Encore trop ignorés par le public et la critique, les romans, les nouvelles ainsi que les divers écrits de Jean Reverzy sont désormais entièrement publiés et ont fait l’objet d’excellentes études, comme les articles recueillis par la revue Sud, en 1987, et Lire Reverzy, dix ans plus tard1.
Parce qu’il était médecin, parce qu’il a créé des personnages de médecins et de malades, voire de médecins malades inspirés par sa propre expérience, parce qu’il a puissamment évoqué l’humanité dolente des hôpitaux et des salles d’attente, Jean Reverzy a surtout été lu comme le romancier de la maladie, de la souffrance, de la mort. Et, sans conteste, des récits comme Place des Angoisses ou La vraie vie ne peuvent qu’occuper une situation privilégiée au sein de la littérature nosographique, que l’on doit souvent à des écrivains venus de la médecine : la « famille » de Jean Reverzy est nombreuse, à commencer, pour le seul vingtième siècle français, par Georges Duhamel ou Louis-Ferdinand Céline.
Jean Reverzy est né le 10 avril 1914, au camp militaire de Balan, dans l’Ain, à une trentaine de kilomètres de Lyon ; son père, capitaine au 34e régiment de Zouaves, sera tué un an après le début de la guerre, en septembre 1915, comme le furent aussi ceux de beaucoup d’auteurs contemporains, Marcel Arland, Albert Camus, André de Richaud Le jeune orphelin fait ses études secondaires au collège des Chartreux à Lyon, lit les poètes modernes, notamment Stéphane Mallarmé qui aura une influence déterminante sur sa poétique à venir, et les romanciers de la grande aventure, Robert Louis Stevenson, Joseph Conrad, Herman Melville. En 1932, il entame ses études de médecine et soutient sa thèse de doctorat en 1940 ; il entre dans la résistance en 1941, rejoint le maquis en 1944 et, après la Libération, exerce son activité médicale jusqu’en 1952, date à laquelle il commence un voyage de plusieurs mois en Océanie. À son retour, il entreprend l’écriture du Passage et publie plusieurs articles, « Souvenir de Gauguin à Tahiti », « À Bora-Bora avec le souvenir d’Alain Gerbault », tout en reprenant son métier de médecin généraliste ; après une entrée brillante en littérature – Le passage obtint le Prix Théophraste Renaudot en 1954 et connut un réel succès de librairie –, la parution d’un deuxième roman, Place des Angoisses, en 1956, et du récit Le corridor en 1958, Jean Reverzy est déjà oublié lorsqu’il meurt brutalement, à quarante-cinq ans, en 1959. Ce qui explique à la fois la rapidité et la brièveté de sa réussite, c’est sans doute l’exigence, forgée d’un texte à l’autre, d’inventer un style, « une écriture à la recherche de son propre dépassement2 », un mode d’expression toujours en rupture par rapport aux normes. Car, quelles que soient la qualité et l’intensité de la narration dans Le passage ou Place des Angoisses, il paraît clair qu’elle a été jugée trop conventionnelle par Reverzy puisque, tout en refusant de publier Le silence de Cambridge, il s’est imposé, avec « Le Regard » et surtout Le corridor, un renouvellement complet de la forme romanesque. Ces titres, bien que se reliant aux précédents par l’inexorable décomposition des destins et des corps3, révèlent que leur auteur était l’exact contemporain des nouveaux romanciers, un proche méconnu de Samuel Beckett, l’un des écrivains, enfin, les plus novateurs de sa génération.
