« Mais il fut cuisinier avant que d’être moine ! »
Jamais, je crois, ce dicton espagnol ne pourra mieux s’adapter qu’à mon cas.
D’abord peintre. Depuis longtemps. Peintre connu, apprécié, mais pas célèbre. Seul Yves Montand avait recherché ma compagnie pour exposer nos toiles. Féru d’aviation, pilote civil et pilote de guerre, pilote de voltige comme acrobate dans la vie.
L’envie d’écrire débuta vraiment au Québec, en 1990. Le malheur et la tristesse s’étaient donné rendez-vous cette année-là pour lancer l’écrivain. Ils furent les véritables catalyseurs de cette nouvelle carrière, loin des armes et des lois.
Des études littéraires ? Pas vraiment, à part celles endurées sur les bancs de lycées et collèges divers.
Puis vint l’amour des mots. Pas ceux gonflés d’orgueil qui ne veulent rien dire. Pas ceux qui rebondissent sur les murs de la chambre et finissent par rouler parmi les moutons de poussière sous le lit, cachés par une ménagère souillon. Mots stériles et souvent séniles. Non ! Des mots vrais, des mots de la vie, ceux qui viennent du cœur mais sont façonnés par les lèvres, la langue, les dents et le gosier. Appeler un chat un chat. Transposer sur une feuille blanche l’interjection, le dépit, l’étonnement, l’admiration ou l’envie.
La jouissance aussi.
Le langage courant n’emploie même pas un dixième du vocabulaire français. Pourquoi en écrire plus ? Ne vaut-il pas mieux garder les autres mots en soi, comme une armée en réserve, prête à monter à l’assaut des ennemis de notre belle langue ?
Alors, quand le cœur saigne, les vannes s’ouvrent. Tous les mots de douleur se bousculent pour sortir de l’homme. Pour dire l’amour perdu. Pour dire l’amour gardé.
Pourquoi en parler aujourd’hui de cet amour ? Pourquoi coucher sur une banale et insipide feuille de papier sans vie l’histoire de celle qui a perdu son âme et son identité ? Celle dont la flamme s’est éteinte à seize ans. Celle dont le corps et celui de son enfant sont partis en fumée et en cendres pour enrichir la terre noire d’Auschwitz ou de Birkenau. Quel besoin de ressasser ces histoires de sang, de parler de crimes, alors que les bourreaux doivent sourire, dans le confort de leur fortune retrouvée, en lisant la maladresse de l’auteur qui veut les faire resurgir du passé et les extirper du cloaque que piétine l’humanité. Qu’est-ce que cela amène, dans le camp de la réalité, d’aligner des assassinats sur le papier comme des melons sur l’étal d’une épicerie ? Cela va-t-il faire s’ébrouer ou s’épouiller la terre ?
En Europe, la guerre sévissait. Déjà les rafles avaient commencé à l’Est, en France et en Allemagne même ! De longs convois d’opposants au régime, de communistes, d’handicapés, d’homosexuels et de juifs traversaient le continent pour rejoindre les sinistres camps de concentration nazis. Ils arrivaient de partout. On les avait arrêtés au petit matin, sortis de leur lit pour les entasser dans des camions glacials. Femmes, enfants, vieillards, condamnés à un exil inexorable ou à une mort affreuse. Ils étaient parqués à l’origine dans ces camps de la mort qui ironisaient : « Le travail rend libre ! » On les obligeait à travailler avec l’ennemi, mais ils ne se leurraient pas. Ils savaient que leur avenir allait s’arrêter là.
Il y a de cela si longtemps ! Soixante années. Soixante printemps plus soixante étés plus soixante automnes plus soixante terribles hivers, soit deux cent quarante saisons que les hommes heureux ont vécues depuis que les oiseaux noirs se sont abattus sur Sousse et sur nous et ont emporté dans leurs serres leurs proies innocentes. Depuis que Danielle et Jonathan sont morts !
Qui va être frappé par ma divagation, par ma folie qui tourneboule dans ma tête jusqu’à me faire hurler à la mort au milieu de la nuit, au point que les voisins ont peur de moi ?
Un livre ! Il ne me reste pas son Siddur, qu’elle chérissait comme toute sa lignée, depuis les temps immémoriaux, il me reste le souvenir de son livre. Et ce volume est mort avec elle et je ne l’ai jamais lu. Je ne le lirai jamais !
Oh ! C’était un tout petit opuscule, à la couverture recouverte de toile cirée noire aux coins usés, laissant apparaître le carton. Presque un simple carnet. Elle aurait aimé que je m’y intéresse, à son pauvre Siddur qu’elle conservait avec fierté depuis que son dieu l’avait faite femme. Moi j’en souriais.
– Plus tard, je lui disais. Nous le lirons ensemble plus tard ! Tu me l’expliqueras page par page, mais maintenant faisons l’amour. C’est l’heure de sacrifier au corps.
Et Danielle souriait en s’offrant aux caresses.
Nous sommes aujourd’hui plus tard, et je n’ai pas tenu ma promesse. Jamais nous n’avons lu ni ne lirons le Siddur ensemble.
Pendant quelques minutes, les jours de shabbat, elle s’isolait devant la fenêtre, comme pour rendre le soleil témoin de sa piété. Elle ouvrait son pitoyable volume noir et psalmodiait, en hochant la tête, la prière du matin, celle du repas, celle du soir, celle des morts et des vivants.
