Philanthrope, chroniqueuse et romancière, Daniel Lesueur (1854-1921) a porté plus d’un titre. Membre du jury Femina à ses débuts, elle fut la première femme de lettres nommée officier de la Légion d’honneur et deuxième femme à s’asseoir au comité de la Société des gens de lettres (SGL), après George Sand.
Selon son éditeur, Calmann-Lévy, il lui fallait un pseudonyme. C’est donc en souvenir de son grand-oncle, le « grand agitateur » irlandais Daniel O’Connell, que Jeanne Loiseau a choisi Daniel Lesueur, patronyme qu’elle utilisera même dans ses chroniques. Très impliquée au sein du milieu parisien, l’auteure a publié à un rythme d’environ un roman par année – parfois deux – jusqu’au début de la Première Guerre mondiale. On lui doit ainsi un corpus considérable : 34 romans (dont plusieurs ont été traduits), 3 recueils de poésie, plusieurs nouvelles et d’innombrables articles parus dans différents journaux et revues, tels Le Gaulois, La Fronde, Femina et La Renaissance politique, littéraire et artistique. Bilingue, elle a traduit les œuvres complètes de lord Byron, traduction pour laquelle elle a obtenu le prix Langlois en 1893. Elle a également remporté le Grand Prix de poésie pour son recueil Sursum Corda ! (1885), le prix Jouy en 1899 pour son roman Comédienne (1898) et le prix Vitet en 1905 pour l’ensemble de son œuvre littéraire. Résumer la carrière de Daniel Lesueur en une série de livres et de distinctions, c’est toutefois ne pas faire honneur à l’énorme héritage qu’elle a laissé derrière elle – héritage qui mérite d’être extirpé de son coffre poussiéreux.
Un début parsemé de succès
Daniel Lesueur est née aux Batignolles en 1854, dans une famille de cinq enfants, dont l’aîné est décédé à dix-sept ans sur le champ de bataille de Frœschwiller. Bien qu’elle soit volubile sur plusieurs sujets, Lesueur ne parle pas de ce frère dans les journaux où elle est chroniqueuse ; les militaires sont toutefois très nombreux dans ses livres (Le mariage de Gabrielle, Au-delà de l’amour, L’honneur d’une femme, Une âme de vingt ans), symboles de courage et d’héroïsme. Lectrice pour l’académicien Auguste Cuvillier-Fleury, elle a également donné des leçons à des étudiantes avant d’amorcer sa carrière littéraire. Dans son premier roman, Le mariage de Gabrielle (1882), Gabrielle Duriez, une fille de bourgeois richement dotée, tombe amoureuse du comte René de Laverdie, qui ne veut l’épouser que pour son argent. Le thème semble usé, mais le livre apporte toutefois des nouveautés, comme des personnages secondaires qui ont du mordant, une guerre de clochers entre nobles et nouveaux riches et un long séjour en Amérique. Dès ce premier roman, qu’elle décrira pourtant elle-même comme étant l’œuvre d’une débutante, Lesueur a dévoilé son intérêt pour les psychologies approfondies et les paysages grandioses. Toutefois, c’est surtout par son premier recueil de poésie, Fleurs d’avril (1882), que l’auteure s’est démarquée1. D’abord connue principalement comme poète, Lesueur s’est rapidement fait un nom en tant que romancière. Le poète parnassien Sully Prudhomme a d’ailleurs affirmé à son sujet, lors d’une réunion de la SGL, qu’il fallait qu’elle soit un bien délicieux prosateur pour qu’on ne lui en veuille pas de ne plus rimer2.
L’auteure n’écrit pas simplement pour divertir ; soucieuse des problèmes de la société, de la condition des femmes et de la question ouvrière, elle n’hésite pas à aborder ces sujets dans ses œuvres. En 1887, elle publie son cinquième roman, Amour d’aujourd’hui, qui traite des difficultés rencontrées par une jeune fille devenue mère en dehors du mariage, manipulée par son amant. Tenue dans l’ignorance des choses de l’amour, après une réclusion presque totale, Renée Sorel ne sait pas distinguer les bonnes des mauvaises intentions. Elle se laisse baratiner par Lionel Duplessier et devient son amante, après qu’il lui a promis le mariage. À travers des pages qui s’apparentent de prime abord à une histoire d’amour, Lesueur amène le lecteur à s’interroger sur la question des préjugés et des convenances qui entourent le mariage et la situation de la fille-mère. Enceinte puis recluse dans une maison au fond des bois de Clamart, Renée est délaissée par son amant, qui la considère comme sa chose, maintenant qu’elle s’est donnée. À la fin du roman, l’enfant naïve est devenue une adulte qui a perdu ses illusions et qui trace tristement le bilan de sa vie, maudissant le terrible amour qui lui a tout pris, « la maternité comme la virginité, l’honneur de la jeune fille, comme les folles joies de l’amante et comme le bonheur de l’épouse ». Ce problème de la femme victime du jugement de la société et de l’abandon de l’homme est un thème récurrent dans les romans de Lesueur, qui considère le mariage peu adapté au nouvel état de la France et qui revendique un changement. Elle greffera toutefois ce sujet à d’autres, n’hésitant pas à combattre pour plusieurs causes.