Une écriture anatomique
Jacques Chauviré4, médecin et écrivain lyonnais, lui aussi, ami de Jean Reverzy et orphelin de la Grande Guerre, comme lui, a rappelé l’influence qu’a pu avoir sur la sensibilité de celui-ci la fréquentation des salles d’anatomie : « Il est vraisemblable que, jusqu’à l’âge où Reverzy commença à écrire, les souvenirs qu’il avait engrangés de l’agression des médecins sur le cadavre restèrent enfouis en lui-même5 ». Et il ne fait pas de doute que ces impressions trouvent leur écho dans l’œuvre du romancier, sous des formes différentes, en des scènes particulièrement fortes. L’exemple le plus probant nous est fourni par la dissection du corps de Palabaud dans Le passage, où la description de ce travail anatomique, dirigé par le Professeur Joberton de Belleville, couvre quatre pages du dernier chapitre, description toutefois légèrement moins longue que le récit d’une autopsie pratiquée sur la dépouille d’une vieille femme dans « Nécropsie », ensemble de textes écrits par Jean Reverzy à l’époque où il terminait ses études. Au-delà de certaines similitudes, qui permettent de considérer ce récit comme un premier état de la scène finale du Passage, c’est le personnage de l’employé au dépôt mortuaire – Eugène dans Le passage, Vincent dans « Nécropsie » – qui assure le lien et la continuité entre les deux épisodes : lui, dont le faciès est monstrueux6, passé maître en l’art de redonner aux cadavres disséqués une apparence « humaine », se voit affligé dans « Nécropsie » d’un grave bégaiement ; ce « drame du langage7 » déclenche chez le narrateur une méditation fugitive : « Un exaltant désir m’animait parfois de recherche et de vérité. Avec quelle facilité certains êtres passaient de l’inexprimé à l’inexprimable ! Mais quel était ce passage dans sa forme et dans sa nature ? Une formule, une loi, pouvait-elle en être le symbole ? Et quel que soit ce symbole, quelle réalité pouvait-il bien exprimer du rythme de la vie intérieure8 ? » Où l’on peut voir qu’à partir d’un texte de jeunesse, s’est nouée dans l’imaginaire de Reverzy une relation essentielle entre la dislocation des corps, l’articulation de la parole et la naissance de l’écriture. Mais il faut pourtant constater que ce n’est pas la leçon d’anatomie, encore brièvement évoquée dans Place des Angoisses, qui traduit le mieux, dans l’œuvre de cet auteur, l’absurdité de la destinée humaine même si, en établissant la distinction radicale entre un mort et un cadavre – thème récurrent dans les romans « médicaux9 » –, elle met crûment en scène la réification des corps et renvoie, du coup, l’individu au néant. À trop insister sur le dépeçage des chairs, l’écrivain eût versé dans une morbidité douteuse, sans aller, pour autant, vers une véritable nouveauté stylistique. L’« attirance qu’éprouvait Reverzy pour la décomposition », selon Jacques Chauviré, on la cernera davantage dans l’observation des personnages vivants et l’abandon d’un réalisme conventionnel.
L’art de la décomposition
C’est, chronologiquement, dans Place des Angoisses que Jean Reverzy se livre à sa première étude du mouvement en évoquant la démarche, très singulière, du Professeur Joberton de Belleville. « Abandonnant son tronc aux effets de la pesanteur, il avançait comme si d’une seconde à l’autre, il eût dû choir et ses jambes, sous lui, pour éviter la chute, exécutaient des mouvements précipités. » Ce déséquilibre permanent, qui menace le personnage, creuse une faille au sein d’un monde, celui de la médecine, censé représenter l’autorité ; de même, la stabilité et la sécurité bourgeoises, que symbolise l’appartement du Professeur, sis Place des Angoisses, sont ruinées lors de la traversée du couloir, à la fin du chapitre 4. « Et il fonçait, non du pas saccadé qui lui était habituel, mais à grandes foulées cadencées, les coudes au corps. Sur le champ, je l’imitai, je le rattrapai, et nous franchîmes les derniers mètres du couloir, tous deux à la même hauteur, au même pas, regardant droit devant nous, comme deux recrues s’entraînant vivement à la marche. Mouvement qui nous amena contre la porte, où notre élan se brisa. »
