Ami de Jean Cocteau, de Maurice Sachs et de Blaise Cendrars, le poète et romancier Roger de Lafforest (1905-1998) est l’auteur complètement oublié d’une œuvre atypique, dont les romans Kala-Azar (1930) et Les figurants de la mort (1939) offrent un séduisant métissage de surréalisme et d’exotisme. Un de plus qui, comme Robert Poulet (le brillant romancier d’Handji) et quelques autres écrivains de droite, ne mérite vraiment pas son sort.
L’histoire de Lafforest est singulière. Né à Paris dans une famille de la petite noblesse, Roger Poumeau de Lafforest, étudiant en droit et en lettres, fréquente, dans les années 1920, les cercles catholiques. Influencé par le thomisme de Jacques Maritain et le nationalisme de Charles Maurras, Lafforest revendique très tôt la place de sa génération dans les débats d’idées. Fermement décidé à participer à la rénovation de la France à la suite de la Première Guerre mondiale, il écrit à 18 ans, en 1924 : « Nous sommes heureux d’entrer dans la vie avec une raison d’agir aussi hautaine. Je crois que nous réussirons ; mais ceci est une autre affaire. Nous avons le désir de réussir, et l’espoir. C’est suffisant1 ». Lafforest noue des amitiés, au collège avec le poète Paul Gilson, et bientôt avec Jean Cocteau qui, fraîchement converti, a pris sous son aile une bande de jeunes poètes catholiques talentueux. Avec enthousiasme, Lafforest se lance dans l’écriture journalistique et poétique. Mais en juin 1927, il abandonne tout et part à l’aventure en Amérique du Sud. À ses amis, restés en France, il dit son bonheur. Il écrit des poèmes d’inspiration surréaliste qui évoquent l’océan, les voyages, les enfants des îles. Son ami Paul Gilson publie un poème, « Adieu Roger ! », dans le mensuel Les Cahiers du Taudis : « Mon ami Roger part pour les îles. / C’est simple comme bonjour2 », commence-t-il. Lafforest revient un an plus tard avec en poche des idées et de l’imagination pour un premier roman. Ce sera Kala-Azar, paru chez Grasset en 1930.
Le roman de la vie rêvée
Le héros de Kala-Azar, Vincent Maloin, est un jeune représentant bordelais en vins et spiritueux. Initié par son père au négoce des vins, il semble avoir une carrière toute tracée ; de même, son avenir sentimental paraît fixé, puisqu’il est un fiancé heureux. Un soir à La Havane, où il se trouve pour affaires, Maloin fait la rencontre du capitaine Tom Mac Cormick, un alcoolique impulsif et brutal au verbe fort qui l’amène prendre un coup sur son bateau. Un cyclone s’abat sur l’île ; le bateau, que Mac Cormick ne contrôle plus, part à la dérive et, au cinquième jour, échoue sur une île non répertoriée qui va complètement changer le destin de Maloin. Enchanteresse, l’île offre aux naufragés d’étonnantes découvertes. Ici, des plumes de faisans poussent en une seule nuit, les feuilles du journal croissent aux branches des arbres et un haut-parleur clame les nouvelles du monde. De manière tout aussi inattendue, une caravane de banquiers américains, une célèbre danseuse avec ses boys et un détachement de l’Armée du Salut visitent l’île. Toutefois, l’île recèle un danger : y sévit le « kala-azar », qui plonge celui qui en est atteint dans un sommeil léthargique qui peut lui être fatal ; dans le meilleur des cas, s’il se réveille, ce ne sera pas sans un déficit identitaire qui l’obligera à réapprendre qui il est. Si Maloin sera l’un des rares personnages à échapper à la maladie, son séjour sur l’île ne le laissera pas indemne : comment en effet revenir « intact » à la vie civilisée après avoir vécu plus d’une année complètement dépaysé, sur une île qui offre, dans l’espace de rêve qu’elle construit, « un endroit qui comble un appétit de bonheur » ? Maloin revient pourtant en France, mais exilé dans son propre pays et le cœur rongé par une vérité qu’il n’a pas su s’approprier et qui lui a échappé. Transformé à jamais, ayant fait l’épreuve d’une altérité radicale, Maloin est désormais inapte à vivre. « J’y mènerai l’existence d’un citoyen indifférent, occupé seulement de transformations chimériques. [c] J’ai choisi Bordeaux pour y être un scandale vivant et parce que je sais qu’on s’y enivre mieux qu’ailleurs », se console-t-il.
