Écrivaine française née à Meudon (Hauts-de-Seine) en 1903 et décédée de la tuberculose à Saint-Germain-en-Laye (Yvelines) en 1938, Colette Peignot a laissé une série d’écrits à la prose torturée et exaltée, dont Histoire d’une petite fille, cri de révolte contre les valeurs bourgeoises. Elle fut, à compter de 1934, la compagne de Georges Bataille, qui la surnomma « Laure ».
Auteure de poèmes, de journaux, de lettres et de courts récits, Colette Peignot a fait son entrée dans le circuit de la lecture de façon posthume. De son vivant, elle n’a jamais émis le vœu de publier ses textes, bien qu’elle les ait soigneusement retravaillés. Il existe par exemple sept versions de l’Histoire d’une petite fille. Si l’ensemble de ses écrits ne fait pas beaucoup plus de deux cents pages, ces dernières sont « presque toutes de feu1 », selon Maurice Nadeau. Trois temps forts marquent la réception de son œuvre. Le premier se situe en 1939, soit un an après sa mort, quand Georges Bataille et Michel Leiris publient hors commerce Le sacré, suivi de Poèmes et de divers écrits. L’initiative a surtout une portée confidentielle. Le deuxième temps fort survient dans les années 1970. Le neveu de l’écrivaine, Jérôme Peignot, qui avait douze ans à la mort de sa tante, a réuni en 1971 une première édition complète des écrits de celle qu’il surnomme sa « mère diagonale ». L’éditeur pressenti est Gallimard, où sont réunies dès 1970 les œuvres complètes de Bataille et où Jérôme Peignot a lui-même publié quelques livres, dont Grandeur et misère d’un employé de bureau en 1965. Mais Gallimard refuse. Ce sera plutôt chez Pauvert que paraîtront les Écrits, fragments, lettres de Laure. Le succès est éclatant. Le livre est réédité en format poche en 1976 et une version augmentée paraît en 1977. Dans les mêmes années, l’Association des amis de Laure voit le jour. Présidée par Leiris, elle compte Marguerite Duras, Michel Foucault et Claude Mauriac parmi ses premiers membres, un parrainage prestigieux pour une « personnalité météorique des non-lettres françaises2 ». Un troisième temps fort dans la réception des Écrits de Laure pourrait bien avoir débuté en janvier 2013 avec l’inauguration des Cahiers Laure aux éditions Les Cahiers3. Ceux-ci, au lieu d’aborder la figure de Laure dans son rapport à Bataille, proposent d’approcher son œuvre « pour ce qu’elle est : une grande écriture4 ».
« Je vous salue ! Marie, merde, Dieu5. »
Colette Peignot appartient à une famille d’industriels. Son père est une figure importante de la typographie française. Il dirige la Fonderie G. Peignot & Fils, qui deviendra la Fonderie Deberny et Peignot en 1923. C’est grâce à cette entreprise familiale que Gustave Peignot, le grand-père de Colette, a fait fortune. La prospérité des Peignot ne les met toutefois pas à l’abri des épreuves que leur réserve bientôt le destin. Le père de Colette et trois de ses oncles meurent au service de la patrie entre 1914 et 1916. Ce quadruple sacrifice frappe les esprits, si bien qu’une rue du XVe arrondissement de Paris en a gardé la trace : la « Rue des Quatre-Frères-Peignot ». Hormis son frère Charles, c’est donc dans un environnement essentiellement féminin, conservateur et bigot que Colette grandit. Les conventions familiales sont strictes. Colette n’a pas le droit de parler aux autres enfants, ni de partager leurs jeux sans l’assentiment de sa mère. Elle ne peut dire « bonjour monsieur » aux ouvriers, ni, par un jour pluvieux, offrir son parapluie à des gens de condition inférieure. Trop jeune pour en saisir l’injustice, Colette se sent vite étouffée par cette codification du comportement. « À huit ans, écrit-elle, je n’étais déjà plus un être humain6. » Un drame la touche particulièrement. Christiane, la fille d’une femme de chambre prise à voler du charbon, se jette par la fenêtre. Le rigorisme de madame Peignot frise l’insensibilité : « On changerait de femme de ménage, c’est tout7 ». Après la disparition de son père et de ses oncles, Colette voit une figure d’autorité masculine faire son entrée chez les Peignot : l’abbé Pératé. Il est l’un des « prêtres bourgeois » que l’Église a introduits dans les bonnes familles parisiennes pour éviter que l’euphorie de la victoire ne fasse oublier les devoirs chrétiens. L’ecclésiastique viendra toutefois aviver l’irréligion de Colette. Ce « Raspoutine à la manque », ainsi qu’elle le surnomme, fait main basse sur l’argent de la famille et tente d’abuser de Colette et de sa sœur Madeleine : « Il avait l’habitude d’attirer ma sœur dans les coins, de lui presser la poitrine en disant ‘sois bien en paix’ et de lui toucher le derrière en rentrant sa jupe entre les deux fesses puis la retirant8. »
