« Dans cent ans, deux cents ans, il peut venir devant ce livre un copain qui aime les sports, la vie de l’esprit, les phrases bien serrées ; celui-là pensera à moi comme tu y penses. »
Jean Prévost, La chasse du matin.
Auteur d’une bonne trentaine de livres, principalement des romans et des essais, Jean Prévost (1901-1944) a été tué quelques jours avant la Libération. Injustement oublié, Prévost est réapparu dans l’actualité littéraire en 1994 à la faveur de la publication, chez Gallimard, du livre de Jérôme Garcin, Pour Jean Prévost, de la réédition de deux romans de l’auteur par la maison d’édition Zulma (Le sel sur la plaie et La chasse du matin) et d’un colloque tenu à Paris.
Cette « offensive » littéraire a fortement contribué à attirer l’attention des historiens de la littérature sur un écrivain dont la mort précoce (il avait 43 ans) avait fait oublier une œuvre de rare talent. Depuis, les activités autour de l’écrivain ont été régulières : publication du Bulletin de l’Association Jean Prévost (trois numéros jusqu’à présent) et de Retrouver Jean Prévost (Presses universitaires de Grenoble, 2002) par Michel Prévost, fils de l’écrivain, création du site officiel de l’écrivain (www.jeanprevost.org), colloque à l’Université Jean-Moulin (Lyon 3) en décembre 2004, sans compter de nombreux hommages et surtout la réédition de quelques ouvrages clés de Prévost, comme l’essai Plaisirs des sports, le roman Les frères Bouquinquant et les importantes études sur Stendhal et sur Baudelaire.
L’image qui semble résumer le mieux Jean Prévost est celle d’un homme profondément vivant, énergique, capable de la meilleure volonté, de ce type d’homme fait pour être aimé et qui aspire à donner l’exemple. Il aura été toute sa vie profondément occupé par la recherche d’une éthique, ce qui se donne à voir notamment dans sa détermination constante d’allier l’agir et la réflexion. Qu’elle soit politique (à travers une orientation idéologique fortement affirmée à gauche et un engagement convaincu dans la Résistance) ou sportive (Prévost a notamment été champion universitaire de boxe), l’action est toujours accompagnée d’une réflexion. En témoignait d’emblée son premier livre, Plaisirs des sports (1925), qui est une étude du corps humain, une analyse introspective des mouvements musculaires qui sert aussi à l’auteur à définir une manière d’habiter son corps et de vivre.
L’analyse occupe une place centrale dans toute l’œuvre de Jean Prévost. Sa production d’essayiste en rend compte largement, qu’il s’agisse de la réflexion littéraire (La pensée de Paul Valéry, 1926 ; L’esprit de Jean Giraudoux, 1933) et philosophique (Essai sur l’introspection, 1927) ou encore de l’analyse de soi, par exemple sous la forme du bilan qu’il propose à trente ans dans Faire le point (1931), et qui sera repris en tête des Caractères (1948). C’est que Prévost n’a jamais cessé d’entretenir avec lui-même une exigence de connaissance, de lucidité et de sincérité, qui explique d’ailleurs son admiration pour Montaigne (La vie de Montaigne, 1926) et pour Stendhal (La création chez Stendhal, 1942), des écrivains qui ont su mieux que d’autres parler d’eux, connaître les autres à partir d’eux-mêmes.
En raison de l’exigence presque ascétique de la pensée qui caractérise la production de Jean Prévost, nous pourrions dire qu’il est un philosophe littéraire. Aujourd’hui, à la relecture de ses livres, de ses romans en particulier, on comprend que, un peu paradoxalement, cette exigence réflexive dessert l’écrivain en même temps qu’elle est sa principale qualité. Dans sa préface à Essai sur l’introspection, Louis Martin-Chauffier, insistant sur les dons d’esprit de Prévost, indiquait : « Il est tout corps et tout esprit1 », qualités qui selon lui étaient contraires à la sensibilité d’un romancier. Si des romans comme Les frères Bouquinquant et La chasse du matin, les meilleurs de Prévost, donnent certainement tort au préfacier, on ne peut que lui donner en partie raison en ce qui concerne d’autres romans, en particulier Rachel. C’est aussi ce plaisir de l’abstraction qui rend difficilement classable un texte comme Tentative de solitude (1925), qui est une sorte de roman de la pensée (l’auteur parle de « conte »), Prévost ayant « voulu montrer les jeux d’une méditation errante et déréglée, où la pensée suit les lois d’un corps inactif2 ». La phrase est importante : l’évolution de la fiction, chez Prévost, ira vers une appropriation et une affirmation toujours plus grandes de l’agir, vers une volonté de se situer parmi les autres. Outre les essais-romans Tentative de solitude et Brûlure de la pensée (1926), quelques recueils de nouvelles et un récit autobiographique (Dix-huitième année, 1929), Jean Prévost a laissé cinq romans.
