Jean-Richard Bloch (1884-1947) apparaît plus fréquemment, en raison de ses engagements (à gauche), dans les ouvrages d’histoire politique que dans les ouvrages d’histoire littéraire, dont il est pratiquement absent aujourd’hui (il est même confondu avec le personnage homonyme de Proust dans les notes d’une édition récente – Gallimard, 1999 – des Mémorables de Maurice Martin du Gard !).
Il compta néanmoins, à son époque, parmi les auteurs importants de pièces de théâtre, d’essais, de contes et de romans, au point d’être interrogé par Frédéric Lefèvre dans ses fameuses Une heure avec… ; or, ses œuvres de fiction en prose (auxquelles nous nous intéresserons ici) ne sont plus en vente dans les librairies, sauf …Et compagnie, préfacé par Max Gallo.
Avez-vous lu Jean-Richard Bloch ?
Quand Jean Albertini publia en 1981 Avez-vous lu Jean-Richard Bloch ?, il savait que la réponse à cette question était majoritairement négative. Il faut donc se demander pourquoi les romans de cet auteur sont tombés dans l’oubli.
Une des raisons est d’ordre idéologique. Quand on n’est pas Aragon, il ne fait pas bon pour la mémoire que les lecteurs ont des romanciers d’avoir été communiste et de l’être resté : pensons à Roger Vailland, à André Stil, qui n’occupent pas la place qu’ils méritent dans le panthéon littéraire. Or, Jean-Richard Bloch s’est constamment situé par rapport au marxisme : il fut, dès 1920, un compagnon de route (exigeant) du Parti communiste ; il se rapprocha de celui-ci à partir de 1934, année où il est invité à Moscou au Premier Congrès des Écrivains soviétiques, et il s’y inscrivit en 1938 ; il vécut en U.R.S.S. de 1941 à 1944, puis, de retour en France, siégea sur les bancs du P.C.F. comme Conseiller de la République (autrement dit comme sénateur) ; avant de mourir, il préparait une biographie de Staline. De plus, l’écrivain n’a reçu longtemps de soutien que de la part des communistes : dans deux numéros spéciaux d’Europe, revue à laquelle il participa régulièrement ; dans une anthologie, Les plus belles pages de Jean-Richard Bloch (1948), présentée par Aragon, et dans la synthèse déjà citée de Jean Albertini. Or, ces fidélités de Bloch au communisme et des communistes à Bloch jouent un mauvais tour à la réception des œuvres de celui-ci, dans une époque de méfiance à l’égard des idéologies, en particulier du marxisme depuis le rapport Khrouchtchev et la chute du Mur de Berlin.
La deuxième cause de l’oubli où sont tombés les contes et romans de Jean-Richard Bloch est qu’ils sont peu nombreux. Si l’on excepte, en effet, Alain-Fournier et Raymond Radiguet, les romanciers prolifiques ont plus de chance de rester dans la mémoire littéraire. Bloch, lui, ne publia que deux volumes de contes : Lévy (1912) et Les chasses de Renaut (1927), et trois romans : …Et compagnie (1917), La nuit kurde (1925) et Sybilla (1932). Il envisageait, d’ailleurs, de bâtir deux ensembles romanesques à partir de …Et compagnie et de Sybilla : le premier se serait intitulé Le faiseur de fédérations et le second L’aigle et Ganymède ; mais il ne put réaliser ces projets : en effet, il se sentit obligé dès 1933 de mettre sa plume au service de la lutte contre les fascismes par de nombreux articles, des essais, l’écriture de Naissance d’une cité, pièce emblématique du Front populaire ; en outre, ses manuscrits, dont quatre ouvrages achevés, brûlèrent lors d’un bombardement de la Seconde Guerre mondiale.
La dernière cause de l’occultation des contes et romans de cet auteur est qu’ils sont variés aux points de vue thématique et stylistique, si bien qu’ils déconcertent les lecteurs qui préfèrent, chez les auteurs, la continuité d’inspiration. …Et compagnie raconte, avec réalisme, l’ascension sociale d’une famille juive d’industriels du textile, les Simler, qui finissent par perdre le contrôle de leur entreprise ; La nuit kurde relate, de manière poétique, la préparation par Saab (musulman, fils d’une chrétienne) de l’attaque d’un village nestorien et l’amour tragique de ce musulman pour Évanthia, qui appartient au camp adverse ; Sybilla évoque avec lyrisme la passion naissante du personnage éponyme, une danseuse (dans laquelle on reconnaît Isadora Duncan), et de Clotilde, épouse d’un écrivain, et dépeint avec ironie le milieu mondain (de la politique et des arts) qui entoure les deux femmes. Même à l’intérieur des recueils de contes, la diversité règne : ainsi, Lévy contient le récit réaliste de menées antisémites lors de l’Affaire Dreyfus (« Lévy »), le compte-rendu unanimiste de la constitution d’un groupe humain (« Comment on fait une section d’infanterie »), un apologue philosophique prônant le progrès (« Le vieux des routes »), le monologue intérieur d’une modeste locomotive (« Le tacot »), une satire de la recherche du confort moderne (« Une irruption de nouveaux dieux ») et le discours d’un vieil auteur ayant abandonné l’écriture à la suite d’une panne sexuelle (« L’interview de Robert Dax »).
