Natif de Brive, dans le sud-ouest de la France, l’enseignant qui réside au Nouveau-Brunswick depuis une dizaine d’années publie chez Grasset un premier roman où crime, sexe, humour et neige sont de la partie.
Patrick Bergeron : Vous êtes originaire de la Corrèze, en France, et vous vivez au Nouveau-Brunswick depuis dix ans. Vous enseignez le français dans une école secondaire de Hampton. Quand avez-vous fait le choix de vous installer au Canada ?
Sébastien L. Chauzu : J’ai fait ce choix il y a dix ans pour accompagner mon ex-compagne qui est canadienne ; elle souhaitait accoucher dans son pays. Avoir le droit de travailler et devenir Canadien n’a pas été simple.
P. B. : Qu’est-ce qui vous a le plus surpris depuis votre arrivée ? La vie au Canada est-elle très différente de l’image que vous en aviez depuis la France ?
S. L. C. : J’ai découvert que langue et culture étaient deux choses différentes. J’ai commencé par travailler au sein de structures francophones et j’ai commis de nombreuses erreurs. J’ai utilisé du vocabulaire qui n’avait pas les mêmes connotations et j’ai souvent oublié d’être à l’écoute des usages. L’adaptation dans le milieu anglophone a été plus simple. La maîtrise approximative de la langue m’a obligé à porter plus d’attention aux détails, à m’adapter.
P. B. : Cette expérience se reflète-t-elle dans Modifié? Sauf pour ce qui a trait au personnage d’Arseneault, un inspecteur francophone féru de statistiques, tout votre roman se déroule dans une réalité anglophone.
S. L. C. : En situant mon roman dans la région de Saint-Jean, j’ai fait le choix du contexte anglophone. Choisir le contexte francophone m’aurait demandé (au moins dans les dialogues) d’utiliser un vocabulaire spécifique et peut-être des structures syntaxiques acadiennes que je ne maîtrise pas suffisamment.
P. B. : On trouve, parmi vos personnages, quelques élèves et enseignants de lycée. Votre expérience d’éducateur dans une province canadienne réputée pour sa pratique de l’inclusion scolaire a-t-elle influencé votre écriture ?
S. L. C. : Il est évident que la spécificité de la province m’a permis d’observer des enfants différents mais aussi et surtout d’observer le regard porté sur ces enfants. Et puisque la littérature n’est rien d’autre qu’un jeu de miroirs et d’appropriation, l’expérience nourrit énormément mon travail.

P. B. : Quel rapport entreteniez-vous avec la littérature avant d’écrire ce premier roman ?
S. L. C. : Jusqu’à l’âge de quinze ans, la littérature était un espace codifié. Puis un professeur de lettres m’a fait lire L’automne à Pékin de Boris Vian. Quand j’ai découvert qu’on pouvait écraser un personnage sous un bus et s’intéresser aux fraises qui étaient contenues dans son estomac, j’ai pris conscience que la littérature était avant tout un espace de liberté. Puis j’ai beaucoup écrit, avec plaisir, et je me suis beaucoup relu, avec ennui. Quand je vais bien, je lis énormément et quand je vais mal, je me contente d’écrire. Mon roman Modifiéa marqué un tournant. J’ai cessé d’écrire pour me débarrasser d’histoires que j’avais dans la tête et j’ai commencé à m’intéresser à des personnages que je souhaitais faire évoluer. Cela m’a permis d’apprécier le travail de relecture et de parfaire mon texte jusqu’à le rendre lisible.
P. B. : La version définitive de Modifié est donc très différente de sa version de départ ? Pendant combien de temps avez-vous travaillé à ce premier roman et comment avez-vous choisi le titre ?
S. L. C. : Le travail d’écriture a duré six mois et, après signature du contrat, l’editing s’est étiré sur quatre à cinq mois. J’ai toujours été fasciné par le titre de Salinger Franny and Zooey. Je ne sais pas très bien pourquoi, mais je le trouve poétique. Choisir le nom d’un personnage pour le titre d’un roman, c’est affirmer la toute-puissance d’une fiction qui est plus que jamais menacée. Je n’écris pas pour parler d’un thème, pour soutenir une thèse, j’écris pour donner vie à des personnages.