Les romans d’éducation
Le premier, Merlin (1927), est une éducation sentimentale. Ce n’est pas le meilleur, mais il pose assez explicitement ce qui sera le thème dominant des romans suivants : « devenir un homme », selon l’expression qui définit la quête éthique de Merlin. Entre quinze ans, âge où il perd son pucelage durant les vacances d’été, et vingt-deux ans, Merlin a une suite d’aventures, qui avec le temps deviennent de plus en plus sérieuses. À la fin, il vit pour la première fois une peine d’amour avec celle qu’il aurait voulu épouser, mais qui a choisi un autre homme. Dans Rachel (1932) aussi, l’amour est l’unique préoccupation du héros, René Sombernon. Mais le roman n’a pas la frivolité qui caractérise l’écriture de Merlin. On pourrait dire que Rachel est cette fois-ci une « épreuve sentimentale », dont le héros ne se tire d’affaire qu’après des moments de désespoir et de souffrance auprès d’une femme indécise, qui dans un sens – pour reprendre le mot de Swann à l’égard d’Odette chez Proust –, n’est pas son genre. Roman psychologique d’une abstraction soutenue, le texte vaut à la fois comme témoignage et comme leçon. Dans sa préface au roman, Prévost explique qu’en amour il faudra aux jeunes hommes « courir des risques, s’inventer une conduite à tenir, un courage, une sorte de poésie, sans l’assistance des habitudes ou des conseils3 ».
La parenthèse populiste
Entre ces deux romans, Jean Prévost publie Les frères Bouquinquant (1930). Avec ce roman remarquable, l’écriture a changé de manière importante. Prévost souscrit ici à l’esthétique populiste, qui connaît son heure de triomphe avec le Manifeste du roman populiste (1928) de Léon Lemonnier et le roman d’Eugène Dabit, L’Hôtel du Nord (1929), premier récipiendaire du Prix du roman populiste. En outre, à l’encontre de Rachel, par exemple, Prévost fait agir ses personnages, qui ne sont pas que des abstractions.
Léon Bouquinquant, une brute alcoolique, a épousé une jeune provinciale, Julie, dont Pierre Bouquinquant, le cadet des frères, est amoureux. Ancien boxeur, mécanicien, Pierre est un militant communiste. Lorsqu’il met Julie enceinte, elle préfère mentir à Léon et lui dire qu’il sera bientôt père. Mais Pierre change, son amour pour l’enfant à venir et pour Julie l’attendrit, « comme s’il oubliait son communisme, son mépris de la famille ». À Julie il a acheté Le livre des jeunes mères que, pour sa part, il connaît par cœur. Au moindre signe de faiblesse de sa belle-sœur, il la conduit, inquiet, à l’hôpital. L’enfant est à peine né que les deux frères ont une altercation : Léon se noie dans le fleuve où il est tombé. Parce que, auprès de l’enfant qu’il pourra élever librement, Pierre est « grisé de possession, de paternité », il accepte la proposition de Julie de se dénoncer comme responsable de la mort de son mari, car elle croit qu’il lui sera plus facile d’être acquittée que Pierre. Pendant la détention de Julie qui est en attente de son procès, Pierre s’occupe de l’enfant avec un amour absolu. Quant à Julie, elle fait le vœu à la Vierge, si elle est acquittée, d’épouser Pierre à la condition que, pendant une année, il fasse pénitence et fréquente l’église. À la fin, Julie ayant été acquittée, Pierre finit par accepter la décision de Julie.
