Chanteuse réputée, actrice de talent et célèbre artiste de son époque, Odette Dulac (1865-1939) est demeurée connue après sa mort principalement pour ses interprétations musicales. Elle avait pourtant rapidement abandonné la scène pour se consacrer à la vie littéraire.
On la disait pleine d’entrain, étourdissante de verve et élégante. Plusieurs journalistes voyaient en elle une étoile montante de Paris, appréciant sa voix, son charme et ses prestations. Or, à l’étonnement de tous, Odette Dulac disparut pendant plusieurs années de la scène, malgré sa célébrité grandissante, réapparaissant en 1908 pour publier son premier roman, Le droit au plaisir. Celui-ci a été suivi d’un corpus respectable : l’autrice a publié à un rythme régulier sept romans, dont l’un écrit en collaboration. On lui doit aussi une biographie, plusieurs pièces de théâtre et un essai, Leçons d’amour à l’usage des jeunes filles de France (1929), où elle conseille sa nièce Manon en lui faisant part de plusieurs de ses théories sur le sujet. La sculpture et la peinture sont d’autres cordes ajoutées à son arc : elle a exposé notamment au Salon de la Société nationale des Beaux-arts. Au début de sa carrière d’écrivaine, l’ancienne chanteuse a rédigé des nouvelles et plusieurs contes, publiant principalement dans le Gil Blas, le Journal de Montélimar et dans Le Journal. Élue sociétaire de la Société des gens de lettres le 18 décembre 1922, active dans le milieu littéraire, elle a publié des chroniques, notamment dans le Gil Blas, Le Matin et Le Madécasse. Engagée dans plusieurs causes, l’autrice a donné plusieurs conférences, comme « Toutes les chansons » aux Vendredis de Femina et « Les Hommes par la légende », une causerie humoristico-féministe. Féministe engagée, qui se déclarait comme telle, elle a aussi participé à des soirées littéraires et à des débats.
Le début d’une carrière
Dans son autobiographie En regardant par-dessus mon épaule1, publiée en 1929, Odette Dulac relate son enfance et les embûches qui se sont dressées sur son chemin. Née un 14 juillet dans le Sud-Ouest de la France, elle et son frère sont confiés à un oncle et une tante qui étaient jadis dans l’enseignement. Pour motiver son frère André à étudier, ils décident de punir Odette : « Quand tu ne sauras pas ta leçon, ou que tes devoirs seront nuls, c’est ta sœur qui sera privée de dessert, de dîner, de promenade ou de musique. Comme tu as un cœur charmant, tu ne voudrais point prendre la responsabilité de notre injustice…2 » Son frère étant très indifférent à l’injustice en question, Odette doit mettre les bouchées doubles et travailler plus fort, apprenant tout le latin et le grec qu’il refuse d’assimiler, lui soufflant les réponses à l’heure des cours et contrefaisant son écriture dans les devoirs. Après la mort de son père, la famille manquant de ressources, la jeune femme doit travailler en tant qu’ouvrière dans une faïencerie, où elle se heurte à d’abjectes propositions, qui ont probablement inspiré son deuxième roman, Le silence des femmes (1911). Elle entre au couvent des Ursulines pour poursuivre ses études après que son frère eut trouvé un bon emploi, mais elle est confrontée à la hiérarchie bourgeoise et à la richesse, thèmes qui seront aussi récurrents dans ses écrits.
Sa carrière musicale commence dans le désespoir : celle dont le véritable nom est Jeanne Latrilhe raconte dans l’Excelsior avoir choisi O. Dulac après avoir songé au suicide : « Je me suis précipitée sur la scène afin de ne pas me jeter dans la Seine […]3». Pour l’arracher à une mort potentielle, une vieille dame la recommande à l’agence de théâtre Pontus à Anvers, où elle débute le 1er janvier 1893 comme première chanteuse d’opérette dans Serment d’Amour. Elle est ensuite remarquée à la Gaîté, au théâtre des Capucines, aux Bouffes-Parisiens dans Les p’tites Michu et aux Folies-Dramatiques, avant de devenir l’une des célébrités de la Boîte à Fursy. Elle est ainsi déjà connue et louangée pour son talent de divette lorsqu’elle publie Le droit au plaisir (1908), où deux amies de couvent, la chanteuse Prelli et la marquise de Rouvrey, se racontent leurs aventures sentimentales, sans savoir qu’elles sont amoureuses du même homme. Bien accueillie par la critique, l’œuvre lance la carrière d’Odette Dulac en tant que romancière. Ses autres romans seront aussi majoritairement bien reçus par la plupart des journalistes, mais ceux qui s’opposeront à elle seront féroces dans leurs commentaires. On lui reprochera d’avoir abandonné sa carrière de chanteuse au profit de la plume. C’est que la plume en question est acérée : Odette Dulac mentionne ouvertement plusieurs injustices, revendique des changements et critique une société qui laisse peu de place aux femmes.