La vie à corps perdu
Cette éducation catholique et bourgeoise est insupportable à Colette, qui est résolue à s’en défaire. Elle se met à apprendre le russe aux Langues orientales et surveille avec intérêt les développements de la Révolution de 1917. Au début des années 1920, elle lit Barrès, Gide et D’Annunzio, maîtres émancipateurs qui pavent la voie aux futurs mentors que seront Nietzsche et Sade. En 1924, une cure thermale s’impose. Colette séjourne à Font-Romeu dans les Pyrénées-Orientales. Ce n’est pas la première fois (ni la dernière) que la maladie montre les dents. À douze ans, Colette avait dû combattre le bacille tuberculeux. Un soir de juillet 1925, sa belle-sœur et amie Suz (Suzanne Rivière, mariée à son frère Charles) lui fait rencontrer lors d’un dîner mondain l’homme qui deviendra son premier amant : le journaliste anarchiste Jean Bernier. Alors âgé de 31 ans, celui-ci est l’auteur du roman aux forts accents autobiographiques La percée (1917), qui documente le massacre de l’infanterie française. Ami de Drieu la Rochelle, Bernier collabore à la revue Clarté, cofondée par Henri Barbusse. Pour Colette, c’est l’amour fou. Cette liaison – avec un communiste ! – consterne les siens. La tuberculose revient en force en 1926. En janvier 1927, se sentant délaissée par Jean, Colette tente de s’enlever la vie. On la retrouve, baignant dans son sang, un revolver à ses côtés. Elle visait le cœur, mais la balle a ricoché sur une côte. Dans les mois qui suivent, au lieu de se consumer comme une poitrinaire romantique, Colette adopte une attitude combattive : « […] je ne peux pas m’arrêter de vivre9 », clame-t-elle. Elle entreprend la reconquête de sa santé et de son indépendance. Mais la guérison se refuse à elle. En 1928, Colette séjourne à Leysin, dans les Alpes vaudoises, pour recevoir les meilleurs soins de l’époque. Entre les poèmes de Rimbaud et le Zarathoustra de Nietzsche, elle rêve de Moscou, « Jérusalem du prolétariat10 ! » En 1930, elle se rend en Union soviétique afin de partager la vie de moujiks dans un kolkhoze. À son retour, elle adhère au Cercle communiste démocratique, dont fait également partie Simone Weil, avec qui elle nouera une grande amitié. Le Cercle a été fondé par Boris Souvarine, un marxiste endurci qui deviendra son amant jusqu’en 1934.
L’ingénue débauchée
C’est Souvarine qui lui suggère son premier pseudonyme : celui de Claude Araxe, sous lequel elle publie en 1933 des articles pour La Critique sociale, une revue qu’elle finance partiellement et qui dénonce les dérives du stalinisme. « Araxe » est le nom d’un fleuve d’Azerbaïdjan, évoqué par Virgile dans l’Énéide ; un « fleuve torrentiel, explique Michel Surya, qui ne supportait pas qu’on lui imposât un pont pour le franchir11 ». Pour La Critique sociale, Colette se charge aussi de traduire des articles venant de Russie. Son esprit de révolte radicale s’affirme. Elle est prête à « tout oser, tout risquer », à « répondre aux appels les plus sombres, dire oui à tous les fantasmes…12 » Elle va de transgressions en souillures. À Berlin, quelques années plus tôt, elle avait mené une vie dissipée avec le médecin et poète expressionniste Edouard Trautner. Lecteur de Sade et de Sacher-Masoch, Trautner lui faisait porter un collier de chien et prenait plaisir à la battre et à l’humilier. Pour Colette, la liturgie masochiste était un moyen de pousser plus loin sa rébellion sociale. Sans le savoir, elle était fin prête à devenir l’amie du scandaleux auteur d’Histoire de l’œil.
Sa première rencontre avec Georges Bataille a lieu en 1931 à la brasserie Lipp de Saint-Germain-des-Prés. Bataille est frappé par la beauté de Colette, une beauté n’apparaissant « qu’à ceux qui savent voir13 ». Ils se côtoient souvent entre 1931 et 1934, années d’activité de La Critique sociale, puis entament leur célèbre liaison. À partir de 1936, Colette participe à l’expérience de la revue Acéphale menée par Bataille, Caillois, Klossowski et Rollin. Pour Bataille, elle n’est pas simplement une maîtresse ou une amie. Alors que, au moment de leur rencontre, il n’avait encore presque rien écrit à part Histoire de l’œil et L’anus solaire – textes à diffusion confidentielle et sous pseudonyme –, voilà qu’il trouve en elle une égérie. Le surnom « Laure » dont il l’affuble est l’un de ses prénoms de baptême (Colette Laure Lucienne Peignot). Le clin d’œil à Laure de Sade (1310-1348), muse de Pétrarque et aïeule du « divin marquis », n’a rien de fortuit.