La paternité du héros, qui est au cœur du roman, soulève un certain questionnement. La réunion promise de Pierre et de Julie, par-delà les conditions posées par celle-ci à la fin, fera sans doute triompher un idéal familial, mais on voit au terme de quelles embûches et à quel prix. Pierre a fait un enfant à la femme de son frère, et ce n’est que par le meurtre, fût-il non prémédité, qu’il pourra revendiquer comme sien cet enfant ; en outre, les conditions précaires qui lui permettent de s’occuper de l’enfant durant la détention de Julie et la décision de celle-ci qui oblige Pierre à attendre un an avant de pouvoir vivre avec elle et leur fils, tout cela montre que la paternité et la vie de famille ne vont pas de soi dans ce roman. En réalité, dans Les frères Bouquinquant, Prévost se débat avec une idée qu’il était encore incapable de bien envisager dans Merlin, mais vers laquelle pourtant le héros éponyme tendait, et qu’il mènera à terme dans La chasse du matin.
Un diptyque romanesque
Le sel sur la plaie (1934) et La chasse du matin (1937) forment en quelque sorte un diptyque, dans la mesure où Dieudonné Crouzon, à qui est consacré le premier roman, est, dans le suivant, un personnage secondaire de premier plan qui vient éclairer le parcours du héros, Roger Dannery.
La première phrase du Sel sur la plaie dresse tout le projet identitaire du roman : « Tu te connais, Crouzon ? » Chassé de Paris à la suite d’une calomnie, Crouzon fera sienne la recommandation de son ami Boutin, dont l’avis est toujours averti : « [P]our plaire il faut d’abord s’aimer ». Voilà habilement décrite en deux mots la psychologie du héros, et elle indique dans quel sens celui-ci devra s’orienter pour apprendre à devenir un homme : d’abord se conquérir soi-même. Mais se conquérir, c’est aussi savoir agir ; plus précisément, c’est apprendre à se connaître à travers l’action. Parti se fuir en province, Crouzon y fera fortune dans la publicité et l’imprimerie, puis reviendra triomphant à Paris.
Mais ce roman de l’énergie est surtout le roman de l’orgueil. Si Crouzon trouve la force nécessaire pour réussir, c’est parce qu’il n’oublie jamais l’injustice qu’il a subie et qui l’a fait partir de Paris. Et s’il a des moments de lassitude, il lui suffit de se rappeler ce passé pour retrouver sa détermination. À plus petite échelle, c’est le roman de la revanche, comme Le comte de Monte Cristo d’Alexandre Dumas est celui de la vengeance.
Ce mélange d’orgueil et d’énergie caractérise aussi Roger Dannery dans La chasse du matin. Comme le dit celui-ci : « Mourir ou réussir ». Jean Prévost situe l’intrigue vers 1932, donc au moment où se termine le roman précédent. Dannery et ses amis, qui sont d’une génération plus jeune que celle à laquelle Crouzon appartient, ont le malheur d’avoir vingt ans en 1932, dans un contexte économique qui ne leur laisse aucune place. « Nous sommes la génération de la poisse », constate amèrement un ami de Dannery. Mais Crouzon, ayant décidé de fonder un journal de gauche, recrute Dannery et ses amis. En février 1934, durant les émeutes antiparlementaires organisées par des groupes de droite, dans la suite de l’affaire Stavisky, Crouzon est assassiné pour avoir publié un article trop provocateur. La mort de Crouzon survient le lendemain du double mariage de Dannery et de son ami Guitton. De manière symbolique, elle marque pour ceux-ci la fin des ambitions, l’acceptation de la perte des espérances et l’installation dans l’âge mûr. Dannery et Guitton se rangent, achètent en commun une maison en banlieue où, avec leurs femmes, ils pourront élever sagement les enfants qu’elles attendent.