Faut-il lire Jean-Richard Bloch ?
Jean Albertini vise non seulement à ce qu’on lise cet écrivain, mais à ce qu’on le lise bien, c’est-à-dire, selon lui, d’un point de vue marxiste. Or, ce n’est pas le meilleur moyen de réhabiliter les contes et romans de Bloch ; il vaut mieux, en effet, voir leur modernité.
Les fictions de Jean-Richard Bloch ne reflètent pas l’idéologie communiste, voire socialiste. L’avant-dernier chapitre de …Et compagnie est certes constitué d’une lettre à Jules Guesde, un syndicaliste en lutte contre les Simler, mais, dans l’Épilogue, Benjamin Simler, revenu millionnaire des États-Unis, conseille à son neveu, Justin, d’être un juif indépendant et respectueux de la civilisation occidentale ; Bloch propose donc, dans ce dénouement, sans choisir entre eux, deux points de vue, l’un socialiste, l’autre capitaliste, sur la décadence de l’entreprise Simler, qui devient une compagnie anonyme (c’est le sens des points de suspension et de la disparition du patronyme dans le titre). Quant à l’éloge de la passion, qui se dégage de La nuit kurde et de Sybilla et qui transcende les appartenances sociales, il semble bien éloigné des valeurs collectives. Jean-Richard Bloch ferait plutôt l’éloge, dans ses récits, de la responsabilité de l’individu, qui doit suivre sa pente en connaissance de cause et sans nuire aux autres : on le voit aussi dans les nouvelles, « Le viaduc sur la Tay » (1931) et « Le tamponnement de la Villedieu », qu’il publia, la première dans le P.O. illustré (1931), la seconde dans Marianne (1935), et qui choisissent comme protagonistes des travailleurs des chemins de fer (aiguilleur et architecte), qui endossent la responsabilité d’accidents professionnels plus ou moins graves.
Si Jean-Richard Bloch est moderne dans ses récits, ce n’est pas par un engagement marxiste (d’ailleurs, à l’époque où il les écrit, il n’est pas encore communiste), mais par la nouveauté des thèmes et l’originalité du style.
Bloch choisit des sujets peu traités à son époque. Il est un des rares à évoquer la (sa) judéité, d’ailleurs sans complaisance : Lévy, dans le conte éponyme, est d’abord victime de l’Affaire Dreyfus, mais finalement il écrase commercialement un concurrent ; les Simler peuvent se montrer héroïques (l’un d’eux vole au secours d’un rival dont l’usine brûle), mais ils sont aussi ridicules et passéistes. Autre thème nouveau : les moyens de transport modernes, en particulier la locomotive (le père de l’écrivain était ingénieur à l’Exploitation du réseau Paris-Orléans), dont il décrit aussi bien la vie quotidienne que les accidents. Jean-Richard Bloch se montre également original en traitant de l’homosexualité (qui est une de ses tentations, comme le montre le chapitre « Où l’auteur s’abandonne à des considérations épineuses et choquantes » dans son récit de voyage, Première journée à Rufisque) : Saab est accompagné par Mirzo, jeune garçon qui ressent à son égard de la fascination et de la jalousie ; Sybilla est aimée par trois femmes : sa servante, qu’elle appelle Poupée, Adrienne Simler, épouse d’un ministre (on remarque que, comme chez Balzac, les personnages réapparaissent d’un roman à l’autre) et Clotilde, mariée à un écrivain.
La technique narrative ne se contente pas des recettes usées de l’analyse psychologique et du réalisme social, mais elle innove. Parfois, il ne s’agit que de virtuosité : dans Sybilla, un personnage présente un ballet burlesque dans le style elliptique de l’argument chorégraphique ; ou l’on n’entend, lors d’une conversation téléphonique, que les paroles du personnage présent dans la scène. De manière plus générale, l’auteur cherche à rendre compte avec précision et vérité de la complexité du psychisme humain, dans ses manifestations conscientes aussi bien qu’inconscientes (il a été un des premiers Français à s’intéresser à la psychanalyse). Il reproduit ainsi les sensations en respectant la progression de leur surgissement : les choses et les êtres, qu’on ne reconnaît pas au premier coup d’œil, sont évoqués d’abord par des métaphores ou par des synecdoques avant d’être identifiés ; de même, il utilise le monologue intérieur en mêlant les productions des instances de la personne : un chapitre de La nuit kurde présente sur trois colonnes les « rêves », les « pensées » et les « paroles » de Saab et de Mirzo.
