Jean-Pierre Enard, né en 1943, pratiqua des travaux alimentaires (rédacteur en chef du Journal de Mickey, directeur de la « Bibliothèque rose ») qui lui permirent de publier sept romans à l’inspiration très personnelle, un recueil de trois pièces de théâtre (proches de l’absurde) et deux œuvres érotiques. Il mourut en 1987.
L’air du temps
Dans ses romans Jean-Pierre Enard dresse un tableau sociologique et historique de la société française des années 1970 et 1980 et excelle à restituer l’air du temps.
Les choix narratifs opérés par Enard permettent à ses personnages de côtoyer diverses couches sociales. Photo de classe et Le voyage des comédiens sont des romans de groupes. Dans le premier Pierre Larcher apprend que Marie Delambre, ancienne camarade de lycée, est accusée du meurtre de son mari ; il mène alors sa propre enquête en faisant le tour des élèves de leur ancienne classe de seconde ; ceux-ci pratiquent maintenant des métiers divers (dentiste, commerçante en mode féminine, etc.). Dans le second, une troupe de comédiens sillonne en autobus l’Hexagone où, dans les cafés (lieu récurrent chez Enard), les hôtels, les restaurants, ils rencontrent des représentants de la France provinciale. Le dernier dimanche de Sartre est un roman-promenade où l’écrivain, proche de la mort, se distrait à regarder les spectacles de la rue parisienne et pénètre dans des établissements de boisson, fréquentés par le peuple ou par les intellectuels. Si les personnages appartiennent en majorité aux professions libérales et surtout aux milieux artistiques (actrices – qui se prénomment toujours Marie –, comédiens, cinéaste, dessinateur satirique), ils sont parfois en contact avec le peuple ou se rappellent l’avoir été, comme l’avocat Pierre Monk qui a découvert, enfant, à Tours, la pauvreté en voyant les baraques dans lesquelles vivaient les victimes de la Seconde Guerre mondiale (Le voyage des comédiens). Les récits d’Enard sont des romans démocratiques dans la mesure où ils attachent de l’importance au moindre personnage que rencontrent les protagonistes ; celui-ci a alors droit à une scène ou à un résumé de sa vie. Par ces divers procédés narratifs se constitue une galerie de personnages typiques mais non caricaturaux de la société française, contemporaine de l’auteur.
Enard fait également œuvre d’historien du passé proche. Ainsi ses personnages se souviennent de l’attitude résistante ou attentiste, voire collaborationniste, de leurs parents durant la guerre 1939-1945. Ils se souviennent aussi de leur propre participation aux luttes sociales et politiques : l’actrice Marie Jacana en 1969 a été blessée par un fasciste lors d’une réunion à la Mutualité (La ligne de cœur). Enard n’est pas seulement historien mais aussi journaliste du temps présent, fournissant ainsi des matériaux pour les futurs historiens. Certains de ses personnages ne trahissent pas leurs anciens idéaux, comme le fait le « pub-philosophe », ancien maoïste, dans lequel on reconnaît Bernard-Henri Lévy, l’une des bêtes noires d’Enard (Le métro aérien), mais continuent à militer : Louise Vaneau participe à une manifestation féministe à l’occasion du procès intenté à une fille qui s’est fait avorter (La ligne de cœur) ; Maurice Dulac, seul communiste de la troupe, défile, à Lyon, le Premier Mai (Le voyage des comédiens).
Enard est aussi un historien des mentalités et de la vie quotidienne quand il évoque l’air du temps grâce aux films, aux chansons à succès et au bruit de fond que produisent la radio et les conversations de la rue ou du bistro. La reine du technicolor, périphrase désignant Lola Cortez, morte dans sa baignoire, rend hommage à l’actrice, populaire dans les années 1940 et suivantes, María Montez, décédée de la même façon. Pierre Larcher, du roman Photo de classe, écoute Jacques Brel, Jean Ferrat et Richard Anthony, dont certaines paroles de chansons sont citées sans leur être attribuées, puis, sorti du café, il entend le soliloque des pauvres : « À gauche, le grand café de la Liberté. Il m’arrive d’y boire un verre sur le zinc et de glisser quelques pièces dans le flipper ou le juke-box. Dans le port d’Amsterdam, ma môme elle joue pas les starlettes, et j’entends siffler le train. Je ressors et débouche sur la place Bruand. S’il y a un rayon de soleil, arrêt obligatoire sur un banc avec les économiquement faibles qui s’étonnent de survivre si nombreux avec si peu ». Dans Le voyage des comédiens, Louise Monk écoute distraitement une émission de radio où une auditrice consulte en direct un médecin sur les risques de grossissement qu’entraînerait la fellation.