Le diptyque reprend là où Jean Prévost s’était arrêté dans Les frères Bouquinquant pour mener plus loin le développement sur la paternité. Nous retrouvons la même structure de relations entre les personnages. D’un côté, la mort du mari, Léon, permettra plus tard à son jeune frère Pierre d’élever son enfant auprès de Julie. De l’autre, la mort du patron, Crouzon, amène Dannery à se ranger pour vivre une vie tranquille avec sa femme qui est enceinte. Pierre Bouquinquant et Dannery ont choisi le programme d’une vie bourgeoise, sauf que celui-ci est à l’évidence mieux équipé pour réussir. Crouzon offre à Dannery un modèle paternel qui permet à celui-ci de « grandir » en sagesse, comme si le jeune homme était désigné pour assurer la suite des choses : en Dannery se trouvent ainsi placées les espérances familiales qui ont échoué chez Crouzon (sa femme élèvera seule leur fils) et qui avaient raté aussi avec ses parents (Dannery est orphelin de père). Si les projets de Pierre Bouquinquant signent la capitulation des valeurs communistes du révolté, et que Roger Dannery renonce en partie à ses ambitions en échange d’une vie familiale confortable, il faut pourtant y voir moins la valorisation de cet idéal de l’embourgeoisement de la IIIe République que la consécration d’une position éthique. Chez Prévost, il n’y a que cela qui compte ; et l’éthique passe avant tout par la paternité. Connaître une femme, l’aimer, s’installer, vouloir fonder avec elle une famille, cela relève, chez Prévost, d’une sorte d’ontologie, d’une manière d’être au monde.
En bout de ligne, on voit que l’œuvre romanesque est formellement assez diversifiée malgré des préoccupations récurrentes. Entre l’abstraction lente de Rachel et la vigueur du Sel sur la plaie, il y a un monde. En bon stendhalien, Jean Prévost préconise ici un rythme rapide, souvent en passant d’une scène à une autre sans souci de transition. Mais Prévost expérimente sa propre esthétique, comme il tient un discours sur l’agir et la sincérité – encore ici en héritier de Stendhal – qui rejoint foncièrement les préoccupations des écrivains de l’entre-deux-guerres. Dans cette veine, Prévost fait un usage particulier du monologue intérieur, par lequel se trouvent réunis, dans un rapport de causalité, la pensée et l’agir. La plupart des monologues des héros sont ainsi intégrés entre parenthèses dans le dialogue même qu’ils tiennent simultanément avec un autre. Encore timide dans Merlin, le procédé devient systématique dans Le sel sur la plaie. Toute cette esthétique, parfois déconcertante, vaut pourtant l’effort de lecture. Et outre Les frères Bouquinquant, c’est certainement avec La chasse du matin que triomphe le romancier : ici, la densité des scènes, la force des images, la qualité du dialogue, la finesse psychologique, tout cela en fait un roman de premier plan.
Si l’œuvre de Jean Prévost reste imposante et compte quelques titres de première force, elle laisse pourtant le sentiment d’un certain inachèvement. Cela bien évidemment en raison de la mort prématurée de l’écrivain, mais aussi à cause d’une exigence éthique qui l’amenait à toujours vouloir mener plus loin ses idées et désirs, espérant chaque fois donner le meilleur de lui dans l’œuvre à venir ou encore, comme il le disait lui-même, à partir de la quarantaine. Cette posture pourrait être résumée dans l’interrogation suivante, dont témoigne aussi bien les essais que les romans de l’écrivain : comment devenir un homme et qu’est-ce que cela signifie ? Or, pour devenir un homme, il faut toute une vie, et Prévost s’est fait voler la sienne ; du coup, c’est aussi d’une œuvre que la littérature allait être à jamais privée. C’est dans ce sens qu’il faut entendre, par exemple, les mots par lesquels son ami romancier Pierre Bost rappelait son souvenir dans un article publié en 1949 dans Les lettres françaises : « Je crois que personne, parmi les écrivains qui approchent de cinquante ans, n’aurait mieux que lui reçu et compris les enseignements d’un monde nouveau et informe et n’aurait su mieux que lui ‘faire un homme’ avec ces matériaux neufs4 ». Malgré tout, une cinquantaine d’années plus tard, il reste quelques grands livres de Prévost, ce qui n’est quand même pas rien.
