J’ai une certaine peine à vivre les temps présents. Je suis une spirituelle dans un monde matérialiste.
Ma religion n’est pas bourgeoise, c’est celle de la paysannerie de ma jeunesse.
Raymonde Vincent
Elle est née en 1908 et décédée en 1985, à l’âge de 77 ans. Elle se nomme Raymonde Vincent, elle est complètement oubliée, elle n’a jamais été rééditée. Cette romancière discrète a produit une œuvre d’une beauté limpide, irréductible, intacte et réservée comme un sanctuaire, comme un paysage spirituel au centre duquel brille une petite étoile.
Élevée par sa grand-mère, elle est dès l’âge de huit ans gardienne de troupeaux à Saint-Maur, dans le Berry, une région agricole française. Illettrée, elle apprend à lire seule grâce aux journaux. À quinze ans, elle est employée dans une usine de couture, expérience qui tourne au cauchemar. Elle part alors pour Paris, où elle travaille dans une laiterie, puis dans un atelier de confection, avant de choisir de poser pour des peintres à Montparnasse. C’est là, au café Le Dôme, que fréquentent les artistes, qu’elle fait la rencontre de son futur mari, Albert Béguin, un Suisse. Libraire, il n’est pas encore le grand critique qu’il est appelé à devenir. Auprès de lui, la jeune femme, qui n’a d’autre culture que le catéchisme, découvre les livres, la littérature, le pouvoir des mots. Elle fait aussi, à l’époque, une autre rencontre essentielle dans sa vie : celle de la peintre genevoise Claire-Lise Monnier, plus âgée qu’elle d’une quinzaine d’années, et qui deviendra pour l’écrivaine, malgré leurs brouilles, une amie des plus chères.
Au tournant des années 1930, Raymonde Vincent et Albert Béguin se marient, s’installent à Halle en Allemagne, où celui-ci est lecteur de français à l’université. Mais leur amour chancelle, Albert est amoureux d’une Allemande. Raymonde loge quelques mois à Berlin, puis revient seule en France, où elle vit quelque temps dans une commune rurale en Saône-et-Loire, avant de retrouver son mari à Genève, puis à Bâle, où il occupe maintenant une chaire de littérature à l’université. Désormais, ils vivront dans une sorte d’union libre, seront souvent en déplacement en Suisse et en France, parfois ensemble, fréquemment séparés. C’est à cette époque que chacun écrit avec ardeur son premier livre, tous deux publiés en 1937 : L’âme romantique et le rêve, issu d’une thèse de doctorat qu’Albert Béguin a soutenue à l’Université de Genève, et Campagne, un roman pour lequel Raymonde Vincent, alors âgée de 29 ans, reçoit le prix Femina.
Suivront, entre 1939 et 1977, six autres romans de Raymonde Vincent (en excluant un roman posthume édité en 1991), marqués par son extraordinaire faculté d’émotion, de tension intérieure, de fascination face à la nature, face aux autres. En 1981, elle termine une autobiographie, Le temps d’apprendre à vivre, qu’elle choisit d’arrêter avec la mort d’Albert Béguin en 1957. À cette date, elle se retire définitivement dans un village de l’Indre, Saint-Chartier. J’évoquerai deux de ses romans.
Campagne
On plonge dans ce roman avec une sorte de ravissement. D’inspiration autobiographique, il relate l’enfance de Marie auprès de sa grand-mère, l’amour souverain de l’une pour l’autre, les travaux de Marie à la ferme de son oncle, ses émois et ses craintes, puis le mariage et la famille qu’elle fonde avec son cousin Laurent. C’est un roman d’une autre époque, assurément, mais à la manière dont les duchesses de Proust sont d’un autre temps : l’écriture n’y perd rien, sa grandeur reste intacte. Cela est vrai en particulier des 30 premières pages éblouissantes de Campagne. Ce livre de la vie paysanne rythmée par les saisons dans le respect des valeurs traditionnelles, respire à tout moment une sorte de bonheur inattendu, confiant, loyal, rigoureux et pourtant vulnérable ; un instinct très juste de l’équilibre des choses vivantes. Le véritable sujet du roman, c’est la nature, comme le titre le suggère, et qu’il faut beaucoup aimer pour la peindre avec tant de sensibilité. Habités par l’émotion, le paysage et les personnages s’offrent à lire comme un « hymne à la durée du temps, à l’espace, à tout ce qui est beau et caché comme les origines profondes de la vie1 ».