Cette scène épico-comique pourrait n’être que burlesque si elle n’introduisait une rupture très insolite dans la tonalité dominante du roman : elle atteste, en effet, la volonté de troubler non seulement les images sociales mais aussi les catégories du réel en des pages où se trouve la préfiguration du renouvellement narratif que Jean Reverzy devait entreprendre avec Le corridor. S’y lisent déjà l’observation minutieuse du geste, la désarticulation du corps en marche, la décomposition analytique du mouvement. Et afin d’accentuer l’étrangeté de la vision, Reverzy ralentit ou accélère la progression, comme au cinéma ou dans le rêve, abolissant ainsi la donnée temporelle propre à la fiction traditionnelle. De fait, par un texte figurant dans « Le drame du langage », nous savons que Reverzy s’était essayé à un récit de rêve, qu’il donne à la suite de ses réflexions sur les travaux de Freud. Et le caractère incohérent des lieux comme des paroles, propre aux visions oniriques, entre, par la voie de l’irréel – ou du surréel – dans l’esthétique du Corridor, l’un des récits les moins narratifs du second vingtième siècle. Son projet, l’écrivain l’a exposé dans une préface, retirée au moment de la publication, qui montre que sa préoccupation principale porte sur la relation action/temps. « […] je voulais décrire un homme. Non l’homme d’hier ou de demain, mais l’individu pris en flagrant délit d’existence. Et cela commencerait à l’instant T, T ne désignant ni l’heure, ni la minute, mais la seconde. Et après l’homme de T, celui de T1, T2, et ainsi de suite jusqu’à épuisement de la question et du sujet, en fonction de ce que je pourrais en connaître ; c’est-à-dire de ce qu’un homme peut entrevoir de son existence en déplacement : ses mains, ses pieds, les pans de vêtements qui l’accompagnent. […] Par amour des situations nettes, je posais le mannequin à l’entrée d’un couloir, où j’allais tenter de l’animer. »
Est ainsi proposée une véritable autopsie du corps, ici réduit à la mécanique du pantin, qui ne peut se concevoir que dans une durée illimitée, à savoir nulle du point de vue romanesque. Maurice Nadeau, éditeur de l’ouvrage, rappelle que Jean Reverzy ne lui a donné que cent pages sur les cinq cents initialement rédigées par crainte d’un échec total, en ajoutant : « Il travaille devant une image de Frankenstein, celle-là même qu’il colle dans l’exemplaire du Corridor qu’il m’a destiné et, en fin de compte, c’est bien un monstre qu’il a fabriqué10 ». Voilà qui nous renvoie à l’art de Vincent/Eugène mais, plus sérieusement, qui fait prendre la mesure de la nouveauté stylistique explorée par l’écriture reverzienne, proche, par sa technique, du nouveau roman, on l’a vu, par ses ambitions aussi, notamment celle d’en finir avec la « vieille » littérature ; en revanche, l’on peut déplorer que Jean Reverzy n’ait pas bénéficié du succès rencontré par ses contemporains. Ainsi « L’École du regard » eût-elle pu admettre en son cercle l’auteur de cette étrange nouvelle intitulée, précisément, « Le Regard ».
Un tel récit, cependant, aspire à un autre type de décomposition car il ne s’agit plus ici de saisir les infimes variations du geste mais bien de démembrer, de dissoudre même le corps jusqu’à la perte irrémédiable de l’unité existentielle, au-delà de la solitude, jusqu’à l’anéantissement de la créature. Fût-ce dans la fusion avec la matière. Parce qu’il suit le cheminement de deux personnages rampant dans la boue, cherchant à s’éliminer l’un l’autre, parce qu’il conduit à s’« enfoncer encore plus loin, dans l’obscur, le compact », « Le Regard » annonce le roman de Beckett Comment c’est, publié en 1961. Et puisque l’on sait à quel point les personnages beckettiens sont voués à la réduction, puis à l’effacement, il n’est, pour relier les deux écrivains, que de convoquer les nombreux endroits où Jean Reverzy dessine l’image éclatée du sujet dans le miroir brisé, donnant à voir l’« âpre combinaison de l’esprit rusant avec les forces adverses de pesanteur et de résistance d’un monde faussement solide ». Pour Reverzy, la tentation de toucher aux limites de la littérature ne fut pas moindre que chez Beckett.
Se taire
Bien qu’assez rare dans l’œuvre reverzienne, l’humour n’en est pas absent, prenant surtout la forme de la parodie. Parodies de l’écriture facile, de l’écrivain complaisant à soi-même et à ses lecteurs, voire pastiches du roman commercial. Des textes comme Le silence de Cambridge, « Le Massacre des Immortels », « Histoire d’Amblard », « Présence de Feutron » fustigent avec drôlerie les plumitifs – littérateurs ou critiques – qui tirent vanité d’un talent plébiscité par la mode du jour et aspirent à la gloire. Le silence de Cambridge est le titre en abyme du roman lu par la narratrice, ouvrage dont elle cherche à s’inspirer pour apprendre l’art du bien écrire : revient alors en leitmotiv, dans son récit, une formule qui l’a frappée : « […] l’aigrette aux cent feux », fascinante et irritante d’artifice. Mais, d’une implacable exigence en ce qui concerne le travail stylistique, c’est d’abord à son propre métier que Jean Reverzy applique l’éprouvante discipline : « […] troquer le léger stéthoscope contre la lourde plume », afin de tracer jusqu’à l’épuisement, isolé dans la nuit de son « tombeau11 », les signes arrachés au murmure intérieur.