Le retour du « je »
Si Enard rivalise avec les historiens, il est aussi un représentant du roman psychologique et, après la domination du courant du nouveau roman qui détruisit la notion de personnage, il participe (au même titre que Jean-Pierre Martinet) au retour du « je », programme des éditions du Sagittaire, où il publia deux romans, et de la revue Subjectif, satellite de cette maison d’édition. Dans ses romans il affirme ses goûts littéraires, pénètre l’intériorité de ses personnages et propose une philosophie de la vie.
Dans la revue Roman, dont il fut l’un des fondateurs et dans divers organes de presse, Enard loue certains écrivains dont il se fait une famille, parce qu’ils étaient attentifs au corps, à la vie quotidienne, et qu’ils « a[vaient] du cœur » : son « parrain » est Henri Calet (à la revie littéraire duquel il contribua) et son « oncle » Georges Perros ; il vilipende aussi les romanciers du « vide », en particulier Marguerite Duras. De même, dans ses romans, il rend hommage aux auteurs qu’il aime et il exprime ses dégoûts en matière d’esthétique. Il crée, d’un côté, une topographie imaginaire et sentimentale : « Lycée Henri-Calet », rues « Guérin », « Emmanuel-Bove », « Jean-Reverzy », et attribue à ses personnages la lecture d’œuvres qu’il apprécie : Pierre Monk « lit au moins une fois par an Alcyon » (de Pierre Herbart) et la mère du jeune Jean-Paul dans La reine du technicolor « avait déjà lu trois fois » Monsieur Paul (de Calet) ; d’un autre côté, il se déchaîne, au risque de sortir parfois des exigences de la narration et de procéder à des règlements de compte personnels, contre l’art qui privilégie la « recherche », par exemple le théâtre subventionné, « qui a des allures politiques, sémiotiques et psychanalytiques », lit-on dans Le voyage des comédiens.
Comme chez les écrivains qu’il affectionne, les thèmes retenus par Enard prennent en compte le vécu des personnages et, souvent, de leur créateur. L’obsession du vieillissement inquiète les femmes, dont les seins tombent, et les hommes, qui ont une bedaine ; comme si Enard pressentait sa mort précoce, il menace Pierre Lomond d’un « risque d’embolie » (Le métro aérien) et s’identifie à un Sartre presque aveugle et victime de plusieurs malaises. Les couples se défont et ne parviennent plus à communiquer : souvent ils essaient en vain de se téléphoner ; la sexualité, évoquée de manière crue, à la limite de la pornographie, dès le premier roman, Fragments d’amour, ne fait pas échapper à la solitude. L’enfance, très présente, que ce soit par les souvenirs des protagonistes ou par la participation de leurs enfants à l’intrigue du roman, est la période d’une certaine innocence et de la découverte de la sexualité ; le narrateur de La reine du technicolor termine ainsi son récit : « Fini les culottes de golf. Fini de jouer à Tintin. Je devenais un grand. Au fond, je me demandais si cela me faisait tellement plaisir. Je me le demande toujours. » Le style d’Enard contribue aussi à nous faire pénétrer à l’intérieur des personnages. Dans ses deux premiers romans, il utilise des techniques modernes de narration, le morcellement en petites scènes dialoguées (Fragments d’amour) et le passage systématique de l’imparfait au présent et de la troisième personne du singulier à la première personne du singulier (La ligne de cœur) : « Marie Jacana ne se rappelait pas qu’elle était venue ici, chez cet homme, avec lui. Elle ne se rappelle pas qu’il a la peau si blanche ni une courte moustache sous le nez. J’ai fait l’amour avec cet inconnu. Cela n’a pas été bien long, pas bien agréable. Il m’a prise une fois, deux fois. Je n’ai pas eu le temps. Marie Jacana est comédienne. Marie Jacana. Tout le monde connaît son nom. Je suis comédienne. J’aime qu’on me regarde, moi seule, qu’on ose à peine me toucher. Je suis fragile. Je déteste les hussards. La franchise et l’efficacité me dégoûtent. Marie veut qu’on s’insinue auprès d’elle, comme sans le faire exprès ».