P. B. : Les interactions entre vos personnages s’accompagnent souvent de tensions : le couple de Martha et Allan bat de l’aile ; Martha et la fille de ce dernier, Allison, ne peuvent se voir sans que les choses tournent au vinaigre ; Martha ne se sent pas vraiment faire partie de la famille Erwin, et Modifié doit subir les assauts ou les accès de colère de plusieurs personnages, entre autres d’un camarade de classe qui tente de le forcer à boire un mélange de cola et d’urine. Qu’est-ce que ces tensions révèlent sur votre conception du personnage (ou de la vie en société) ?
S. L. C. : Alfred Hitchcock jonglait à merveille avec le suspense et la surprise. La tension pourrait se ranger du côté du suspense et la détente du côté de la surprise. La tension est un formidable ressort narratif mais elle doit être accompagnée de moments de détente, sans quoi vous risquez d’étouffer le lecteur. C’est pourquoi, pour accompagner les moments de tension, j’ai porté une attention particulière à l’humour que j’ai voulu omniprésent.
P. B. : Votre roman a été publié chez Grasset. Votre éloignement géographique n’a pas posé de difficulté ? N’aurait-il pas été plus simple de trouver un éditeur au Québec par exemple ?
S. L. C. : J’ai envoyé mon texte à quelques éditeurs français et à un éditeur canadien (Prise de parole). J’ai reçu une majorité de réponses positives, y compris de la part de l’éditeur canadien avec qui les discussions sur le travail à effectuer pour rendre le texte plus « canadien » étaient très intéressantes. J’ai finalement choisi Grasset, qui offrait à mon roman une exposition importante. Être éloigné n’a pas posé de problème pour le travail d’editing, mais cela complique le travail de promotion, de présence dans les salons notamment, surtout avec la mise en place des quarantaines.
P. B. : Le titre de votre roman désigne un personnage, « Modifié », un adolescent atypique, un être en décalage, une sorte d’extraterrestre direz-vous. Toujours coiffé d’un bonnet aux oreilles de chien, il éprouve une étrange fascination vis-à-vis des chasse-neiges. Vous en faites un expert en maniement de la pelle – une expertise qui donne lieu à une cocasse scène d’affrontement avec un voisin dermatologue. D’où vous est venue l’idée de ce personnage ?
S. L. C. : Mes parents ont toute leur vie travaillé avec des enfants différents. J’ai moi-même eu la chance de côtoyer la différence dans le cadre de l’enseignement. Ces enfants sont exigeants. Ils vous obligent à être présent. On peut les éviter par peur de se retrouver dans une situation inconfortable, ou on peut leur ouvrir les bras et accepter d’être conduit dans des espaces nouveaux. C’est précisément là que la fiction cherche à aller, vers l’inconnu, vers un inconfort rendu acceptable par l’écriture.
P. B. : L’éponymie pourrait suggérer que Modifié est le personnage principal de votre roman. Ce rôle échoit plutôt à la narratrice, Martha Erwin, détective privée qui, tout en devant élucider le meurtre de Barjal, un coach de soccer retrouvé mort dans une piscine, traverse des problèmes de couple avec son mari Allan et est en conflit ouvert avec Allison, sa belle-fille. S’il n’est pas vraiment le protagoniste, Modifié remplit tout de même une fonction très importante : il fait évoluer les autres personnages. Au fond, il pourrait aussi se faire appeler « Modifiant », n’est-ce pas ?
S. L. C. : Exactement, Modifié est un personnage miroir, les autres personnages se regardent en lui. Ils y observent leurs défauts, leur animalité, leur lâcheté. Martha refuse ce miroir avant de finalement s’y confronter et c’est ce qui lui permet d’évoluer.
P. B. : Il n’est pas très difficile, depuis le Canada du moins, d’identifier la richissime famille néo-brunswickoise qui vous a inspiré le clan des Erwin. En même temps, le nom « Erwin » sonne un peu comme « Ewing », dans le feuilleton télévisé Dallas, d’autant plus que le personnage le plus iconique et le plus retors, J.R., a presque les mêmes initiales que votre J.C. Le rapprochement est-il accidentel et votre roman va-t-il faire des vagues auprès des « véritables » Erwin ?