Après Place des Angoisses, l’espace littéraire devient, pour Jean Reverzy, le lieu d’un mortel déchirement entre la nécessité de dire et la tentation de se taire. Au geste qui s’acharne à écrire – « Une main qui s’attarde sur le papier, jamais satisfaite, préférant déjà le mot biffé à celui qui vient de le remplacer » – répond la décomposition de la parole : « […] les premiers mots de la phrase qui se formaient sous ma plume se corrodant avant que n’en fût tracé le dernier ». Il s’agirait pourtant de lutter contre le morcellement de l’être, de réunir les éclats dispersés de la conscience. « Dans les gravats du langage, j’ai trié des mots, un à un, pour les juxtaposer jusqu’à me contempler dans leur assemblage. Pour me dépeindre, j’appris qu’il fallait aussi reconstruire le monde où j’étais épars. » Mais, contrairement à Vincent/Eugène reconstituant et recousant les cadavres autopsiés pour leur redonner un semblant d’unité, l’écrivain lucide ne se laisse séduire par aucune illusion ni trompe-l’œil, capable d’affirmer, d’un même mouvement : « L’écrivain qui pose la plume est mort » et « l’acte d’écrire est pour moi un acte d’autodestruction ». Est-il possible, afin de résoudre la contradiction, d’être écrivain sans écrire, comme le souhaitait Franz Kafka ? La seule voie qui s’offrirait alors serait l’acheminement vers le silence, mais par l’écriture : « […] il écrivait par amour du silence. Il disait aussi que le silence était enviable et que le meilleur moyen de le connaître et de le mériter était d’écrire. Que l’écriture elle-même n’était qu’un initiation au silence ».
Souvent comparé à Maurice Blanchot12, auteur qu’il découvrit à la toute fin de sa vie13, Jean Reverzy aurait sans doute souscrit à cette phrase de L’écriture du désastre : « Le silence est impossible : c’est pourquoi nous le désirons14 ». Un tel paradoxe se conçoit seulement si « la littérature n’a pour objet que sa propre essence15 », si le langage, tendu vers son anéantissement, scrute encore l’indicible dans l’espérance d’un ultime accord entre l’informulé et l’informulable :
« […] à la pointe du fil brisé du mot aboli s’élevait déjà la rumeur du mot à venir. […] Et l’écriture allait là-bas, qui me traçait sûrement mon chemin ».
Autopsier les corps pour en découvrir le secret mécanisme, disséquer le verbe afin de percer son mystérieux pouvoir, tour à tour créateur et destructeur, révéler le caché, voir l’invisible, telle fut la quête de Jean Reverzy, cherchant dans la mort une raison de vivre16. Pour le médecin comme pour l’écrivain, le remède est dans le mal.
1. Sous la dir. de Frédérique Martin-Scherrer, Lire Reverzy, Presses Universitaires de Lyon, 1997.
2. Serge Gaubert, « Reverzy vivant », Sud, n°71-72, 1987, p. 5.
3. Voir Claude Louis-Combet, « Du corps agonique au corps mécanique. L’immobile traversée de Jean Reverzy », Miroirs du texte, Deyrolle, 1995.
4. Voir mon article, « Jacques Chauviré ou la vie auscultée », Roman 20-50, n°35, juin 2003.
5. Jacques Chauviré, « Jean Reverzy, le cadavre et la littérature », Sud, op. cit., p. 133.
6. « Je regardai son visage assez étonnant par l’élargissement des joues et du menton où d’énormes mâchoires, éminemment crocodiliennes, s’entrebâillaient sur une denture de fines pointes noires et sur une langue épaisse, gourmande ou gomorrhéenne, qui vivait et se perdait au-delà des ténèbres du pharynx. » « Le passage », œuvres complètes, « Mille et une pages », Flammarion, 2002, p. 166.
7. « Nécropsie » dans « Le mal du soir », œuvres complètes, op. cit. p. 818 ; « Le drame du langage » est également le titre d’un texte du même recueil d’écrits autobiographiques, op. cit., p. 778-784.