Une femme engagée
Daniel Lesueur s’implique dans le milieu littéraire très tôt dans sa carrière et se démarque : les quotidiens parlent d’elle comme d’une romancière à la mode, dont les ouvrages sont immanquablement couronnés de succès. Elle fait ses débuts dans le théâtre en 1894 à l’Odéon avec le drame Fiancée et elle inaugure le théâtre féministe de Marya Chéliga aux Menus-Plaisirs, avec sa pièce Hors du mariage, qui fut très bien accueillie par les critiques. En 1900, elle présente un rapport intitulé « L’Évolution féminine, ses résultats économiques » lors du Congrès international du commerce et de l’industrie, réclamant la liberté absolue du travail et l’éducation intégrale pour les femmes. Ce rapport, issu d’une minutieuse enquête et bien documenté quant aux lois, sera publié intégralement dans La Fronde et vaudra à Lesueur la réputation d’être une brillante sociologue. Au cours de la même année, elle brigue un siège au comité des Gens de lettres, appuyée par M. Sardou, Gyp, Jeanne Marni, Stanislas Meunier, Séverine, Henri de Bornier, Georges Ohnet, Camille Flammarion, Marguerite Durand et Edmond Haraucourt. Plusieurs la soutiennent et certains journaux, comme Le Figaro, la déclarent victorieuse à l’avance. Elle n’obtient toutefois pas le siège en raison d’une division des votes entre elle et l’écrivaine Henry Gréville (pseudonyme d’Alice Fleury) ; selon les journalistes de l’époque, Lesueur aurait pu obtenir un siège si ceux qui souhaitaient voir une femme siéger au comité s’étaient mis d’accord sur le concours d’une seule représentante. Ce n’est qu’en 1907 qu’elle représente sa candidature, cette fois-ci avec succès ; elle occupera d’abord le poste de secrétaire, puis celui de vice-présidente jusqu’en 1914.
Lesueur n’hésite pas à donner son opinion, rédigeant des articles très incisifs. Dans une chronique de 1898, « Une vaillante3 », elle soulève avec ironie la vision négative qu’ont les hommes de la femme qui ramène de l’argent au foyer, celle-ci étant condamnée soit à la honte d’être travaillante, soit au mariage. L’article « Leur opinion4 » se montre encore plus tranchant : dans une réponse à l’écrivain Paul Adam, Lesueur blâme l’hypocrisie de la société, qui oblige la jeune fille à se prostituer ou à se marier. La même accusation revient dans « M. Magnaud, ce juste5 », où la romancière relève avec sarcasme les propos de ceux qui jugent les filles-mères. Les chroniques de ce genre signées Lesueur abondent. Malgré tout, elle est décrite comme étant une femme de tact, qui plaît à la majorité de ses collègues et de son public. Comment expliquer une telle perception positive de l’auteure, malgré ses nombreuses prises de position ? Probablement parce que ses romans sont ficelés de façon à ne pas heurter entièrement les idées préconçues et les habitudes du lecteur de la Belle Époque. Celui-ci peut donc y retrouver certaines psychologies connues et quelques thèmes familiers, qui l’aveuglent sur ce que l’auteure a mis dans son thé. Lesueur montre implicitement, dans un article de La Fronde, qu’elle est consciente de l’importance d’obtenir un certain capital de sympathie et de présenter des motifs connus pour faire accepter ses thèses : « Les accouchées et les nouveau-nés ne sont pas une clientèle capable de faire monter le tirage, et les papas inconnus n’aiment pas en prenant leur pousse-café lire des articles qui posent le problème de leur responsabilité ou décrivent leurs fredaines autrement qu’en bonne blague et pour la gaudriole6 ». Il n’est pas impossible que cette pensée ait guidé sa plume dans la construction de ses personnages, où sont souvent représentés amantes, femmes trompées et maris libertins.