Que la détresse de Maloin traduise en partie le sentiment de Lafforest à son retour, cela est possible. Mais il est certain que le roman aura profité du propre séjour de Lafforest à La Havane et à Caracas, où il a d’ailleurs vécu des aventures hautes en couleur ; on peut penser que Lafforest, parti de Paris comme poète et revenu de l’Amérique du Sud comme romancier, ne serait jamais devenu cet écrivain qui force l’admiration s’il n’avait vécu des aventures qui lui imposaient le recours à la forme narrative. Car Kala-Azar est un très solide roman, vivant, dynamique et cocasse, porté par une verve extraordinaire, un imaginaire et un sens des couleurs et du rythme proposant un récit surréaliste qui aurait été croisé avec le roman d’aventures, et héritier à la fois de Max Jacob, de Blaise Cendrars et d’un Robert Desnos. La densité poétique de Kala-Azar, habitée par un éloge de la « vie rêvée » (malgré l’ambiguïté de la maladie mortelle du kala-azar) qui du coup contient la critique sous-jacente de la société bourgeoise de la IIIeRépublique, présente un surréalisme nouvelle manière, un peu comme le Guignol’s band de Louis-Ferdinand Céline offrira plus tard, selon Lafforest, « le chef-d’œuvre surréaliste tant attendu3 ».
Le roman de la honte
En 1939, juste avant qu’il ne soit mobilisé, Lafforest fait paraître Les figurants de la mort, autre magnifique roman d’aventures et réédité avec soin en 2009 par les éditions de l’Arbre vengeur4. Le roman raconte une double aventure. D’abord la folle expédition de l’équipage du Libertador, que, sous les ordres de Gonzalès Clarriarte y Equipa, un général vénézuélien exilé mais qui souhaite revenir dans son pays pour y opérer un coup d’État, gouverne le capitaine PetitGuillaume. Celui-ci, l’un des rares rescapés de l’entreprise, relatera deux ans plus tard les événements au narrateur du roman, remontant même jusqu’à son enfance pour expliquer les malheurs de sa vie de capitaine au long cours. PetitGuillaume vit maintenant en reclus dans un village de l’Île-de-France où il passe pour fou ; à vrai dire, il est surtout profondément malheureux, moins en raison de l’échec de l’aventure du Libertadorque de la lâcheté de son comportement lors de l’abordage à Cumaná. En lui racontant son histoire, il met en garde le narrateur, qui a lui-même l’âme aventureuse : « Les souvenirs me brûlent. J’ai honte et j’ai mal. Vous appelez ça vivre, jeune insensé ? Voyez-vous, l’aventure c’est bon pour les héros. Pour les autres ça finit toujours mal et dans la merde. Car on n’est pas toujours à la hauteur des circonstances. Si gonflé qu’on soit, vient une fois où l’on se trahit soi-même ». Mais le narrateur méprise l’avertissement de « Capitaine-la-morale », et, à son tour, favorisé par le hasard (mais quel hasard !), part à la recherche des survivants de l’aventure du Libertador. Cependant, le destin qui attend le narrateur sera à l’image de celui de PetitGuillaume ; lui aussi sera prisonnier de souvenirs « qui font mal ou qui font honte, et [qui] ne peuvent que rendre plus amère la fin d’une vie ».
L’écriture de Lafforest s’inscrit dans la veine ouverte par le romancier anglais Joseph Conrad, dont Lord Jim (1900) racontait précisément l’histoire du personnage éponyme prenant la fuite au lieu de venir en aide aux passagers du navire (en perdition) dont il avait la charge. Cette fuite provoque chez le personnage un sentiment de honte dont il ne se relèvera jamais. Dans Le livre des hontes, Jean-Pierre Martin appelait d’ailleurs « complexe de Lord Jim » le cas de figure auquel donne naissance le roman de Conrad : « On pourrait appeler complexe de Lord Jim cette disposition torturée d’un être aux prises avec lui-même, où qu’il aille5 ». Torturés par la honte, les faux aventuriers que sont PetitGuillaume et le narrateur des Figurants de la mort sont assurément des descendants directs de Lord Jim.
