Le Prix Athanase-David est venu couronner la carrière littéraire de Nicole Brossard en 1991. Une carrière aux multiples postures, où la poésie formaliste s’accommode de l’inscription d’un je féminin et s’achemine, avec les écrits récents, vers une nouvelle lisibilité. Quel sens donner à ce parcours d’écriture ? Nuit blanche a rencontré Nicole Brossard, question de dénouer quelques énigmes de cette écriture que l’on dit souvent hermétique.
Nuit blanche : Les divers champs d’expérimentation de votre écriture sont-ils si cloisonnés qu’on ne puisse y distinguer un fil conducteur ?
Nicole Brossard : Je ne pense pas qu’ils soient étanches. La vision que j’ai de mon rapport à l’écriture m’oblige à constater que quelque chose revient constamment dans cet acte : un désir d’exploration de la pensée. C’est fondamentalement un désir d’essayer de comprendre, à la fois, la société à laquelle j’appartiens, mon rapport à la réalité et, surtout, les différentes postures qu’autorise l’écriture.
Quels que soient les stratégies et les comportements dans l’écriture, la question demeure : qui écrit ? Je peux répondre minimalement, bien sûr, parce que je ne sais pas exactement qui je suis, mais, chose certaine, la personne qui écrit est une exploratrice. Quand j’écris, je veux toujours pousser plus loin ma propre exploration, mon propre questionnement de l’acte de l’écriture et de la réalité. Explorer, parce que des choses ne peuvent être pensées ni même énoncées ailleurs que dans l’acte de l’écriture, parce que commandées par ses possibilités, c’est-à-dire la rature, le retour en arrière, la relecture, le temps écoulé entre deux mots, entre le moment où l’on commence le manuscrit et celui où on le termine.
Pourrait-on établir un parallèle entre cette « traduction » de l’acte de pensée dans l’écriture et la traduction d’une langue à une autre ?
N. B. : Dans la mesure où je suis fascinée par l’écriture, en tant que passage de la réalité à la fiction, où l’acte de lecture, moment transitoire au cours duquel la réalité devient notre réalité, m’intéresse au plus haut point, il me semble à peu près normal que j’aie été attirée, sous son aspect théorique, par la traduction qui fait passer d’une langue à une autre. Mais, concrètement, pratiquement, j’ai beaucoup travaillé avec les traductrices de mes textes, dont, entre autres, Barbara Godard qui a traduit trois de mes livres, Suzanne De Lotbinière-Harwood, Patricia Claxton, Marlène Weederman aussi pour La lettre aérienne. À mes yeux, ces séances de travail sont plus épuisantes que si j’avais moi-même écrit trois ou quatre pages durant cette journée, parce que la traductrice, somme toute, nous demande de refaire, de redonner une partie de l’inconscient déjà dans notre texte. Quand on connaît bien la langue traduite, l’anglais par exemple, on est ramené au choix des mots, à la difficulté de rendre ce qui a été conçu dans une langue compréhensible dans une autre. C’est pour moi une belle énigme dont la fascination a trouvé preneur, si je puis dire, dans Le désert mauve.
Le désert mauve joue précisément de ces trois axes que sont la lecture, la traduction et la relecture. Vous obligez littéralement votre lecteur à relire la traduction qui est faite par la narratrice, inscrivant de ce fait la problématique de la qualité de la lecture.
N. B. : C’est exact. La traductrice fictive du Désert mauve est d’abord et avant tout une lectrice. Elle va donc commettre les mêmes erreurs que nous faisons lorsque nous lisons, c’est-à-dire qu’elle va surinvestir certains passages pour en omettre d’autres. Lorsque j’ai écrit le premier récit, la première partie du Désert mauve, j’étais telle que je suis normalement dans l’écriture de création : le monde m’appartient et c’est moi qui vais aller chercher ce qui est essentiel pour mon propos, dans la langue et dans la façon dont je perçois la réalité. Pour la troisième partie, celle de la traduction – et en dépit de toutes les permissions que je m’accordais par les erreurs de la traductrice –, j’étais quand même dans une posture de traductrice. Et je me suis vue, alors, laborieuse, en plein travail, non pas artisanal même s’il y a quelque chose qui relève de l’artisanat dans cette matière première à transformer, je me suis donc vue dans une autre posture, car je devais respecter le récit initial malgré toute la liberté que je m’étais ménagée dans la deuxième partie.
Cette seconde partie où la traductrice opère un découpage traditionnel du récit en scènes, personnages, lieux et les réinvestit en quelque sorte autrement.