8. Ibid.
9. Voir Jacques Chauviré, article cité, p. 136-137.
10. « Jean Reverzy. Une expérience de la littérature », La Quinzaine littéraire, 16-30 novembre 1977, p. 6 et Grâces leur soient rendues, Albin Michel, 1990, p. 338. Maurice Nadeau commet l’erreur, courante, d’attribuer le nom du Docteur Frankenstein à sa créature.
11. « Il me fait entrer dans son cabinet de consultation, volets fermés, au rez-de-chaussée. – Mon tombeau. C’est ici que, la nuit, je me réfugie pour écrire. » Maurice Nadeau, Grâces leur soient rendues, op. cit., p. 333.
12. Voir Philippe Dulac, compte rendu des œuvres (Flammarion, 1977), NRF, n°302, 1er mars 1978, p. 121, et Jean-Bernard Vray, « Ruptures, passages, initiations dans Place des Angoisses », Sud, op. cit., p. 105.
13. Charles Juliet, « Visites à Jean Reverzy », Les lettres nouvelles, 16 septembre 1959, p. 19.
14. Gallimard, 1980, p. 23. On trouve, dans Le mal du soir, une analyse très blanchotienne : « Le mot me donne l’être mais me le donne privé d’être. Il est l’absence de cet être, son néant, ce qui demeure de lui lorsqu’il a perdu l’être, c’est-à-dire le seul fait qu’il n’est pas » ; « 1955 » dans« Le mal du soir », Œuvres complètes, op. cit., p. 849.
15. Charles Juliet, article cité, p. 18.
16. « […] la mort […] dont j’attendais trop pour n’en pas être déçu à l’instant où je la connaîtrais. » « Un jour », La recherche d’un miroir, Œuvres complètes, p. 513.
Œuvres de Jean Reverzy :
Le passage, Julliard, 1954 ; Place des Angoisses, Julliard, 1956 ; Le corridor, Julliard, 1958.
Posthumes : Le silence de Cambridge suivie de La vraie vie, Julliard, 1960 ; À la recherche d’un miroir : textes, articles, nouvelles, Julliard, 1961 ; Le mal du soir, Écrits autobiographiques (1935-1959), Actes Sud, 1986 ; Le souffle [version initiale du Corridor], Actes Sud, 1988 ; œuvres complètes, « Mille et une pages », Flammarion, 2002, contiennent : Le passage, Place des Angoisses, Le corridor, Le souffle, À la recherche d’un miroir, La vraie vie, Le silence de Cambridge, Le mal du soir. [Une première édition des œuvres, Flammarion, 1977, contenait ces mêmes titres à l’exclusion du Mal du soir et du Souffle]
EXTRAITS
« Voyons le foie », dit le professeur.
L’externe posa son coutelas ; et, sans peur, enfonçant entre les glissantes spirales de l’intestin grêle ses mains et ses avant-bras jusqu’au coude, mit au jour une masse bizarrement colorée qui pouvait rappeler des choses très disparates : un énorme champignon, une grosse motte de beurre, un bloc de granit finement pailleté. C’était le foie de Palabaud, un foie monstrueux que, sans rien dire, et l’examinant de très près, le professeur Joberton de Belleville toucha du doigt pour en reconnaître la dureté. Le maître sembla méditer profondément : ses lèvres grimacèrent pour exprimer un doute ou un débat intérieur. Les étudiants se taisaient eux aussi, en arrêt devant le bloc étrange que l’externe maintenait hors des entrailles en attendant que le maître parlât. Celui-ci dit seulement :
« Continuez. »
Alors fut pratiquée en un temps et toujours avec la même maîtrise l’éviscération totale. L’externe donna quelques brusques coups de ciseaux aux pédicules de la base du cou, puis, empoignant les poumons et s’agrippant au fouillis des gros vaisseaux et des bronches, dans un puissant et lent effort, détacha d’un seul geste l’ensemble des organes : les fibres craquaient, les veines se rompaient avec un claquement sec. Enfin toute la masse ruisselante comme un énorme paquet d’algues boueuses s’abattit sur la table entre les cuisses du cadavre. Les spectateurs s’écartèrent pour ne pas être éclaboussés ; comme je n’avais pas bougé, je me trouvai au premier rang, près de l’étalement gluant des viscères. Le maître, un peu à l’écart, disserta au milieu de ses disciples.