Dans les romans suivants, Enard abandonne ces procédés pour adopter un style plus classique en utilisant fréquemment le style indirect libre qui intervient brutalement dans la narration et mêle, dans un rythme très syncopé, le flux de la pensée intérieure au récit des événements.
Alors que de nombreux thèmes traduisent l’inquiétude et le désenchantement, la fin des romans est presque toujours optimiste, comme si Enard, par une sorte de coup de force, voulait chasser les idées noires. Marie va jouer Kleist et Louise retrouver son enfant : « La chaleur sèche de la scène, l’enfant serré contre le corps de sa mère, les mots qui volent entre les comédiens, la peur exquise de se retrouver. La nuit du 9 octobre sera douce pour quelques-uns » (La ligne de cœur). Pierre Larcher assiste à un concert de Bob Dylan (on le reconnaît à sa chanson « Forever young ») avec Thérèse qui attend un enfant de lui : « L’avenir bouge déjà » (Photo de classe). Louise Monk retrouve Pierre, son mari, hospitalisé, et dit à leurs enfants : « Le monde est à nous » (Le voyage des comédiens). Pierre Lomond quitte le foyer conjugal avec son fils mais il a retrouvé l’estime de celui-ci en se battant contre un voyou raciste : « – On commence tout juste à vivre » (Le métro aérien).
Enard est surtout connu actuellement pour ses récits érotiques, parus immédiatement après sa mort : Contes à faire rougir les petits chaperons et L’art de la fessée. Il mérite mieux, comme l’a compris la petite maison d’édition Finitude en rééditant deux de ses romans et en recueillant certains de ses articles de critique littéraire ; il devrait figurer, au même titre que Jean-Pierre Martinet (lui aussi publié par Le Sagittaire et mort jeune), dans la cohorte des romanciers réévalués qu’il a tant aimés et défendus, parce qu’ils avaient du cœur et que leur œuvre était inséparable de leur vie. Il a « payé le prix » de l’oubli et, maintenant qu’il est « mort », il est en passe de devenir un « bon écrivain » pour les lecteurs qui « ont le temps ».
Jean-Pierre Enard a publié :
Romans : Fragments d’amour, Galilée, 1976 ; La ligne de cœur, Le Sagittaire, 1977; Le dernier dimanche de Sartre, Le Sagittaire, 1978 et Finitude, 2004 ; Photo de classe, Grasset, 1979 ; La reine du technicolor, Presses de la Renaissance, 1980 et Finitude, 2008 ; Le voyage des comédiens, Grasset, 1981 ; Le métro aérien, Grasset, 1986.
Œuvres érotiques : Contes à faire rougir les petits chaperons, Ramsay, 1987 et Folio, 2003 ; L’art de la fessée, avec des dessins de Milo Manara, Glénat, 1988 et Vents d’Ouest, 2001.
Théâtre : Avec elles (trois pièces : Elle toute, Elle deux, Elle contre elle), Galilée, 1980.
Critique littéraire : Un bon écrivain est un écrivain mort, Finitude, 2005.
Jean-Pierre Enard est évoqué dans plusieurs passages d’Ascendant Sagittaire de Gérard Guégan, Parenthèses, 2001.
EXTRAITS
« […] si vous continuez comme Calet, comme Perros, comme Reverzy, de respirer l’air du temps et de vous nourrir de pain quotidien, il vous faudra, comme eux, payer le prix. »
Un bon écrivain est un écrivain mort, Finitude, p. 15.
« Les vrais lecteurs ont le temps. Ils savent dénicher sur les rayons du libraire les ouvrages négligés de Follain, Fombeure, Robin ou Hyvernaud. C’est pour ceux-là que j’écris. »
Un bon écrivain est un écrivain mort, Finitude, p. 67.