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Lire Le comte de Monte Cristo, mais de qui ?

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Je n’ai jamais lu Le comte de Monte Cristo. Et contrairement à la plupart de ceux qui ont contribué jusqu’ici à la présente rubrique, ce n’est ni par manque de temps, ni par procrastination, ni en raison de singuliers concours de circonstances. C’est en vertu d’une certaine répugnance.

Non pas que l’histoire ne m’attire pas ! Jamais récit de vengeance ne m’a paru aussi « tripatif » ; c’est d’ailleurs avec grand intérêt – et sans trop y penser – que j’ai vu de grands bouts de la série télévisée. Non pas non plus que j’aie l’auteur dans le nez : Les trois mousquetaires m’a littéralement séduit. Je n’aurais jamais cru trouver un tel humour et autant de vivacité presque modernes dans un roman écrit par un contemporain de Balzac et de Lamartine.

Alors, qu’est-ce qui me retient ? Un principe tout bête : je me refuse à lire une œuvre bâtarde. Eh oui ! on le sait : Alexandre Dumas avait des « nègres » : il engageait des auteurs anonymes (talentueux, sans doute, mais qu’est-ce que cela change ?) pour écrire ses textes. Certes, il concevait l’histoire, retouchait le tout, mais comment ne pas croire qu’en tenant un roman de Dumas, on touche non pas à une œuvre littéraire, non pas à une œuvre qui nous permette de rencontrer un écrivain, mais à une sorte de patchwork, de texte hybride, de table pleine d’empreintes digitales ?

Bien sûr : le monstre est dans ma tête. Ma jouissance, à la lecture des Trois mousquetaires, était authentique. J’en viens même souvent à remercier le ciel de n’avoir été informé des méthodes de Dumas qu’après m’en être délecté ! Non, en savourant Les trois mousquetaires, je n’avais pas l’impression de me frotter à une œuvre disparate, et une partie de mon cœur sait bien qu’il en serait de même à la lecture du Comte.

Mais la tête rechigne. Peut-on séparer le plaisir de lire une œuvre du désir de vivre une symbiose avec l’auteur ? Lit-on Illusions perdues ou Honoré de Balzac ? Lit-on Les chroniques du Plateau ou Michel Tremblay ? Faites lire un roman de Nelly Arcand à un copain en lui disant que c’est le dernier Nothomb. Quand il aura fini et que vous lui direz la vérité, se bornera-t-il à dire : « C’est pas grave, j’ai aimé ça, c’est ce qui compte » ? Il y a plutôt fort à parier qu’il n’appréciera pas votre humour pervers. Si ça se trouve, le fan de Nothomb qui déteste Arcand et qui aura aimé le roman ne saura plus à quel saint se vouer. Comme le Petit Prince qui rit sur son étoile, vous lui aurez joué un bien vilain tour.

Certes, on ne connaît pas les auteurs de tous les grands classiques. Mais qui ne ressent pas un malaise à l’idée que Shakespeare n’a peut-être pas écrit les pièces de Shakespeare ? Tout le monde le sait, mais ce n’est pas pour rien que, bien vite, on revient à la routine rassurante, en annonçant Roméo et Juliette « de Shakespeare », Songe d’une nuit d’été « de Shakespeare », La tempête « de Shakespeare ».

Il y a aussi les très vieilles œuvres, telles les chansons de geste. Mais dans ce cas, l’esprit romantique aime à se dire qu’il fréquente un ouvrage dont les origines se perdent dans la nuit des temps (à l’échelle de la littérature française, en tout cas), et l’œuvre en vient à représenter une sorte de fonds commun. Il en va de même pour la musique grégorienne. Son caractère anonyme et collectif même constitue pour l’auditeur un tremplin vers la communion avec tous les esprits croyants ou méditatifs qui ont chanté ces mélismes ou se sont laissé porter par eux depuis un nombre vertigineux de siècles.

Mais qu’y a-t-il de commun entre cela et un roman écrit en sous-traitance ? Le charme est rompu, un point c’est tout.

Je sais : Dumas n’est pas le seul. Plus près de nous, Hergé aurait usé des mêmes procédés. Mais c’était pour les dessins. Par ailleurs, on sait – mais on ne dit pas souvent – que les derniers mouvements du Requiem de Mozart n’ont pas été écrits par Mozart, mais par Süssmayer, un de ses élèves. Remarquez, c’était ici un cas de force majeure : le maître était décédé. Il n’empêche, peut-on savoir cela et écouter le Lux aeterna final comme on écoute l’Introitus ?

Je ne peux m’empêcher d’aborder une œuvre comme une rencontre avec un auteur. Il me choquera, me séduira, m’ennuiera ou me laissera indifférent, mais j’aurai eu un interlocuteur, il y aura eu un échange, il y aura eu un objet humain et défini à mes émotions. L’histoire n’est pas tout ; le style peut-il être désincarné ?

Il peut y avoir combinaison d’auteurs – ou d’artistes. Ainsi, Bach par Gould, ce n’est pas tout à fait Bach, mais c’est encore la rencontre de grands esprits, c’est plus que jamais une œuvre personnelle. La Traviata par Zeffirelli, c’est plus que La Traviata de Verdi, mais il y a de la place sur un écran pour plus d’un génie, et la collaboration demeure un phénomène courant – souvent nécessaire – en création.

D’ailleurs, il suffit de regarder le générique d’un film pour comprendre qu’une grande œuvre d’art, même si on aime à la rattacher à un nom unique (celui du réalisateur en l’occurrence), peut très bien être un travail d’équipe. Ainsi, derrière le réalisateur se cachent souvent plusieurs rédacteurs, sans compter tous les autres artisans, pour les décors, les costumes, l’éclairage, le montage, dont la contribution est souvent déterminante ; en fait, le nombre de collaborateurs donne parfois le vertige, et il est donc abusif de nommer « l’auteur d’un film » comme on nommerait l’auteur d’une chronique d’opinion ayant travaillé en solo.

Dans ce cas, parlerait-on d’« œuvre bâtarde » ? Que se cache-t-il, en fait, derrière ce dernier mot ? On sait justement que Dumas lui-même avait des origines métissées, sa grand-mère paternelle ayant été une esclave d’Haïti (à l’époque Saint-Domingue). En ce sens, lire une œuvre dont la conception participe de l’hybride n’est-il pas un excellent moyen de se rapprocher d’un auteur dont les traits physiques « négrifiants » ont constitué, toute sa vie durant, un obstacle (auprès des bien-pensants) et un tremplin (auprès des femmes) ?

La dualité comme source d’unité. Je vais y repenser. À moi, comte, deux mots !

 


 

 

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