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Je n’ai pas lu Ainsi parla l’oncle de Jean Price-Mars

Je n’ai pas lu Ainsi parla l’oncle de Jean Price-Mars. Plus qu’un aveu, c’est une imprudence de le dire, car plusieurs vont me montrer du doigt. Je les entends déjà, feignant l’indignation et se composant des têtes d’outragés. Mais je suis presque certain qu’ils ne sont pas nombreux à l’avoir lu, même si tout le monde en parle comme si tout le monde l’avait lu.

Ce qui fait d’ailleurs un destin troublant à ce livre-phare qui ne se vend pas : on se contente des extraits de manuels, des fiches de résumés pour examens et de citations de célébrités à son sujet. Mais dans mon cas, c’est moins un refus systématique qu’un manque manifeste d’attirance, pendant quarante-cinq ans. J’ai pu ainsi contourner cette lecture d’un livre incontournable, pourtant toujours, littéralement, à portée de ma main. Ainsi parla l’oncle est l’ouvrage qui va donner en 1928 son élan mondial à tout le courant littéraire et ethnographique de la Négritude. « Il est des noms qui sonnent comme un manifeste », dira Léopold Sédar Senghor qui n’a jamais parlé de son auteur que comme « Le Père de la Négritude ». Et plus affectueusement, toutes littératures confondues, quand on dit « L’Oncle », c’est lui et lui seul, Jean Price-Mars, l’Haïtien.

Me voilà donc dans le rôle du neveu irrévérencieux qui reçoit, une première fois, car j’en aurai trois dans ma vie, ce livre dédicacé en juillet 1960 pour mon seizième anniversaire. Mon père, qui tenait beaucoup à son édition originale de l’Imprimerie de Compiègne, m’avait trouvé la deuxième édition officielle de 1955, imprimée en français à New York avec l’assentiment de l’auteur, par une certaine Parapsychology Foundation Inc., à l’adresse prestigieuse de 500 Fifth Avenue, NY NY. Je rentrais bientôt en classe de première, la rhétorique, et j’avais eu droit à une énième présentation du livre qui avait marqué la génération précédente, par sa défense de la race noire, l’implantation du nationalisme culturel et la revalorisation de l’héritage ancestral africain. Et, seule nouveauté depuis peu dans cette antienne, la place de choix de ce livre dans la candidature de l’Oncle au prix Nobel de littérature 1959, deux ans après Camus (J’ai toujours cru que l’on s’était trompé de catégorie ; en compétition pour le Nobel de la Paix, il aurait fait une chaude lutte au Britannique Noël-Baker qui devait l’emporter en 1959, mais il n’était alors de Nobel que de littérature à Port-au-Prince !).

Le problème est qu’en trente ans, le courant de la Négritude s’était développé, épanoui, avec des noms comme Senghor, Damas, Césaire, Roumain, Depestre, Anta Diop, Alexis, Glissant, Guillen, Dubois, Fanon… jusqu’à sa récupération par Lorimer Denis l’ethnologue et le Dr François Duvalier le politicien, pour une transcription lugubre dans le champ des pouvoirs. L’effort honorable du début, pour une prise en charge de la composante africaine dans les cultures, l’haïtienne entre autres, avait complètement été perverti dans des glorifications ethniques et raciales outrées. Le « retour aux sources », qui avait accompagné les indépendances africaines et poussé aux mouvements civiques américains, déraillait à l’évidence dans le Pouvoir Noir version François Duvalier. Quand en 1960 je sors de la haute enfance pour tomber la tête la première, sans transition, dans la catégorie de jeune adulte, l’adolescence n’étant pas encore inventée à Port-au-Prince, nous en étions, après trois années de mise en place du régime des Duvalier, au quinquennat de la terreur totale, 1960-1965. La peur continuelle au ventre, je n’avais pas le goût de me plonger, toute affaire cessante, dans ce livre aux origines de la situation. Même si, en préparation des épreuves officielles du bacc, l’on subissait à son propos un matraquage, Senghor toujours en tête : « Étudiant en Sorbonne, j’avais commencé de réfléchir au problème d’une Renaissance culturelle en Afrique noire, et je me cherchais – nous nous cherchions – un parrainage qui put garantir le succès de l’entreprise. Au bout de ma quête, je devais trouver Alain Locke et Jean Price-Mars. Et je lus Ainsi parla l’oncle d’un trait comme l’eau d’une citerne… au soir, après une longue étape dans le désert. J’étais comblé. L’Oncle légitimait les raisons de ma quête, confirmait ce que j’avais pressenti. Car, me montrant les trésors de la Négritude qu’il avait découverts sur et dans la terre haïtienne, il m’apprenait à découvrir les mêmes valeurs, mais vierges et plus fortes, sur et dans la terre d’Afrique » (« Hommage à l’Oncle », Port-au-Prince, 1956).

Cela m’avait semblé très largement suffisant pour passer le bacc. Et puis j’ai été absorbé toute la décennie par la course d’obstacles dont la ligne d’arrivée était la thèse doctorale et le poste en géographie à l’UQAM naissante en 1969, l’année où mourait l’Oncle à quatre-vingt-treize ans. Entre-temps, à Strasbourg, un ami aux prises avec un mémoire sur la question noire, m’emprunta mon exemplaire dédicacé, tout juste pour quelques heures qui s’étirent encore.