N. B. : Après avoir terminé le premier récit, je savais que le défi de ce livre était de me traduire du français au français, mais je réalisais très bien que je ne pouvais le faire sans médiation. Je me suis alors posé la question : qu’est-ce qu’on trouve dans un roman ? Des dialogues, des descriptions, un peu de philosophie, un peu de réflexion. J’ai donc reconstruit les objets, les personnages, les dialogues, en m’interrogeant sur le contenu du premier récit, en recréant des dialogues, etc. En d’autres termes, j’ai approfondi ce que j’avais écrit dans le premier récit.
La postmodernité a un genre
Cette facture particulière est à l’origine, semble-t-il, du qualificatif post-moderne accolé à l’ouvrage. De quelle postmodernité s’agit-il ?
N. B. : Il y a eu beaucoup de confusion, en anglais et en français, à propos de la post-modernité. Au Québec, on dit la modernité alors qu’en anglais, pour qualifier les mêmes textes, on emploierait l’adjectif postmoderne. En fait, en français on a de plus en plus utilisé postmoderne pour signifier une attitude devant le monde, devant un monde rempli de catastrophes, qui perd son relief pour ne devenir que surface, superficialité, sans ce désir, fondamental peut-être, de transcendance. Dans ce sens-là, Le désert mauve a quelque chose de postmoderne avec, en filigrane, un effet d’érosion de ce désir de transcendance, de lumière et d’espoir. Érosion produite par une culture qu’on peut qualifier de décadente, où l’être humain s’est aventuré très loin dans l’orgueil. Et on se rapproche du nucléaire, d’un potentiel de destruction relativement facile, accessible. On y retrouve également une sorte d’ambiguïté, d’ambivalence, avec toute la beauté, toutes les dimensions positives du désert mises en face de toutes celles, négatives, que sous-entend l’invasion du culturel dans ce paysage. C’est une confrontation du culturel décadent et de cette beauté exigeante du désert.
Cette postmodernité, entendue au sens philosophique, renvoie-t-elle nécessairement à ce qu’on pourrait appeler, avec Scarpetta, un baroquisme de formes ?
N. B. : La postmodernité donne nécessairement lieu à une distorsion des formes. Je l’entends plutôt dans le sens d’une nostalgie, parce que la modernité est accélération de l’histoire. Pour moi, la post-modernité est comparable à l’état d’apesanteur : on ne sait plus où est le haut, la gauche, la droite, les points de repère habituels n’existent plus. Il faut donc réapprendre, en quelque sorte, à vivre dans ce nouvel état que constituerait la postmodernité.
C’est important de distinguer aussi l’attitude des écrivains masculins et des femmes en regard de la postmodernité. Pour les écrivains masculins, c’est un désastre, une défaite de la pensée, un désespoir profond, alors que pour les femmes qui veulent inscrire une pensée nouvelle, dans l’écriture, c’est un début. C’est un recommencement, en fait, de l’espoir.
Je suis poète
Votre pratique textuelle est plurielle : incursions au théâtre, propos théorisants autour de votre écriture, pratique autobiographique aussi (qui n’a pas eu l’air de vous séduire plus qu’il ne faut), et deux stratégies majeures, narrative et poétique. Vous dites, justement dans Journal intime : « La poésie j’y reviens, elle ne me quitte jamais, la poésie, c’est tout à fait mon genre. » Cette affirmation se voulait-elle provocatrice ?
N. B. : Ce n’est pas une affirmation provocatrice. Si j’avais à le faire, je me définirais d’abord comme poète. La poésie c’est un état de disponibilité où, à mon avis, on va bien au-delà de nos anecdotes personnelles et même de l’anecdote sociale. Je me sens beaucoup plus près de la poésie, dans la mesure où la poésie, pour moi, c’est essentiellement du présent. Et je suis bien dans l’écriture, moi, lorsque j’écris au présent, lorsque la rature se fait maintenant et non pas dans trois mois. Je suis une femme du présent, et je dois dire que, du point de vue du je qui écrit, la poésie fait éprouver des émotions bien différentes de celles que le roman peut procurer parce que le roman c’est avant tout du temps, de la longueur. Quiconque écrit un roman change forcément en cours de route, car cela peut prendre un an, deux ans, quatre ans. On change, soi-même, tout en restant la même, mais il y a une évolution, une transformation. Et le livre lui-même s’écrit parce que le temps est un des éléments clés, si je puis dire
Cette distinction temporelle nous amène vers une problématique qui vous est chère, celle de la mémoire, indissociable de l’intertextualité. Il me semble qu’on peut constamment lire dans votre écriture une synthèse à la fois des réflexions féministes américaines et d’un paysage théorique européen.