Le monde est-il touché par ce que je raconte, par le malheur qui nous a frappés ? Je sème mes lettres en particules noires que je rattache l’une à l’autre pour former ces mots qui veulent tout raconter, tout dire, tout faire comprendre, sur la feuille de papier aride. Telle une semence nouvelle, ils voudraient bien lever, mais le fade papier ne réagit pas à mon encre. Il lui manque l’humus de la terre pour le rendre fécond, cette terre que je voudrais aller chercher à Auschwitz, cette terre que poudrent les cendres de ma femme et de mon fils.
Quelquefois, je plains Dieu. J’ai de la peine pour lui. Il a dû être submergé, ce Dieu de miséricorde, lorsqu’il a dû voir arriver, en si peu de temps, six millions d’innocents à la porte de son Paradis !
Je divague de tristesse et d’amour. Mais elle est toujours là, ma petite Juive, comme si elle ne m’avait jamais quitté. Je l’entends qui chante dans notre pauvre cuisine, sur la terrasse de notre immeuble, là d’où on voit la mer. Je l’entends bercer notre enfant.
– Chut, me disait-elle, il ne faut pas le réveiller.
***
Petite fille juive à peine sortie de l’enfance. Je t’ai rencontrée dans un train du sud tunisien. Tu avais alors quatorze ans. Moi, François catholique, je venais de m’évader d’un conflit où les Alliés se sauvaient devant les futurs vaincus. Je débarquais dans cette Tunisie où tu étais née, baignée des parfums de jasmin et dans l’améthyste des bougainvilliers. Souviens-toi, le compartiment de ce wagon dans lequel tu m’as souri pour la première fois et où, la nuit, pour la première fois aussi, tu as pris ma main.
Ma chère Danielle ! Enfant que, malgré mes seize ans et mon attachement à l’Église, j’aimais comme un fou. Ma belle concurrente sportive qui me suivait pas à pas dans les compétitions et dans tous les lieux où deux adolescents pouvaient faire l’amour. Ma charmante compagne de classe qui me passait les devoirs d’anglais où je perdais mon latin !
Nous ne parlions pas de religion, ni toi ni moi, mais tu serrais précieusement dans ton maigre cartable d’enfant juive le condensé de tes croyances, ce tome du Siddur, qui contenait les principales prières hébraïques et que tu mourais d’envie de me faire connaître, pour que j’apprécie la beauté de leur poésie. Avais-tu l’intention de me convertir ?
Du cartable, le livre sacré à tes yeux passa dans notre armoire lorsque nous avons habité ensemble, dans notre logis vétuste.
Alors que la bataille grondait et que la mort faisait des ravages dans une Europe en flammes, nous deux, amoureux fous, étreignions nos corps au bord de plages dorées, grignotées par une eau turquoise à l’odeur de liberté.
Il n’y avait que toi et moi ! Le monde pouvait bien se consumer, nous n’y pensions même pas.
***
Puis nous avons cru mourir de bonheur à l’annonce de sa naissance prochaine !
Il naquit ! Petit et menu, les cheveux noir d’ivoire. Il n’était pas le Sauveur du monde, mais c’était le nôtre, de Messie, notre petit Jonathan que nous voulions élever dans les deux croyances.
Encore une fois, tu as brandi le Siddur pour que je connaisse mieux la religion de ton peuple et celle de notre fils. Je n’ai pas compris que cette insistance faisait pour toi partie de notre amour.
Encore une fois, je me suis défilé.
Venant du nord, chaque jour plus menaçants, des nuages noirs se sont amoncelés. Puis ils ont roulé sur cette Méditerranée biblique, sur cette Tunisie bénie, jusqu’à ce qu’ils nous atteignent. Ils traînaient avec eux de lugubres têtes de mort en argent qui décoraient les habits d’hommes dont le nom sifflait comme un serpent : SS.
Tu tremblais contre moi, fragile amour de notre jeunesse. Tu déposais entre nos corps, pour qu’il soit mieux protégé, ce petit enfant issu de ta chair et de ton âme. Tu entendais gronder l’orage et voulais mettre cette minuscule vie à l’abri des turpitudes humaines.
Ils sont venus, un soir, drapés de leurs manteaux d’amertume, pour réclamer leur dîme. Les hommes en noir vous ont emmenés. Ils ont pris avec eux, malgré mes cris et mes pleurs, celle et celui que j’aimais : ma petite Juive et la chair de sa chair, son enfant.
Alors, la mère et le fils ont gravi leur calvaire, entassés dans d’immondes wagons à bestiaux qui les ont transformés en bêtes quémandeuses de pain et d’eau. Bateaux et trains se sont succédé, pendant de longs jours et de froides nuits, pour aggraver un peu plus leur peine et leurs souffrances. Danielle serrait son Siddur sur son sein et priait pour moi.
Elle et Jonathan sont partis, enlevés par le mal, fidèles l’un à l’autre, vers la chambre à gaz.
Ma petite Juive a gardé contre son cœur, jusqu’à ce qu’elle voie tomber les cristaux de zyklon, son enfant et l’exemplaire du Siddur qu’elle aurait tant voulu me faire connaître.
Mektoub ! « C’était écrit », disent les Arabes.