Et cependant, on s’amuse ferme en lisant Les figurants de la mort. L’essentiel du roman est occupé par le long récit de PetitGuillaume, plein de verve et souvent d’une drôlerie irrésistible, car malgré les infortunes de l’équipée, Lafforest offre, comme avec Kala-Azar du reste, une extraordinaire parodie du roman d’aventures.
L’antirépublicain
Cette visée caricaturale, comme Lafforest l’a indiqué lui-même, obéit d’abord à une incapacité d’écrire un vrai d’aventures. « Incapable sans doute de faire un véritable roman d’aventures, d’écrire de bonne foi un récit émouvant, j’ai parodié par un retour féroce d’ironie contre moi-même le genre que j’avais choisi et qui me tenait à cœur. » Ce qu’il disait ici au sujet de Kala-Azar à la parution du livre concerne tout aussi bien Les figurants de la mort. Outre les goûts littéraires du romancier pour le roman d’aventures et son incapacité à en reconduire le canevas traditionnel, il est possible que ses positions idéologiques aient contribué à orienter l’écriture vers la parodie. Lafforest reste foncièrement un penseur de droite ; dans les années où il rédige Les figurants de la mort, il collabore à la presse nationaliste, notamment au mensuel La Belle France, et collaborationniste, auprès de La Gerbe, hebdomadaire fondé par le romancier Alphonse de Chateaubriant. En haine de la République, Lafforest ne devait-il pas naturellement être conduit à retourner le roman d’aventures comme genre contre le roman des origines, Robinson Crusoé, dont le personnage est après tout le premier héros de l’individualisme économique ? Autrement dit, le ratage des aventuriers de Lafforest ne porte-t-il pas en creux celui de la IIIeRépublique ? Et cette rigolade du Libertador, ce carnaval ridicule et bigarré qui envoie les hommes à la mort et les fait figurerà titre de fantômes dans une révolution « à la godille », ce général de pacotille qui croit pouvoir combattre la dictature avec des pétoires dépareillées et hors d’usage, à la manière de Don Quichotte partant à la défense de la veuve et de l’orphelin avec des armes rouillées et pleines de moisissure ayant appartenu à ses bisaïeuls, tout cela en somme ne plaide-t-il pas, en retour, pour une vraie révolution et un autre monde ? La honte, ne serait-elle pas, dans ces conditions, celle du républicain de gauche, du bourgeois citoyen qui vit en bonne conscience, bref de ce pays, la France, que Lafforest, à son retour d’Oflag en 1941 (car Lafforest fut tenu prisonnier par les Allemands pendant une année), se plaint de retrouver « aussi profondément embourgeoisé, endormi, encroûté dans ses habitudes sociales, dans ses attitudes morales d’ancien régime » ? « Il n’y a plus que des bourgeois là où devraient se trouver encore des hommes avec cœur et génie6 », conclut-il, indigné.
Pour le penseur catholique et monarchiste, l’Aventure, transfigurée par l’écriture de fiction et au service d’un imaginaire nourri par les voyages de l’auteur, devient le symbole même des ratages d’une société dévastée par une forme de médiocrité. Toute parodiée qu’elle soit, seule l’aventure peut finalement offrir une échappée vers un ailleurs. Dans une des nouvelles de La cravate de chanvre (1953), qui offre par ailleurs une finale rappelant irrésistiblement la farce des Figurants de la mort (alors que Gonzalès munit ses marins de toute une quincaillerie rouillée et dépareillée, Goddam le Rouge, héritier d’une vocation désuète, se constitue un butin de pacotille sans valeur), Edward Teach, devenu Goddam le Rouge, a pu jouir de cette aventure neuve : « Dans notre vingtième siècle, sans horizon pour les audacieux, Goddam le Rouge avait réussi à retrouver les conditions matérielles, à recréer le climat moral qui rendent [sic] possible l’Aventure ». Il s’agit bien, en effet, de recréer un autre monde au sein d’une société exécrable, de faire vivre aux hommes « une existence hors du réel, véritablement fabuleuse, et qui paraîtra toujours incroyable à nos contemporains qui paient l’impôt sur le revenu », écrit lauteur dans La cravate de chanvre. L’aventure vraie, c’est malheureusement celle d’une révolution anachronique.