« Cirrhose pigmentaire ?… Au fond, je n’en suis plus sûr du tout. L’aspect macroscopique des lésions n’est pas probant. L’examen du laboratoire peut réserver des surprises. En tout cas, ce foie est le plus volumineux que j’ai vu. En 1910, mon père a signalé des hépatomégalies de ce genre… Regardez tout cela, messieurs… »
L’opérateur maintenant préparait les viscères et les disposait sur une table voisine à la façon d’un étal de triperie : je vis les poumons, le cœur, les reins et le foie monstrueux que le maître désigna à Eugène, en disant impérativement :
« Vous le pèserez… »
Le passage, ch. 13, Œuvres, p. 168-169.
Itinéraire enchevêtré, encombré de chaises, de fauteuils, de tables en mouvement vers le marcheur lancé à contre-courant des choses plus proches ou plus lointaines qu’il ne les estimait, et reposant de seconde en seconde la question de savoir qui de l’homme ou du meuble l’emporterait : controverse tournant à l’avantage du premier multipliant les feintes, les effacements grâce auxquels s’effaçaient les obstacles lui barrant la route vers ce passage où surgit à son approche un réseau de fils, de tuyaux, émergeant de la pénombre, qui s’anima, trembla, vacilla, reproduisant l’ébranlement intérieur de l’être privé du soutien du sol qui se dérobait, car j’avais oublié les marches. Et, spectre pantelant, déchiqueté, je battis désespérément le vide, renvoyé d’une muraille à l’autre, puis à terre où mon corps disloqué s’étala de tout son long, s’étira, se déplia avant que de se retrouver, je ne saurai jamais comment, à la verticale et lancé dans un bric-à-brac rongé de chaises sans pied, de tapis mités et tout un fouillis d’objets condamnés entre lesquels, ruine en mouvement parmi des ruines qu’elle frôlait, déambulait une domestique âgée, chargée de draps qu’elle étreignait et, à chaque pas, ramenait d’un coup de genou au creux de son ventre. Et progressant ainsi par bonds cassés, telle une ribaude de carrefour, à grand renfort de soubresauts outrés et de soulèvements de tibia flottant dans le bas de laine tricotée retenu par des jarretières de ficelle et, à chaque cabriole, entraînée un peu plus par le fardeau qu’elle retenait en imprimant plus de fougue à ses extravagantes figures : ossements, muscles, nerfs, soumis à la même loi de mort dans l’effort achevé et de survie dans le relâchement ; flexion du genou, tressautements de la hanche, retrait du pied, recroquevillement de l’orteil dans la chaussure, prémonitoires de l’avant-dernier soubresaut après lequel, dans l’abandon, le dernier se dérobait encore, sous l’effet d’un nouvel ébranlement de la carcasse.
Le corridor, ch. 3, Œuvres, p. 274-275.
« 1956 »
31 août
Dès le jour où je tentai d’écrire, je me heurtai à une volonté de silence. Et devant la feuille blanche j’entendis deux voix contradictoires : « Parle ! » « Tais-toi !» ; et j’hésite toujours à obéir à l’une ou à l’autre.
En vérité, seuls les morts pourraient bien écrire. Je veux dire par là que, libéré de la contrainte du passé, du respect de l’immédiat, l’écrivain doit être assez éloigné de son sujet pour en saisir l’essence et les vrais contours.
« 1957 »
6 septembre
Je regarde parfois, sur un rayon de la bibliothèque, les deux livres que j’ai écrits ; ils sont là, tout petits, serrés d’un côté par Edgar Poe, et de l’autre par les 32 volumes des œuvres complètes de Bossuet : si les bouquins ont une vie ils doivent se sentir mal à l’aise. Pour leur donner plus d’importance, j’ai mis à côté des traductions : mais cela ne fait pas encore très gros quand je donne le coup d’œil du propriétaire. Et je pense à ces ouvriers avares, que j’ai connus, qui travaillent tout le jour, et le soir, jusqu’à épuisement, font des heures supplémentaires, rognent sur le pain, le tabac, et même le vin ; et aussi à ce vieux paysan, mon parent, qui se louait à la journée chez ses voisins, et travaillait ses champs au clair de lune. Pour pouvoir grossir une petite liasse serrée sous le matelas !
« Le mal du soir », Œuvres, p. 873 et 894.