Si Raymonde Vincent était favorite pour le Femina, son roman ne fut couronné par le jury qu’au neuvième tour. Léon Daudet, de L’Action nationale, puis l’académicien Edmond Jaloux, critique influent qui a initié Albert Béguin à la lecture des romantiques allemands, lancèrent le livre : « Un tel livre devrait être répandu par milliers dans nos villages. Le lire au fond d’une ville, c’est avoir le sentiment du paradis perdu ; non pas que tout soit facile aux champs, mais tout y donne l’assurance que la vie peut avoir son sens et sa grandeur », écrivit Jaloux. Mais le succès de Campagne sera l’objet d’un malentendu que Raymonde Vincent vivra difficilement, sans compter que la réussite institutionnelle n’est pas sa tasse de thé. Alors que son écriture est profondément authentique, d’une connaissance presque charnelle de la réalité paysanne, portée par un regard qui n’appartient qu’à elle, Campagne est acclamé par la droite maurrassienne, réactionnaire. La romancière s’insurge. Quarante ans plus tard, dans ses souvenirs, elle reviendra sur ce malentendu : « Les journaux de droite parlaient de paysans nobles, de force civilisatrice de l’Église. Ailleurs traînaient des clichés désolants sur la campagne, la nature, dont tout le monde adorait les champs, les paysans. Certaines duchesses avaient gardé les vaches. […] J’avais l’impression de vivre une farce énorme. Sur cent, je ne lus pas quatre bons articles de journaux ou de revues. Je n’étais pas faite pour les assauts du succès, ses mensonges, sa comédie2 ».
Toute œuvre, dès qu’elle est publiée, échappe à son auteure. Mais sans doute plus que d’autres, cette romancière de l’intériorité entretenait un rapport à la vie et à l’écriture si exigeant et si personnel qu’elle était inapte à transiger avec le jugement d’autrui ou avec toute forme de récupération idéologique. Dans son autobiographie, elle parlera de « réalisme spirituel chrétien3 » pour caractériser son écriture. Si, dans Campagne, il y a toute une partie sur le catéchisme et la première communion (assez lassante d’ailleurs), la dimension chrétienne de son écriture est à un autre niveau, elle participe intrinsèquement de sa vision du monde et de l’écriture. Cela est généralement vrai de tous ses livres. La qualité des images, l’investissement intense des personnages dans la vie, l’espèce de révélation qu’ils ont d’eux-mêmes devant la luminosité d’autres êtres, tout cela tient à un talent littéraire proprement nourri par sa spiritualité chrétienne. Le sentiment religieux n’est pas dans le propos, mais dans l’écriture, dans son élévation, dans son ébranlement émotif.
Les noces du matin
Cet aspect, on le voit encore mieux dans Les noces du matin, le cinquième roman de l’auteure, publié en 1950. Ici on touche à un univers étincelant, spirituellement incarné, proche du sacré ; investi d’une telle passion qu’il nous brûle les mains. Comme le début de Campagne, celui de Noces est d’une beauté et d’une intensité à couper le souffle. Anne, une peintre en vacances chez son amie Laurence, a une sorte de coup de foudre pour Étienne. Mais le mot n’est pas assez fort : son sentiment la ravit, la capture à la limite du vertige, la saisit au plus intime d’elle-même ; à sa joie se mêle le désespoir, car un tel amour se nourrit autant de souffrance que de réjouissance. Il est de l’ordre du miracle, de la grâce. « Qu’est-ce donc que cette chose qui n’a besoin de rien et qui demande tout4 ? » réplique-t-elle à Laurence, pour lui faire comprendre qu’un tel amour ne se discute pas. Lorsqu’elle peint d’ailleurs, c’est cet absolu qu’elle cherche, qu’elle sait être enseveli en elle-même, mais auquel elle n’arrive jamais à donner une forme satisfaisante ; « prendre possession de cette chose dont je sais qu’elle n’est pas un rêve, mais un aspect certain et obsédant de la vérité5 », explique-t-elle.
Qu’Anne ne puisse être que malheureuse, on le comprend facilement. À ce degré d’investissement amoureux, l’autre devient une abstraction construite par l’émotion d’Anne ; il est « le sanctuaire d’une présence véritable » marqué par le « désir spirituel », qui est aussi fort et nécessaire que le « désir charnel6 ». La relation avec les autres ne souffre jamais du moindre compromis, chez Raymonde Vincent. L’être est entier, d’un seul bloc. Alors que la première partie du roman consacre l’amour entre Anne et Étienne, la seconde partie en montre la chute. Cet amour, qui était voué à l’échec, personne ne saurait véritablement le témoigner à Anne, car « ce n’est pas celui des hommes7 ». Quel est-il alors ? Étienne risque cette réponse : Dieu. Mais rien n’est si simple, et même à Dieu, c’est comblé par sa part temporelle qu’on y parvient : « Je me doute bien qu’au-delà de vous, il y a le ciel, mais vous me le cachez, Étienne ! Vous êtes entre lui et moi et je n’y atteindrai que si vous y venez avec moi, si vous ne me refusez pas d’abord ma part terrestre, si vous me donnez quelque chose à emporter, afin que je n’arrive pas les mains vides8 », argumente Anne. Tout le roman navigue ainsi à un haut niveau d’exigence spirituelle, et peut-être faudrait-il parler d’une métaphysique de l’amour.