Cette excursion hors du réel, c’est ce que montrera encore Le sosie du prince (1966), tardif et ironique roman utopique d’une habile complexité. L’acteur Persona est enlevé en juillet 1939 à Paris et conduit dans la principauté du Sahran, où il doit servir de doublure au prince régnant, Ramir XI. Libre-penseur et homme de gauche, Persona est d’emblée révolté par la soumission dans laquelle vit le peuple. Plus encore, il est scandalisé de constater que les esclaves y sont heureux et que, pour comble, cette principauté est le paradis du bonheur. Parfois ébranlé dans ses convictions républicaines, mais néanmoins fort de ses idées, Persona accepte le rôle qui lui est confié de remplacer occasionnellement le prince dans ses fonctions en espérant pouvoir, à l’insu de tous, instaurer un régime démocratique. Pour l’ancien acteur qu’il était, Persona trouve enfin un rôle à sa mesure. Ayant réussi son plan, Persona parvient à installer tranquillement une forme de démocratie, mais qui rapidement engendre divers problèmes et conflits ; arrêté dans son entreprise, il apprend qu’il a été le jouet d’une habile manœuvre politique, qu’en bout de ligne sa démonstration aura servi de repoussoir aux thèses défendues par les autorités sahraniennes. C’est ainsi que le Sahran sera parvenu à renforcer la cohésion de son système politique et à donner le change aux démocraties européennes qui, au même moment, sont entrées dans la guerre. L’idée soutenue par Lafforest est « que le Sahran est une démocratie presque parfaite, fidèle imitation du modèle athénien », cependant que les pays européens sont des « hérésies démocratiques modernes » qui s’entretuent au nom de valeurs qui « ont corrompu le principe et faussé le sens de la démocratie » véritable. Conte philosophique et satire politique, Le sosie du prince tire l’aventure du côté de l’utopie avec un sens de l’humour et du sarcasme, mais où l’on ne sait trop s’il faut rire avec ou contre l’auteur. Le sosie du prince – inscrit dans la voie du roman allégorique ouverte par la publication de Si le ciel tombec en 1942.
« L’ingénieur en magie moderne »
En 1970, Lafforest prend sa retraite du journalisme et se consacre dorénavant à des travaux de radiesthésie. La littérature est maintenant chose du passé pour lui. Néanmoins, vers la fin des années 1980, un éditeur de Toulouse lui propose de réunir en volume ses poèmes. Cela mènera à la publication de Géranium, recueil malheureusement introuvable et qu’il faudrait ressusciter pour voir combien le romancier se doublait d’un habile poète, proche de l’esprit de Max Jacob à ses débuts et redevenu relativement classique à la fin de sa vie.
Le dernier tiers de sa vie, quand il n’est pas à sa maison de campagne, Lafforest le passe dans son atelier-laboratoire à Paris, où il travaille parmi de multiples objets magiques. En 1968, il a publié L’art et la science de la chance, puis, en 1972, Ces maisons qui tuent, véritable best-seller. C’est une nouvelle vie qui commence. Suivront quelques ouvrages qui feront de Lafforest l’un des piliers de la collection « Les énigmes de l’univers » chez Robert Laffont. On pourra consulter au sujet des expériences de Lafforest le texte de l’historienne et archiviste paléographe Anne Denieul, suivi de l’étonnant témoignage que « l’ingénieur en magie moderne » lui a accordé7. Mais la passion de Lafforest pour le monde de l’étrange apportait déjà une coloration singulière à sa création littéraire dans les années 1930. Le « kala-azar » est une inquiétante maladie mystérieuse et le capitaine PetitGuillaume a le « mauvais œil », sujet auquel Lafforest consacrera tout un chapitre des Lois de la chance.
Le plaisir que trouve Lafforest dans la physique micro-vibratoire aura sans doute compensé en partie sa déception politique et l’échec littéraire d’une œuvre enterrée bien longtemps avant son auteur. Il serait plus que temps que le romancier de Kala-Azar et des Figurants de la mort reprenne sa place. L’histoire littéraire est une mémoire poreuse, parfois scandaleuse.
1. Roger de Lafforest, « À propos de la jeune génération », Revue des jeunes, 10 juin 1924, p. 292.
2. Paul Gilson, « Adieu Roger ! », Les Cahiers du Taudis, 19 novembre 1927.
3. Roger de Lafforest, « Un Céline surréaliste », La Révolution nationale, 29 avril 1944.
4. Roger de Lafforest, Les figurants de la mort, L’Arbre vengeur, Talence, 2009. On peut se procurer le roman auprès de l’éditeur : www.arbre-vengeur.fr.