Mais si elle attire le public par des modèles parfois convenus, Lesueur s’extirpe toutefois des stéréotypes, plongeant dans de profondes analyses psychologiques. Elle publie ainsi Nietzschéenne, en 1907, l’un de ses romans les plus achevés, où sont présentes plusieurs des thèses qu’elle a soutenues dans sa carrière. L’héroïne de Nietzschéenne, Jocelyne, est une philanthrope déterminée et engagée, qui tente d’aider des ouvriers, tout en étant victime de nombreux préjugés. Tombant amoureuse d’un chef d’usine marié, Robert, elle refusera d’être sa maîtresse. Le roman n’est sentimental qu’en apparence ; l’auteure joue avec les convenances du genre pour mieux subvertir certains discours concernant les femmes. Elle écrit dans le quotidien Le Matin ne pas avoir voulu faire de Jocelyne une révoltée : « […] je l’ai mise, cette femme, et avec intention, dans une infériorité sociale cruelle et imméritée. J’aurais pu lui faire tenir des discours d’émancipation, la faire déblatérer sur l’égalité ou l’inégalité des sexes. J’ai préféré la faire penser, agir, parler, suivant cet aphorisme de Nietzsche : L’homme supérieur se distingue de l’homme inférieur par son intrépidité et son défi au malheur7». Si Jocelyne ne tient pas des discours d’émancipation, ses actions parlent bien davantage. Elle indique à Robert ce qu’il devrait faire pour sauver son usine, elle le guide, le conseille et est plus calme que lui face aux épreuves. Jamais elle n’est déclarée textuellement supérieure ou égale à Robert, mais force est de constater que tous les éléments la montrent comme s’élevant au-dessus de lui. Lesueur évite ainsi de tenir explicitement des discours « trop » féministes, tout en permettant à Jocelyne de prendre l’ascendant sur la société et sur son homologue masculin. Suivant son « tact » habituel, l’auteure expose ainsi les problèmes et leurs solutions, par le biais d’exemples et de comparaisons, plutôt que de se contenter de simplement les mettre en dialogues.
Un renouvellement du roman populaire
La légèreté, la poésie et la défense de ses idées caractérisent les romans de Lesueur. On lui attribue le fait d’avoir transformé le roman populaire8 en y greffant une dose de psychologie et de profondeur. Elle milite pour un roman populaire éducatif, critiquant le fait qu’il soit enfermé dans des cloisons : « Quand une nation fait tant de sacrifices et construit tant d’écoles pour élever le peuple, laissera-t-elle encore ses maîtres littéraires proclamer qu’on ne peut sans déchoir écrire un roman pour ce même peuple, et qu’il n’a droit de se distraire qu’avec des inventions abjectes et des phrases informes9 ? » En 1911, elle publie Au tournant des jours – Gilles de Claircœur, l’un de ses derniers romans, où le monde littéraire est fouillé, mis à nu, avec ses bons et ses mauvais côtés. Le livre n’est ni pessimiste ni décourageant, seulement réaliste. Lesueur ne condamne pas les romanciers populaires et les feuilletonistes, mais met en garde la nouvelle génération contre les abus et les difficultés du milieu.
La Première Guerre mondiale met un frein définitif à sa carrière littéraire : si elle écrit encore dans les journaux après 1914, publiant parfois des chroniques, des reportages et des nouvelles, elle ne compose plus de romans. À partir de 1913, elle préside la fondation Le Denier des Veuves, qui s’occupe des veuves des écrivains. Elle fonde aussi, en août 1914, L’Aide aux Femmes des Combattants et, en 1915, La Croisade des Femmes françaises. Très patriotique, elle emploie sa prose pour motiver les citoyens pendant et après la guerre, faisant l’éloge de la volonté et de l’effort. Le 3 janvier 1921, sa mort est annoncée : Daniel Lesueur est décédée d’un AVC au Petit Palais, où elle habitait avec son mari, Henry Lapauze, conservateur et directeur du musée de 1905 à 1925. Les journaux retracent son prolifique parcours et rappellent ses principales réalisations. Cette auteure, pourtant omniprésente de son vivant, a été relayée rapidement au rang de ceux dont on ne parle presque plus. Un petit comité initialement formé par des riverains de l’avenue qui porte son nom et d’amoureux de la littérature tente actuellement de faire revivre sa mémoire10 ; en dehors d’eux, cette remarquable et talentueuse femme qu’est Daniel Lesueur est désormais tombée dans l’oubli, ce qui est tout aussi inexplicable que dommage.