Briser le silence et combattre les injustices
C’est sans filtre que l’autrice s’en prend à divers problèmes sociaux, n’hésitant pas à dénoncer des tabous et à donner son avis, tant dans ses romans que dans ses chroniques. Les lois injustes, le mariage, l’enfance et le droit de cuissage sont des sujets qui lui tiennent particulièrement à cœur et qui reviennent dans plusieurs de ses œuvres. Ainsi, dans Le silence des femmes, elle dénonce ce que doivent subir celles qui se cherchent un travail, à travers un personnage indépendant et fonceur qui tente de se bâtir un avenir convenable. Fille d’un bourgeois ruiné, Gisèle Vinay est contrainte à travailler et découvre les « concessions » que doivent faire les ouvrières pour conserver leur poste. Elle refuse les avances de plusieurs patrons, mais a finalement un enfant du fils de son employeur, qui l’abandonne après de belles promesses pour épouser une femme plus fortunée. Gisèle bâtit alors sa propre fortune, pour offrir un futur respectable à son garçon. Le discours de l’autrice rachète la fin un peu cliché du roman, car elle n’hésite pas à exposer le tabou du droit de cuissage, bien présent à l’époque, mais rarement montré dans les romans, tout en dénonçant une société qui condamne un fils illégitime et une mère qui n’est pas mariée.
Odette Dulac poursuit ses accusations dans plusieurs de ses chroniques, où elle aborde des sujets souvent exposés dans ses œuvres : « Dès sa première lutte avec la vie – ou morale ou matérielle – la femme éprouve douloureusement la brutale griffe sociale […]. Quand elle perçoit qu’elle est surtout un objet de transaction, d’inutiles révoltes l’agitent un moment ; mais la nature et la loi forment ensemble de solides tenailles et elle se résigne au sort commun. Celui-ci est d’être une affaire pour le preneur si elle est riche, ou pour le vendeur si elle est pauvre ; il y a aussi l’exploiteur si elle est belle4 ». Dans un autre article publié en 1923, « Les débuts de la comtesse et la mortelle illusion », Odette Dulac reprend le thème du droit de cuissage pour dénoncer le traitement que doivent subir certaines comédiennes, obligées de se donner tant aux employeurs qu’au public : « Je voudrais bien savoir, par exemple, quelle supériorité peut bien se manifester dans le fait de jeter par contrainte une femme pauvre dans la fange ? Le silence des victimes permet ensuite aux bourreaux de poursuivre la série de leurs crimes, voire même de s’en flatter […]5 ». D’autres sujets reviennent fréquemment sous sa plume, comme l’union libre, l’ignorance des filles, la bassesse de l’argent, les veuves et l’hypocrisie des mœurs. Très impliquée socialement, participant à plusieurs bonnes œuvres, elle s’intéresse beaucoup aux ouvrières et ouvriers, aux ménagères et à la question financière. En 1917, elle propose, dans une lettre ouverte adressée aux membres du Parlement, de créer un Livret Maternel qui comporterait sept articles, visant à accorder de nouveaux droits aux femmes6. Elle participe à la Ligue française pour le Droit des Femmes en parlant des souffrances vécues par les ménages où le salaire de l’homme est insuffisant et, en 1922, elle fait campagne pour que des « Maisons d’Enfants » soient organisées à Paris, où des travailleurs pourraient faire élever gratuitement leur bébé7. Celle qui est réputée pour son franc-parler8 enchaîne les dénonciations fortes et lapidaires, abordant continuellement des sujets peu évoqués, comme dans L’enfer d’une étreinte (1922), un livre qui montre les conséquences que peut provoquer la syphilis dans une famille. Le marquis d’Ossola l’attrape et la passe à la marquise, qui la transmet à leurs enfants. On voit ainsi de désastreuses conséquences chez leurs filles, Lucilia et Monna. Ossola tente quant à lui de dissimuler son mal, ne se traitant que tardivement. Certains ont blâmé l’autrice pour avoir osé montrer une réalité qui reste normalement sous les draps, mais plusieurs l’ont félicitée d’avoir abordé en profondeur le sujet. Or, pour Odette Dulac, qui prône l’éducation sexuelle par le livre et par l’école, la langue française permet d’exprimer toutes les vérités, sans qu’il faille rougir soit de leur fond, soit de leur forme9.
La Première Guerre mondiale
L’implication littéraire de l’autrice pendant et après la Première Guerre mondiale est consistante : elle écrit deux chansons pour le journal de tranchées L’Écho des gourbis : « La musette du Poilu10 » et « La valse de l’espoir11 ». Elle rédige aussi des chroniques et des contes sur le sujet et publie deux romans : La houille rouge (1916) et Faut-il ? (1919). Le second roman raconte l’histoire de Madeleine Lifert, qui veut épouser un amputé de guerre, l’ex-lieutenant Marcel Cornier. La houille rouge présente quant à lui des thèmes majeurs tels l’avortement, le viol, les otages et le patriotisme. Le lecteur y suit les parcours divergents de six femmes. Deux sont violées par les Allemands et tombent enceintes, une ancienne « faiseuse d’anges » devient folle, l’une perd son mari, l’autre ses fils, tandis que la dernière voit revenir ses enfants gravement blessés. Si Odette Dulac reprend un discours nataliste et moralisateur très fréquent à l’époque (notamment en ce qui concerne l’avortement et la puissance du nombre), elle présente cependant les effets de la guerre d’un point de vue rarement montré. Plusieurs des personnages féminins sont engagés dans des luttes médicales, voient des blessés, souffrent et perdent des enfants. La société et les hommes qui poussent les femmes à l’avortement sont critiqués, tout comme la mauvaise organisation des soins et les vieux qui ont voté contre le crédit de guerre en 1870.