N. B. : Si on pense aux textes écrits, portés par une conscience féministe et une émotion lesbienne, il est très certain que je me sens infiniment plus près des penseuses américaines, que ce soit de certains textes d’Adrienne Rich, de Mary Daly et, bien sûr au début, de ceux de Sheila Firestone, de Kate Millet, de Ti-Grace Atkinson, que des femmes françaises dites féministes qui se sont intéressées au féminin plus qu’au féminisme. Par conséquent, les influences sont surtout américaines parce qu’il n’y a pas de féministes françaises. Quant aux modèles théoriques, il est certain que je pourrais facilement me situer dans la lignée de Mallarmé, de Blanchot, de Roland Barthes.
Peut-on lire l’intégration de la photographie, du dessin, du graphisme dans la presque totalité de vos ouvrages comme une forme différente d’intertextualité ?
N. B. : Je ne me suis jamais arrêtée à cette question-là. C’est un fait pourtant que, dans la plupart de mes textes, spontanément, naturellement, j’ai un désir fou d’intervention visuelle. Je m’intéresse beaucoup aux arts visuels. Pour moi l’œil a toujours été un élément important : le désir passe par l’œil, le regard, c’est par l’œil qu’on a accès à la réalité. Tout ce qui est d’ordre visuel vient créer des interruptions de lecture en même temps que la guider très sérieusement. Prenons l’homme dans Picture theory, cet homme avec un petit h : en fait, le H majuscule est là, mais, dessiné en blanc, il perd de sa visibilité. Il y a donc des interventions de cet ordre et puis celles, bien sûr, du Désert mauve, où on voit le mâle, seulement la barbe et une partie du visage, sur un fond illuminé. Pour moi, cette photo est importante, signifiante, parce qu’elle montre la contradiction de la vie quotidienne des femmes, étroitement liées à celui qu’on appelle aussi l’homme avec un grand H. On ne sait pas exactement ce que c’est, mais c’est lumineux et on peut tout investir dans cet espace dit lumineux. Or ça, à mon sens, c’est une grande énigme. Une énigme qui a été très présente dans mes textes, que ce soit dans Picture theory, dans La lettre aérienne, dans La théorie, un dimanche, c’est l’énigme de la haine et du mépris portés sur les femmes pendant des siècles et des siècles. J’en ai dénoué quelques réseaux, mais l’énigme demeure : pourquoi et comment fonctionne le système patriarcal pour toujours se replacer en position favorable à l’égard des hommes.
Énigme (s) et certitudes
Vous dites, dans Double impression : « Pour moi un livre c’est un temps, un système nerveux alerté simultanément par une intuition et une certitude. »
N. B. : J’ai présentement un projet de roman qui aura pour thème la notion de spectacle et dans lequel il sera question du spectacle de l’intimité non pas anecdotique, mais de l’intimité pensante qui fait que naissent en nous des projets, des certitudes.
Un livre est la rencontre des certitudes intérieures et des énigmes qui surgissent tout au long de la vie, toujours belles, puisqu’une énigme demande à être dénouée et offre un projet de réflexion. Il y a donc deux types d’énigmes : celles qui fonctionnent, qui commandent une attitude, qui sont plutôt de l’ordre de la fascination, et d’autres types d’énigmes qui se transforment en roman.
Vous avez fait paraître, avec Lisette Girouard, une Anthologie de la poésie des femmes au Québec. L’introduction donne à penser que les « filles de l’utopie » sont nées et que la parole des femmes est désormais chose acquise, fait accompli. Est-ce exact ?
N. B. : L’Anthologie m’a permis de vérifier un principe : à chaque fois qu’il y a du féminisme dans l’air, la créativité des femmes est beaucoup plus audacieuse, beaucoup plus forte, beaucoup plus désirante si je puis dire. Dès que le milieu culturel féministe disparaît ou s’atténue, les femmes retournent à leur isolement ou à leur je isolé comme matière première. Même si l’on est inévitablement seule dans l’écriture, il faut absolument avoir des lieux de reconnaissance. L’écrivain masculin qui écrit a toute l’histoire derrière lui, il n’est pas obligé d’aller chercher les quelques hommes qui y ont introduit des œuvres importantes. Les féministes ont fait ça parce qu’une de leurs tâches consiste à valoriser les femmes qui ont produit des œuvres marquantes, en plus de créer cet environnement socio-culturel symbolique qui est nourrissant, stimulant. Quand ceci disparaît, comme présentement, la motivation à l’écriture, à la création d’une manière générale, est beaucoup moins forte pour les femmes. Bien sûr, certaines trouvent en elles cette énergie-là. Dans l’Anthologie, on montre très bien que vient d’abord ma génération, avec les textes de Louky Bersianik, de France Théoret, puis une deuxième génération de femmes nées autour des années 1949-1950 qui savent très bien de quoi ma génération parlait, qui ne sont pas assez vieilles pour avoir oublié, et qui sont suffisamment jeunes pour essayer de réinterroger la réalité d’une autre manière. Il y a donc deux générations où on sent que la conscience féministe a travaillé les textes dans le sens de la solidarité.