1. Jean Prévost, Essai sur l’introspection, « Présentation » de Louis-Martin Chauffier, Au Sans pareil, 1927, p. 7.
2. Jean Prévost, Tentative de solitude, éditions de La Nouvelle Revue française, 1925, p. 9.
3. Jean Prévost, Rachel, Gallimard, 1932, p. 10.
4. Pierre Bost, « Jean Prévost nous manque », Les lettres françaises, 13 janvier 1949, p. 1. Bost a lui-même fait l’objet d’un article dans la rubrique des « Écrivains méconnus du XXe siècle » (voir le numéro 93 de Nuit blanche, hiver 2004).
Œuvres de Jean Prévost offertes en librairie :
La vie de Montaigne, Le Livre de poche, 1993 ; Le sel sur la plaie, Zulma, 1993 ; La chasse du matin, Zulma, 1994 ; Traité du débutant, Le passeur, 1996 ; La création chez Stendhal, Folio-essais, 1996 ; Baudelaire, Zulma, 1997 ; Les frères Bouquinquant, « L’imaginaire », Gallimard, 2000 ; Plaisirs des sports, « La petite vermillon », La Table ronde, 2003 ; Présenté et commenté par Michel Jarrety, Jean Prévost – Paul Valéry, Léo Scheer, 2004.
Choix d’ouvrages sur Jean Prévost : Odile Yelnik, Jean Prévost, portrait d’un homme, Fayard, 1979 ; Jérôme Garcin, Pour Jean Prévost, Gallimard, 1994 ; Michel Prévost, Retrouver Jean Prévost, Presses universitaires de Grenoble, 2002 ; Jean-Pierre Longre et William Marx (sous la dir. de), Jean Prévost aux avant-postes, Les Impressions nouvelles, 2006.
Ouvrages disponibles à l’Association Jean Prévost : Jean Prévost, Les carractères (Édition originale 1948, non coupée, contenant : Faire le point) ; Colloque, Hommage à Jean Prévost, (14 mai 1992 organisé par l’Association Jean Prévost et la Bibliothèque Nationale) ; Ouvrage collectif, sous la dir. de Jean Pierre Longre et William Marx, Jean Prévost aux avants-postes, Colloque à l’Université Jean Moulin, Lyon3 (3 déc. 2004).
Personnes à contacter : Roland Bechman, 7 villa de Buzenval, 92100, Boulogne, France.
Michel Leforestier, 16 rue Henri Boulanger – F 76133, Epouville, France.
Courriel : [email protected]
EXTRAITS
– Écoute, mon pauvre Crouzon, tu permets que je te fasse une grosse peine ? Eh bien, les autres ne te croiront pas, parce qu’ils ne t’aiment pas. Tu as l’air de te moquer d’eux, même quand tu les approuves ; chaque fois que tu donnes un avis, cela tourne en querelle. Je me demande pourquoi tu fréquentes ces garçons et ces filles, au lieu de les voir de loin en loin, comme moi. Ton milieu ? Tu n’as pas de milieu. Seulement tu te méfies de toi-même : alors tu as besoin des autres. Tu voudrais qu’on t’approuve, pour t’approuver toi-même. Tu ne sais pas pourquoi Aubrain leur plaît plus que toi ? C’est justement parce que c’est un fat. Il s’aime, et pour plaire il faut d’abord s’aimer.
Le sel sur la plaie, Zulma, p. 31.
Il croyait travailler depuis deux heures à peine. Mais la nuit tombait déjà : quatre heures et demie de travail ? Après-demain la fin des projets. Encore une municipalité qui serait contente. Il leur avait promis le plan d’un petit stade pour rien, et il ne s’en dédirait pas. Il fallait aussi refaire en ciment armé le stade de Franlieu, construit en bois. Il installerait les vestiaires sous les gradins, il gagnerait la place d’un terrain de balle au panier à gauche, d’un petit terrain d’entraînement à droite. Plus tard, Franlieu referait son jardin d’enfants ; ils parlaient même d’une piscine. Bon : on leur bâtirait une piscine d’été, transformable plus tard en piscine d’hiver ; mais ils ne voyaient pas bien l’énormité des frais d’eau et de chauffage, ni la certitude du déficit.
La chasse du matin, Zulma, p. 185.