Seule la griffe de l’Oncle me fut une perte à ce moment. Les quelques pages lues d’Ainsi parla l’oncle n’avaient jamais eu un écho contemporain en moi, surtout après ma formation en géographie tropicale avec des africanistes de l’école de Pierre Gourou, comme Jean Gallais et l’arrivée des premiers livres marquants de ma génération au début des années 1970, comme Dieu dans le vaudou haïtien de Laennec Hurbon en 1972, pendant que je me préparais de mon côté à sortir L’espace haïtien en 1974. L’Oncle, dont j’avais lu avec profit les deux volumes sur les relations entre Haïti et la République dominicaine, n’arrivait toujours pas à m’accrocher avec Ainsi parla l’oncle. J’avais pourtant fait le voyage de Strasbourg à Paris en avril 1966 pour aller l’entendre et le voir à la Maison de l’Amérique latine, vert toujours à quatre-vingt-dix ans, ce qui n’a pourtant rien ajouté à mon manque d’enthousiasme pour ce livre particulier dans son interminable bibliographie.

À parler vrai, j’avais plutôt profité de mes vacances de Pâques avec ma fiancée aux études à Paris, pour aller avec elle le voir ce soir-là, au sortir du restaurant universitaire voisin. C’est plus prosaïque dit ainsi, mais c’est aussi vrai que je tenais absolument à lui manifester mon réconfort, car il avait reçu de nuit à Pétion-Ville la visite fracassante des tontons macoutes pour sa désapprobation de l’usage qui était fait de sa doctrine. L’alerte nonagénaire en fut tout de même secoué, mais il persistera dans son refus entêté d’endosser cette dérive sanglante de Duvalier et mena dès son retour au pays une polémique victorieuse contre le Dr René Piquion, directeur de la Normale Supérieure, à propos du Manuel de la Négritude de ce dernier.

Je sais qu’en mars 1973, puisque j’ai inscrit cette date à côté de mon nom en page un du livre, je me suis acheté le jour du lancement d’Ainsi parla l’oncle chez Leméac, au prix de sept dollars cinquante également porté au crayon par le libraire en page un, l’exemplaire que je possède depuis. Ce n’est ni la première ni la dernière fois que, coincé dans un lancement, quelqu’un se sera acheté un livre pour d’autres raisons qu’une lecture immédiate. Mais moi, trois ans après, à La Havane, encore coincé à La Casa de Las Americas, je me suis procuré le Asi ablo el tio, traduction qu’avait préfacé René Depestre, tout à sa saison cubaine à l’époque.

Dès que l’invitation à participer à la rubrique du « Livre jamais lu » de Nuit blanche m’est parvenue, j’ai su immédiatement qu’Ainsi parla l’oncle était le bon exemple à prendre. Mais étais-je prêt à m’en expliquer à près d’un demi-siècle d’esquives, maintenant que je me suis lancé depuis peu en littérature, dans la défense et l’illustration du genre de la lodyans haïtienne ?

Ma génération, en réaction « au reTour aux sources » de tous les courants coloristes et racialistes, s’est attelée trente ans, de 1970 à 2000, au « reCours aux sources ». Le T de retour aux sources et le C de recours aux sources, jouent ici de ligne de partage entre deux visions radicalement différentes. Nous n’en étions plus à la célébration de l’héritage africain, mais à la quête des savoir-faire locaux sortis des adaptations multiples de trois siècles de créolisation en caraïbe. C’est de la connaissance concrète des façons de vie et de survie locales, que nous espérions extraire des bases nôtres, pour l’entrée en démocratie et en développement. « Le temps de nous-même » (Césaire) était effectivement arrivé.

Il se peut qu’inconsciemment au cours de cette période, Ainsi parla l’oncle ait été le repoussoir, le fétiche à exorciser, le livre à ne pas lire, l’anti-livre même contre lequel il nous a fallu bâtir un nouveau monde, celui de la sixième génération. Mais alors, maintenant que toute cette poussière retombe, pourquoi n’ai-je encore pas plongé sur Ainsi parla l’oncle ? C’est qu’en littérature haïtienne, le passage de la lodyans à l’écrit, en tant que genre d’un nouveau genre, genre unique en son genre, a été une réalisation de la quatrième génération, celle qui a été aux affaires entre 1900 et 1930, et que 1928 marque, avec la mort de Fernand Hibbert, l’un des deux fondateurs de ce mouvement avec Justin Lhérisson, la dernière manifestation de ce champ d’étude, juste avant l’arrivée d’Ainsi parla l’oncle. Et comme je trouve que ce courant littéraire du début de siècle était autant natif de la plantation de canne à sucre que le blues l’est du champ de coton, ce qui va suivre à partir de l’Oncle en 1928 et du jeune Jacques Roumain, le reTour aux sources, le sera au prix d’une amputation de la seule esthétique fictionnelle locale, la lodyans, forgée tout au long de l’évolution de ce peuple, en même temps d’ailleurs que le vodou ou le créole, dont elle serait la contre partie romanesque.

Alors, en 1960 ce livre était pour moi trop en amont et en 2000 trop en aval ! Maintenant que j’ai un peu débroussaillé mes rapports avec Ainsi parla l’oncle, vais-je enfin le lire ? Sans doute, mais pas sans avoir repoussé une dernière fois l’échéance : juste après la réception de ce numéro de Nuit blanche.