5. Jean-Pierre Martin, Le livre des hontes, Seuil, Paris, 2006, p. 155.
6. Roger de Lafforest, « La fin d’un règne », La Gerbe, 20 novembre 1941, p. 1.
7. Anne Denieul, Le sorcier assassiné, Librairie académique Perrin, Paris, 1981, p. 168-220.
Roger de Lafforest a publié :
Kala-Azar, roman, Grasset, 1930 ; Les figurants de la mort, roman, Grasset, 1939 et L’Arbre vengeur, 2009 ; Si le ciel tombec, roman, Colbert, 1942 ; La cravate de chanvre, nouvelles, André Martel, 1953 ; Pêcheuses d’hommes, enquête journalistique sur la prostitution, en collaboration avec Armand Jammot, André Martel, 1954 ; Les perruques de Don Miguel, roman, Del Duca, 1955 ; Le sosie du prince, roman, Del Duca, 1966 ; L’art et la science de la chance, Robert Laffont, 1968 ; Ces maisons qui tuent, Robert Laffont, 1972 ; La réalité magique, Robert Laffont, 1977 ; Les lois de la chance, Robert Laffont, 1978 ; Présences des invisibles, Robert Laffont, 1983 ; La magie des énergies, Robert Laffont, 1985 ; Géranium, poésie, Du Verseau ; L’effet Nocebo, Enquêtes sur les voies et les mécanismes de l’influence à distance, Robert Laffont, 1989 ; Signé : « Dieu », À la recherche d’un code numérique exprimant la loi d’harmonie qui régit le monde, en collaboration avec Jacques Langlois, Robert Laffont, 1992 ; L’arme absolue, La prière (Le mode d’emploi, les accessoires, les aides, les intercesseurs, les empêchements), Astra, 2001.
EXTRAITS
Le fou hurlait deux fois par jour : à l’aube, quand le premier avion, ronflant à hauteur des cheminées, réveillait le village ; au crépuscule, après que trois coups de trompe prolongés eussent chassé les carriers des meulières.
Les habitants de Saint-Maury-sur-Yveline ne prêtaient pas attention à ce cri étrange qui annonçait l’orée et la retraite du jour. Bruit insolite, devenu à la longue familier, il renforçait la monotonie de la vie quotidienne ; il faisait partie maintenant du thème musical, propre à tout paysage que l’homme habite, différent selon chaque lieu, et qui suffit à évoquer un village, à le définir par une simple rumeur qui lui est particulière.
Les figurants de la mort, L’Arbre vengeur, 2009, p. 31.
Depuis cette première rencontre, je devins l’ami du capitaine PetitGuillaume, et pendant tout le temps que dura mon séjour à Saint-Maury, j’allai lui rendre visite chaque jour. Ah ! non, il n’était pas fou. C’était un homme paisible et sociable. Seulement il était entré dans le village comme un corps étranger, et cet organisme sain, ne pouvant l’assimiler, s’efforçait de le rejeter. La calomnie, les préjugés, la morale, la peur du mystère, toutes les composantes qui forment l’unité spirituelle et physique d’un village français entraient en jeu contre PetitGuillaume, ce blessé de l’Aventure, coupable de porter en lui les germes destructeurs de la cité et de la société.
Les figurants de la mort, L’Arbre vengeur, 2009, p. 41.
À la terrasse des « Deux Magots », je retrouvai les mêmes figurants du faux Paris, élèves imbéciles et snobs de l`École des Sciences Politiques qui croient s’affranchir en venant jouer au bridge à côté d’une table occupée par des esthètes dégrossis, mieux lavés, descendus de Montparnasse, ou par des touristes américains accompagnés de leurs parasites, ou par quelques aspirants politiciens, quelques-uns des jeunes porcs du régime qui apprennent à s’engraisser dans l’administration ou les antichambres ministérielles, des journalistes à permission de minuit, bref le gratin de l’intelligence, l’élite sans salon, les petits automates de l’arrivisme et l’internationale de la fausse bohème à change élevé.
Les figurants de la mort, L’Arbre vengeur, 2009, p. 214.