Des mots, des éclats, des cris
« Ce qu’elle a écrit se situe au-delà de toute littérature14 », affirme Leiris. Comme l’explique Jérôme Peignot, « elle n’écrit pas de la littérature. Elle jette sur du papier des phrases, des mots, des éclats, des cris15. » Laure fait partie des « écrivains négatifs » en qui Patrick Tillard a vu des incarnations de Bartleby, le scribe dans une nouvelle de Melville qui a marqué la littérature par la fermeté de son refus : « Je préférerais pas16 », s’entêtait-il à répondre à ceux qui le sollicitaient. Malgré le retentissement provoqué par leur publication dans les années 1970, il est étonnant que les Écrits de Laure n’aient pas encore élargi leur audience. Comme chez Rimbaud, Artaud ou dans la Lettre de Lord Chandos (1902) de Hofmannsthal, on voit s’y exprimer quelque chose de fondamental qui transcende l’expérience de la littérature. La ressemblance des Écrits de Laure avec la prose d’Une saison en enfer est frappante. « Ainsi allais-je osciller entre l’infâme et le sublime au cours de longues années d’où la vraie vie serait toujours absente17 », affirme-t-elle. « Je crois que la vraie vie est absente au sens où j’entendrais la vraie vie si je croyais en conscience qu’elle peut exister quelque part au monde… sauf en des êtres inexistants18. »
À 35 ans, Laure quitte l’existence. Elle succombe à la tuberculose dans le lit de Bataille, qui tient le journal de son agonie dans « Le coupable ». Comme Heathcliff (Laurence Olivier) dans Les Hauts de Hurlevent (1939) de William Wyler, il sent qu’il vivra hanté par son fantôme. Quiconque lira les Écrits de Laure pourra comprendre. « Mieux la connaître, écrit Jérôme Peignot, c’est brûler du feu qui la dévora19. »
1. Maurice Nadeau, « Des mots qui brûlent », La Quinzaine littéraire, Paris, no 125, 16-30 septembre 1971.
2. Patrick Tillard, « L’authenticité de l’expérience », Cahiers Laure, Les Cahiers, Meurcourt, no 1, 2013, p. 33.
3. Cet éditeur consacre aussi des cahiers à Bataille, à Leiris et à Artaud.
4. Anne Roche, « Présentation », Cahiers Laure, no 1, p. 7.
5. Laure, « Histoire d’une petite fille », Écrits, fragments, lettres, Pauvert, Paris, 1985, p. 67.
6. Laure, « Histoire d’une petite fille », p. 63.
7. Laure, « Histoire d’une petite fille », p. 61.
8. Laure, « Histoire d’une petite fille », p. 68.
9. Laure, « Le sacré », Écrits, fragments, lettres, p. 95.
10. Élisabeth Barillé, Laure, La sainte de l’abîme, Flammarion, Paris, 1997, p. 138.
11. Michel Surya, Georges Bataille, La mort à l’œuvre, Gallimard, Paris, 2012, p. 615.
12. Élisabeth Barillé, Laure, La sainte de l’abîme, p. 142.
13. Michel Surya, Georges Bataille, La mort à l’œuvre, p. 229.
14. Cité par Jérôme Peignot, « Comme on met un pied devant l’autre on écrit », Cahiers Laure, no 1, p. 17.
15. Jérôme Peignot, « Comme on met un pied devant l’autre on écrit », p. 23.
16. Patrick Tillard, De Bartleby aux écrivains négatifs, Une approche de la négation, Le Quartanier, Montréal, 2011, p. 27.
17. Laure, Écrits, fragments, lettres, p. 60.
18. Laure, Écrits, fragments, lettres, p. 102.
19. Jérôme Peignot, « Laure est morte en beauté », Cahiers Laure, no 1, p. 27.
Laure (Colette Peignot) a publié :
Écrits, fragments, lettres, Pauvert, 1977 et 1985 ; Écrits retrouvés, Les Cahiers des Brisants, 1987 ; Une rupture, 1934, correspondance avec Boris Souvarine, la famille Peignot, Georges Bataille, Pierre et Jenny Pascal, Simone Weil, Des Cendres, 1999.
Écrits sur Colette Peignot : Jean Bernier, L’amour de Laure, Flammarion, 1978 ; Élisabeth Barillé, Laure, La sainte de l’abîme, Flammarion, 1997 ; Jean-Paul Enthoven, La dernière femme, Grasset, 2006 ; Patrick Tillard, De Bartleby aux écrivains négatifs, Une approche de la négation, Le Quartanier, 2011 ; Collectif, Cahiers Laure, no 1, Les Cahiers, 2013.
EXTRAITS
– Je n’habitais pas la vie mais la mort. Aussi loin que je me souvienne les cadavres se dressaient tout droit devant moi : – « Tu as beau te détourner, te cacher, renier… tu es bien de la famille et tu seras des nôtres ce soir ». – Ils discouraient tendres, aimables et sardoniques, ou bien à l’image de ce Christ l’éternel humilié, l’insane bourreau, ils me tendaient les bras.
Laure, « Histoire d’une petite fille », Écrits, fragments, lettres, p. 56.
L’œuvre poétique est sacrée en ce qu’elle est création d’un événement topique, « communication » ressentie comme la nudité. – Elle est viol de soi-même, dénudation, communication à d’autres de ce qui est raison de vivre, or cette raison de vivre se « déplace ».
Ce qui m’affirme assez fortement pour nier les autres.
Laure, « Le sacré », Écrits, fragments, lettres, p. 89.