Les contes et romans de Jean-Richard Bloch méritent donc d’être lus pour le réalisme avec lequel il y présente des individus originaux et des groupes sociaux nettement typés, pour leurs thèmes qui rendent compte du monde moderne et pour leur technique novatrice. Mais il faut reconnaître que, sur ce dernier point, la réalisation n’est pas toujours à la hauteur des ambitions : les continuelles variations de points de vue et les monologues intérieurs souvent abrupts rendent le style exagérément compliqué et présentent avec schématisme le fonctionnement de la pensée, comme l’a fait remarquer Michel Raimond dans La crise du roman à propos du chapitre déjà cité de La nuit kurde.
Cela dit, un roman comme …Et compagnie, malgré ses maladresses et ses aspérités, est plus intéressant à lire que Bernard Quesnay d’André Maurois (beau-frère de Jean-Richard Bloch), récit habile, mais lisse et désuet, qui raconte aussi l’histoire d’une famille d’entrepreneurs dans le textile. Il vaut mieux, en effet, lire des fictions imparfaites, parce qu’ambitieuses, comme celles de Bloch, que des romans qui ne cherchent pas à inventer un univers et un style nouveaux. *Paul Renard est rédacteur en chef de la revue Nord’. Il collabore à la revue Roman 20-50, où il est responsable de la rubrique « La revie littéraire ». Il vient de publier L’Action française et la vie littéraire (1931-1944), Presses Universitaires du Septentrion, Lille, 2003.
Œuvres de Jean-Richard Bloch :
Contes : Lévy, N.R.F., 1922 ; Les chasses de Renaut, N.R.F., 1927.
Romans : …Et compagnie, N.R.F., 1917 et Gallimard, 1997 (préface de Max Gallo) ; La nuit Kurde, N.R.F., 1925 ; L’aigle et Ganymède : I. Sybilla, N.R.F, 1932.
Théâtre : Le dernier empereur, N.R.F., 1926 ; Offrande à la musique (Dix filles dans un pré, La nuit kurde, L’illustre magicien), N.R.F., 1930 ; Toulon et autres pièces (Naissance d’une cité, Une perquisition à Paris en 1940, La première du mariage de Figaro ), N.R.F, 1948 (Toulon a aussi été réédité par Les Cahiers de l’Égaré, 1998), Carnaval est mort, N.R.F., 1920 ; Destin du théâtre, N.R.F., 1930 ; Destin du siècle, N.R.F., 1931 et Presses Universitaires de France, 1995 (présentation et annotation par Michel Trebitsch) ; Offrande à la politique, Rieder, 1933 ; Naissance d’une culture, Rieder, 1936 ; Espagne, Espagne !, Éditions sociales internationales, 1936 et Le Temps des Cerises, 1996 (préface de Carlos Serrano) ; De la France trahie à la France en armes, Éditions sociales, 1949 ; L’Homme du communisme, Éditions Raisons d’être, 1949.
À la découverte du monde connu : Sur un cargo, N.R.F., 1924 ; Première journée à Rufisque, « Les Cahiers Nouveaux », Éditions du Sagittaire, 1926 et La Bartavelle, 1998 ; Cacaouettes et bananes, N.R.F., 1929 ; Moscou-Paris, Éditions Raisons d’être, 1947.
Les titres en gras sont de Bloch. On peut lire aussi sa correspondance avec Romain Rolland et avec Georges Duhamel : Deux hommes se rencontrent : correspondance entre J-R Bloch et Romain Rolland 1910-1918, Albin Michel, 1964 ; Jean-Richard Bloch-Georges Duhamel, Correspondance 1911-1946, Études Jean-Richard Bloch, Cahier n° 1, Cahiers de l’Abbaye de Créteil, n° 17, juin 1996.
Sur Jean-Richard Bloch : Deux ouvrages : Jean Albertini, Avez-vous lu Jean-Richard Bloch ?, Éditions sociales, 1981, et sous la dir. de Tivadar Gorilovics, Retrouver Jean-Richard Bloch, Studia Romanica, Université de Debrecen, 1994. Deux numéros d’Europe : mars-avril 1957 et juin 1966. Deux articles : Bernard Alluin, « …Et compagnie de Jean-Richard Bloch », Roman 20-50, n° 26, décembre 1998, p. 169-178 ; René Mouriaux, « Deux récits de grève dans les années 1920, Jean-Richard Bloch, André Maurois », Le roman social, Littérature, histoire et mouvement ouvrier, Les Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 2002, p. 127-136. Un chapitre sur Naissance d’une cité dans La belle illusion, Culture et politique sous le signe du Front populaire, 1935-1938, de Pascal Ory, Plon, 1994, p. 408-413.