Roman sans doute déconcertant par moments, même parfois assommant dans la seconde partie, Les noces du matin transpire pourtant une inquiétude et une angoisse traversées par une beauté intangible. Porté par une écriture magnifiquement inspirée, il est solide comme le roc. On pourrait en dire ce que le poète André Frénaud écrivait au sujet d’un autre livre de l’écrivaine, Seigneur, retirez-moi d’entre les morts : « Cette description d’une crise intérieure, cette ‘peinture d’une âme’, comme on disait jadis, est, d’ailleurs, peu accessible. Non parce qu’elle est hermétique, mais parce qu’elle est élevée ». Et il ajoutait ce conseil : « [J]eunes écrivains, vous pouvez en méditer le style d’une incontestable beauté, un style ferme derrière lequel frémit continuellement une sensibilité qui ne triche pas9 ».
Il faut relire cette prose fragile d’une sensibilité à fleur de peau, un peu abstraite, dotée de cette difficulté que posent au lecteur paresseux les histoires dont les principaux événements sont intérieurs, faits d’inquiétude, de souffrance, d’angoisse, de bonheur, et souhaiter que Raymonde Vincent, comme le disait un critique venu lui rendre hommage, « aura toujours pour elle des lecteurs fidèles, de ceux qui s’intéressent à une expérience humaine singulière et irremplaçable10 ». L’éclat de la littérature, c’est aussi la résistance dont elle fait preuve au regard du passage du temps.
Œuvres de Raymonde Vincent :
Campagne, Stock, 1937 ; Blanche, Stock, 1939 ; Élisabeth, Stock, 1943 ; Seigneur, retirez-moi d’entre les morts, Egloff, 1945 ; Les noces du matin, Seuil, 1950 ; La couronne des innocents, Seuil, 1962 ; Les terres heureuses, Julliard, 1977; Le temps d’apprendre à vivre, Julliard, 1982 ; Hélène, Christian Pirot, 1991.
1. Raymonde Vincent, Campagne, Stock, 1937, p. 203.
2. Raymonde Vincent, Le temps d’apprendre à vivre, Julliard, 1982, p. 277.
3. Ibid., p. 280.
4. Raymonde Vincent, Les noces du matin, Seuil, 1950, p. 59.
5. Ibid., p. 21.
6. Ibid., p. 167.
7. Ibid., p. 216.
8. Ibid., p. 181.
9. André Frénaud, « À travers les rayons », Les Lettres françaises, 20 octobre 1945, p. 5.
10. Pierre de Boisdeffre, « Raymonde Vincent ou la pureté du souvenir », dans Raymonde Vincent. 1908-1985, Le Cercle des amitiés Raymonde Vincent, 1995, p. 8.
* ©Archives départementales de l’Indre
EXTRAITS
Le bruit des voitures sur les petites routes, le pas de Robert, celui de ses chevaux, le ronronnement égal des faucheuses dans les champs, le vol des pigeons dans l’espace, le miroitement des toits d’ardoise au soleil, tout cela était infini et très beau ce matin. Même le chagrin de sa grand-mère, qu’elle avait pourtant deviné au moment de partir et qui avait d’abord été comme un poids sur sa joie naissante, ne l’inquiétait plus. À présent, il s’était comme fondu dans le paysage nouveau, et dilué en poudre d’or dans la lumière.
Campagne, p. 20-21.
Anne s’assit un moment au bord du chemin ; attentive à sa propre joie, elle se demanda d’où lui venait cette rencontre, aussi délicate, aussi forte, de son âme avec les choses. Par quelle impérieuse disposition de l’être se trouvait-elle si proche de l’ineffable ? Un seul battement de son cœur tranquille y touchait. Son sentiment de possession devint extraordinaire. Le besoin la prit d’aller plus loin, de dévaler le chemin jusqu’au premier village, là-bas, sous les marronniers, et de gagner le suivant et tous les autres encore. Trouver des chemins de traverse, les suivre, confondue au paysage.
Les noces du matin, p. 56.
C’est que les gens qui vous connaissent ont peur de vous, Anne, et ceux qui vous aiment, c’est bien pire, ils savent qu’ils ne peuvent rien vous donner, que vous n’accepteriez rien et que leur présence ne fera qu’animer en vous l’étrange insatisfaction qui vous tourmente. Vous leur préférez toujours votre douleur, votre désespoir, votre solitude. Vous faites sans trembler ce choix funeste dont vit votre orgueil.
Les noces du matin, p. 169-170.