La formule que vous empruntez pour caractériser les diverses paroles des femmes est celle du « rapport d’adresse ». Un rapport d’adresse vers l’homme d’abord, ensuite un rapport d’adresse vers la mère, les autres femmes. Est-ce à dire que ce rapport d’adresse, dans les années 1990, serait sans objet ?
N. B. : Dans l’introduction, on dit qu’il s’agit d’un je qui ressemble étrangement au tu qu’il utilise ; en d’autres mots, un je narcissique utilise parfois le tu qui, on le devine, n’est que le double du je. Il faudrait attendre les cinq ou les dix prochaines années pour voir ce qui adviendra de l’écriture des femmes d’aujourd’hui. On en est à présumer. Je ne désespère pas. On note que les femmes ont eu leur propre vie comme matière première, parce que la culture ne leur en fournissait pas dans laquelle elles puissent se voir refléter ou qui fasse écho à leurs espoirs, à leurs projets. Je pense que, sans cet espace culturel qui est à la fois porteur et soutien du projet de chaque femme, c’est certainement plus difficile.
Or, tout est possible. Tout est possible pour les jeunes femmes qui veulent écrire. Reste à savoir si elles vont se renfermer, enfermer leur écriture autour d’un je très narcissique. Si oui, ce serait un peu triste. Cela s’applique aux hommes aussi. Il y a des périodes formalistes, des périodes où le je biographique est important, mais il y a des excès. L’enfance ne suffit pas quand on vit au milieu des planètes et du mensonge. Il faut mettre en relation notre je biographique et l’univers socio-culturel contemporain d’une manière plus vaste, parce que l’on parle au niveau de la terre tout entière.
Cet univers socio-culturel vous a décerné le Prix Athanase-David. Comment réagissez-vous à l’attribution de ce prix ?
N. B. : Je vous avoue que j’ai été très émue. C’est une reconnaissance québécoise, et c’est extrêmement important d’être reconnue par ses pairs. J’avoue que je me demande parfois : « Est-ce bien vrai ? » Parce qu’on peut avoir fait beaucoup de choses depuis les vingt-cinq dernières années J’ai beaucoup écrit, pris des positions Comme je vis dans le présent, j’ai tendance à oublier ce qui s’est accumulé dans le passé, mais les autres n’oublient pas et ça fait plaisir Comme je le dis, ça fait plaisir mais, surtout, je trouve ça très émouvant quelque part.
Nicole Brossard a publié
Mordre en sa chair [épuisé], Estérel, 1966 ; L’écho bouge beau [épuisé], Estérel, 1968 ; Un livre, Du Jour, 1970, Quinze, 1980 ; Suite logique, l’Hexagone, 1970 ; Sold-out, étreinte-illustration, Du Jour, 1973, Quinze, 1980 ; French kiss, étreinte-exploration, Du Jour, 1974, Quinze, 1980 ; Mécanique jongleuse suivi de Masculin grammaticale, l’Hexagone, 1974 ; La partie pour le tout, Les Herbes rouges, 1975 ; La nef des sorcières, Quinze, 1976 ; Le centre blanc, l’Hexagone, 1978 ; D’arc de cycle à la dérive, De la Maison, 1979 ; Les stratégies du réel, en collaboration, NBJ, 1979 ; Les têtes de pioches, en collaboration, Remue-ménage, 1980 ; Amantes, Quinze, 1980 ; Le sens apparent, Flammarion, 1980 ; Picture theory, Nouvelle Optique, 1982, « Typo », 1989 ; Double impression, l’Hexagone, 1984 ; Journal intime, Les Herbes rouges, 1984 ; L’Aviva, NBJ, 1985 ; Mauve, en collaboration, NBJ, 1985 ; La lettre aérienne, Remue-ménage, 1985 ; Domaine d’écriture, NBJ, 1985 ; Jeux de lettres / Character, NBJ, 1986 ; Sous la langue / Under Tongue, L’Essentielle / Gynergy Press, 1987 ; Le désert mauve, l’Hexagone, 1987 ; À tout regard, NBJ, 1988, BQ, 1989 ; L’amèr ou le chapitre effrité [épuisé], Quinze, 1977, « Typo », 1988 ; Installations, Écrits des Forges, 1989 ; Anthologie de la poésie des femmes au Québec, en collaboration, Remue-ménage, 1991 ; Langues obscures, l’Hexagone, 1992 ; Baroque d’aube, l’Hexagone, 1995 ; Vertige de l’avant-scène, Écrits des Forges / L’orange bleue, 1997.