L’autrice décède à Barbizon le 3 novembre 1939, son départ étant très peu mentionné par les journaux de l’époque. Ceux qui abordent sa mort omettent sa carrière littéraire – pourtant notable –, ne parlant que de la divette de jadis. Les rares qui écrivent au sujet de son statut de romancière le font avec mépris : « Notre confrère Robert Kemp nous rappelait hier le titre d’une chanson qui l’a rendue jadis célèbre : J’suis bête. Mais Odette Dulac n’était pas bête du tout, pas du tout ! Elle n’a eu que le tort de se croire un talent de romancière12». Reléguée au rang de chanteuse, son talent d’écrivaine lui étant soudainement dénié, l’autrice qui a tant dénoncé est ainsi ramenée au silence : la plupart de ses romans ne sont d’ailleurs trouvables qu’à la BnF, mis à part La houille rouge, disponible en ligne.
Odette Dulac a publié :
Le droit au plaisir, Paris, L. Theuveny, 1908 ; Le silence des femmes, M. Bauche, Paris, 1911; La houille rouge, Eugène Figuière, Paris, 1916 ; Faut-il ?, Calmann-Lévy, Paris, 1919 ; L’enfer d’une étreinte, Société mutuelle d’édition, Paris, 1922 ; Les désexués, avec Charles-Étienne, Curio, Paris, 1924 ; Tel qu’il est !, J. Snell, Paris, 1926 ; Leçons d’amour à l’usage des jeunes filles de France, Eugène Figuière, Paris, 1929 ; En regardant par-dessus mon épaule, Imprimerie de la Seine, Paris, 1929.
* Odette Dulac vers 1903, photo : Reutlinger.
** Odette Dulac, photo : Reutlinger.
1. Odette Dulac, En regardant par-dessus mon épaule, Paris, Imprimerie de la Seine, 1929.
2. « La vie d’une artiste », Le Ménestrel, n˚ 48, 29 novembre 1929.
3. « Pourquoi donc avez-vous pris un pseudonyme ? », Excelsior, n˚ 467, 25 février 1912.
4 .« Sois charmante et tais-toi! », Le Matin, n˚ 9769, 26 novembre 1910.
5. « Les débuts de la comtesse et la mortelle illusion », Le Madécasse, n˚ 284, 5 avril 1923.
6. L’Heure, n˚ 593, 22 septembre 1917.
7. « Plus de grand’mères! », L’Ouest-Éclair, n˚ 7680, 14 octobre 1922.
8. « L’autre danger », La Lanterne, n˚ 16542, 14 novembre 1922.
9. « L’enfer d’une étreinte », L’Œuvre, n˚ 2595, 8 novembre 1922.
10. « La musette du Poilu », L’Écho des gourbis, no 5, 1er juillet 1915.
11. « La valse de l’espoir », L’Écho des gourbis, n˚ 17, 1er juin 1916.
12. « Odette Dulac », L’Œuvre, n˚ 8808, 14 novembre 1939.
EXTRAITS
Quinze jours !!! il me fallut résister aux assauts que Schiller me fit subir ! quinze jours j’ai repoussé ses grosses mains boudinées et velues, j’ai fui sa bouche lippue et flétrie. Oh ! la terreur de voir se pencher vers les vôtres, deux lèvres aux commissures saliveuses. Avec quelle rage on essuie les traces humides des baisers imposés ! De quel rire homérique on voudrait souligner les phrases protectrices de ces potentats aux jambes écartées, aux bajoues congestionnées !
Le silence des femmes, p. 36.
C’était le chaos !… un chaos qui stupéfia les femmes et diminua leur admiration séculaire. Quelques-unes osèrent de timides réflexions et ce fut une explosion de colère martiale. Comment ?… les infirmières se permettaient de protester alors que les blessés mâtés par la souffrance et la discipline acceptaient les pires privations ? Les officiers avaient toutes les compétences : toutes les infaillibilités : c’était dans le règlement ! Silence dans les rangs rompez ! Et les dames de la Croix Rouge ne dirent mot, afin qu’on les laissât au chevet des parias de la défaite.
La houille rouge, p. 219.
N’écoute aucun de ses arguments. Ils ont fait dire aux hommes, que les femmes n’aiment que ceux qui les font souffrir. Sois donc ferme et logique, dès que tu le pourras. Rien ne te protège en France ; ni loi, ni opinion ; fais ton bonheur toi-même, et si tu ne le réussis pas à la première expérience, recommence-le sans cris, ni protestations. Tu seras heureuse si tu le veux : si tu obliges ton esprit à trouver son plaisir, là où la matière et le sentiment peuvent avoir leurs aises.
Leçons d’amour à l’usage des jeunes filles de France, p. 143-144.