S. L. C. : J’aimerais qu’ils le lisent, c’est certain. Plus sérieusement, il s’agissait avant tout d’utiliser le symbole qu’ils représentent. À mon arrivée au Nouveau-Brunswick, leur nom résonnait partout et les gens m’en parlaient comme si j’avais grandi à leurs côtés. Ils font partie du paysage et c’est pourquoi j’ai choisi cette scène où le personnage de Daniel reprend les propos de son arrière-grand-père : « Tu vois ce porte-conteneur qui s’éloigne de la ville ? Tu le vois ? C’est un paysage ». Et il a ajouté : « J’ai fait ce paysage, tu comprends ? Je ne sais pas ce qu’il y a à l’intérieur de ces conteneurs, mais je sais une chose : ils n’existeraient pas sans moi ».
P. B. : Parlez-nous davantage de ce J.C., le doyen des Erwin qui, même mort, continue d’être vivant dans les histoires de famille. C’est lui qui a eu l’idée d’employer Martha pour enquêter sur les membres du clan afin de protéger leurs intérêts. Retrouverons-nous ce personnage dans d’autres de vos histoires ?
S. L. C. : Mon prochain livre s’intéressera davantage à Allan qui, dans Modifié, reste un peu dans l’ombre de Martha. Je vais le martyriser un peu pour mettre en lumière les différentes facettes de sa personnalité.
P. B. : Lors d’une mémorable scène de strip-tease, vous faites allusion à une nouvelle de John Cheever, « La strip-teaseuse », extraite du recueil L’homme de ses rêves. Dans cette nouvelle, une effeuilleuse de 52 ans refuse d’admettre que sa carrière est finie, que des femmes plus jeunes vont lui succéder. Quelle importance a Cheever pour vous ?
S. L. C. : L’ironie est une chose très délicate. Elle ne doit pas exclure le lecteur et Cheever est un maître dans l’art de manier une ironie qui est douce, qui ne juge pas. Il est aussi capable de donner à l’homme qui fait cuire des saucisses à l’arrière de sa maison l’envergure d’un dieu de l’Olympe.
P. B. : John Cheever est un des grands maîtres américains de la nouvelle. Êtes-vous tenté par l’écriture de ce genre narratif bref ?
S. L. C. : J’ai écrit de très nombreuses nouvelles, peut-être une quarantaine, mais elles sont toutes enfermées dans les tiroirs de mon bureau. La nouvelle est un genre très difficile, un très bon exercice. Je n’apprécie pas particulièrement la « nouvelle à chute » et je n’ai pas encore trouvé le style qui s’adapterait au regard que je porte sur mes personnages.
P. B. : Votre roman s’ouvre sur un mystérieux exergue : « Un livre qui dit toutes choses ne peut pas être dit en langue humaine car les outils dont les hommes disposent les éloignent du monde par les moyens mêmes qu’ils se donnent de le connaître ». Qu’aviez-vous en tête en choisissant ces lignes ?
S. L. C. : J’ai retrouvé cette citation dans un de mes carnets, mais je n’ai pas été en mesure d’en retrouver l’auteur. Mon éditeur a fait ses propres recherches pour finalement me dire : « Il n’y a qu’une seule explication possible, c’est vous qui l’avez écrite ». Concernant la raison de la présence de cette citation, je dirais que j’ai longtemps cherché à tout rationaliser. Il n’y a qu’à voir le succès des guides de développement personnel pour comprendre que je ne suis pas le seul. La littérature se situe ailleurs, dans le champ du sensible, elle ne dit pas le général mais le particulier, elle ne prend pas par la main, elle cherche à vous perdre. Et pourtant la littérature est éclairante. Cela semble vouloir dire que la connaissance de soi ne passe pas forcément par la raison et pas uniquement par soi.
P. B. : À quoi ressemblera le deuxième roman de Sébastien L. Chauzu ? Y retrouverons-nous la même association que dans Modifié entre l’humour (cynisme, burlesque) et la tendresse ?
S. L. C. : Je ne vais pas changer de ligne, des personnages à la fois mordants et tendres qui servent un humour décalé. L’humour est très présent dans les films et dans les séries, pas assez à mon goût dans la littérature.
* Photo : Zoé London Chauzu.