous le soleil ; c’était sa façon d’adorer l’Univers-Divin. Il fit le récit de cette vie retranchée dans Domme ou l’essai d’occupation, témoignage magistral d’un esprit déclassé et redoutablement autre, mais d’une cohérence déconcertante. On prétendit souvent que François Augiéras avait « les goûts et les tendances d’un autre monde ». Un examen neuropsychiatrique révéla en lui « une activité psychique absolument inconnue », résultat dont il n’était pas peu fier. Atteint du cœur, il mourut en décembre 1971. L’humble sépulture du cimetière de Domme où il repose est à l’image du dénuement qui fut le sien pendant une grande partie de son existence ; c’est là, « au cœur d’un incroyable silence », que prend forme aujourd’hui sa légende cosmique.
1. Marguerite Yourcenar, lettre du 16 mai 1953 à François Augiéras, citée par Serge Sanchez, François Augiéras, Le dernier primitif, p. 282.
2. Cité par Serge Sanchez, op. cit., p. 350.
Œuvres de François Augiéras :
Le vieillard et l’enfant, Minuit, 1996 ; Une adolescence au temps du Maréchal et de multiples aventures, La Différence, 2001 ; Les barbares d’Occident, La Différence, 2002 ; Le diable ermite, Lettres à Jean Chalon (1968-1971), La Différence, 2002 ; L’apprenti sorcier, « Cahiers rouges », Grasset, 2006 ; Domme ou un essai d’occupation, « Cahiers rouges », Grasset, 2006 ; Le voyage des morts, « Cahiers rouges », Grasset, 2006 ; Un voyage au mont Athos, « Cahiers rouges », Grasset, 2006.
Sur la vie et l’œuvre de François Augiéras : Philippe Berthier, François Augiéras l’apprenti sorcier, Champ Vallon, 1994 ; Claude-Michel Cluny et Paul Placet, Augiéras le peintre, La Différence, 2001 ; Joël Vernet, François Augiéras, L’aventurier radical, Jean-Michel Place, 2005 ; Paul Placet, François Augiéras, Un barbare en Occident, La Différence/Minos, 2006 ; Serge Sanchez, François Augiéras, Le dernier primitif, Grasset, 2006 ; « Écrivains de Nouvelle-Zélande et François Augiéras », Europe, nos 931-932, novembre-décembre 2006.