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Daniel Lesueur a entre autres publié :
Le mariage de Gabrielle, Calmann-Lévy, 1882 ; Amour d’aujourd’hui, Alphonse Lemerre, 1887 ; Névrosée, Alphonse Lemerre, 1890 ; Justice de femme, Alphonse Lemerre, 1893 ; Comédienne, Alphonse Lemerre, 1898 ; Au-delà de l’amour, Alphonse Lemerre, 1899 ; L’honneur d’une femme, Alphonse Lemerre, 1901 ; Nietzschéenne, Plon-Nourrit et Cie, 1907 ; Le droit à la force, Plon-Nourrit et Cie, 1909 ; Au tournant des jours – Gilles de Claircœur, Plon-Nourrit et Cie, 1911.
*Jeanne Loiseau, dite Daniel Lesueur (DR).
1. Fleurs d’avril et Le mariage de Gabrielle ont simultanément reçus le Prix littéraire Montyon.
2. « La Candidature de Daniel Lesueur », La Fronde, n˚ 843, 31 mars 1900.
3. « Une vaillante », La Fronde, n° 106, 25 mars 1898.
4. « Leur opinion », La Fronde, n° 576, 7 juillet 1899.
5. « M. Magnaud, ce juste », La Fronde, n° 1039, 13 octobre 1900.
6. « Les mères », La Fronde, n° 191, 17 juin 1898.
7. « Nous avons une maladie de la volonté qui la guérira ? », Le Matin, n° 8864, 4 juin 1908.
8. « Chevaliers », Le Gaulois, n° 6825, 18 août 1900.
9. « Un antiféministe ami des femmes », La Fronde, n° 793, 9 février 1900.
10. [https://www.daniel-lesueur.com/fr/]. Ce site regroupe des informations très intéressantes, comme la liste des ouvrages de Lesueur et de nombreux éléments biographiques.
EXTRAITS
Pauvre Renée, savoure ces joies, si fugitives. […] Mais n’accuse point la société que tu ignores, et ne la maudis pas, lorsque tout à l’heure elle va te frapper. […] Pourrais-tu t’en prendre à la locomotive qui broierait tes membres si tu te jetais sur les rails ? Tu t’es jetée sur les rails où se précipite l’immense machine sociale. Ô pauvre enfant, que tu vas souffrir ! Tu ne savais rien de ces choses, et ne consultais que ton cœur. Apprends donc, et dis ensuite bien haut ce que tu auras appris afin d’en préserver d’autres. Ton sang et ta vie paieront ton expérience. Cela est juste. Il y a des ignorances qui sont funestes comme des crimes.
Amour d’aujourd’hui, Alphonse Lemerre, 1887, p. 84.
J’ai mis dix années de ma vie à me persuader que le monde avait tort de dénigrer, de déclasser la créature loyale que je suis. J’ai mis dix années à me créer moi-même, à me hausser à mes propres yeux malgré les faux jugements humains. Je n’accepterai pas, après un tel effort, l’avilissement. Je ne renie pas la doctrine que j’ai choisie. Elle me donne, en effet, le droit de me placer au-dessus de bien des préjugés. Elle ne me donne pas celui de me placer au-dessous de ma propre estime. Robert Clérieux, je vous aime. Robert Clérieux, je ne serai jamais votre maîtresse.
Nietzschéenne, Plon-Nourrit et Cie, 1907, p. 265.
Ce qu’une jeune fille de vingt ans peut écrire ne rapporte pas ce qu’elle mange […]. Sa prose ou ses poèmes, s’ils doivent s’imposer un jour au public, ne s’imposeront que par deux catégories d’intermédiaires : 1° le temps, qui ne prendra de commission que sur son énergie et son travail, dont elle devra le saturer longuement ; 2° ces messieurs les éditeurs, directeurs, critiques et confrères, qui la lanceront peut-être malgré l’encombrement, les rivalités, les bouillons à boire, mais à la condition qu’elle sera « bien gentille ».
Au tournant des jours – Gilles de Claircœur, Plon-Nourrit et Cie, 1911, p. 255.