Née en 1967, Judith Chavanne vit à Jouy-le-Moutier, une commune française de 16 000 habitants située dans le département du Val-d’Oise. Poète discrète, elle a publié dix livres remarquables. Son premier recueil, Entre le silence et l’arbre (Gallimard, 1997), a reçu le prix Louise-Labé et le Prix de la vocation. Elle vient tout juste de faire paraître Peut-être des lis (Le bois d’Orion, 2022).
J’ai lu tous ses livres. Chaque fois, j’apprends à vivre.
Tout un art poétique (une poésie synonyme de vie et non de genre littéraire) nous est donné à lire. Les poèmes, aux dehors toujours modestes, nous parlent avec profondeur du rythme des jours.
Les influences et les origines
Michel Pleau : Je vous ai connue par la lecture de votre essai Poétique de l’ouverture. Un livre de grande qualité, autour de l’œuvre de Philippe Jaccottet. Quelle a été l’incidence, dans votre vie et dans votre écriture, d’une si profonde fréquentation des textes de Jaccottet ?
Judith Chavanne : L’influence de l’œuvre de Jaccottet aura été déterminante, évidemment. De cet auteur, j’ai d’abord retenu un positionnement à l’égard du monde placé sous le signe de l’attention, entendue au sens où la comprenait la philosophe Simone Weil : non pas une concentration mais une disponibilité à l’égard du dehors (le monde, les autres), si cruciale que Jaccottet a pu écrire : « [L]a difficulté n’est pas d’écrire mais de vivre de telle sorte que l’écriture naisse naturellement ». L’écriture est pour moi le fruit d’une longue décantation ou, pour employer une autre expression, d’un long mûrissement. Sans publier mes « carnets » comme Jaccottet ou comme d’autres poètes que j’aime lire, tel Jacques Lèbre, j’ai adopté le principe de l’écriture de la note (plus ou moins achevée) qui précède souvent, je devrais sans doute dire toujours, le poème : même si j’ai parfois oublié cette note, mon corps, ma mémoire inconsciente ne l’ont pas oubliée ; mais parfois j’ai pu la relire, ou relire une note voisine par son propos, ou bien je l’ai saisie à l’ordinateur, de sorte que j’agis à l’égard de ces notes comme le temps ou le soleil qui caresse et enveloppe la graine et la fait mûrir, devenir fleur, fruit, ou encore comme le regard des parents qui fait grandir l’enfant.
Il est difficile d’épuiser l’étendue de l’héritage que j’ai reçu de Jaccottet mais, puisqu’il faut bien tenter de le circonscrire, j’évoquerai enfin l’influence probable de la lecture de son œuvre sur le déploiement de mon écriture poétique. Plus noueuse à ses débuts, plus riche en métaphores, souvent minérales, qui tentaient de dire une intériorité étouffante et vulnérable à la fois, mon écriture s’est pour ainsi dire dépliée tandis qu’elle s’est nourrie d’une relation constante et sans doute vitale au végétal. Ce faisant, je faisais mienne la notion, si essentielle pour Jaccottet, de « justesse » et qui, pour moi, signifiait de renoncer à une écriture relativement lapidaire, hachée, et à épouser un rythme porté par un souffle plus ou moins secret et assez continu.
P. : Qu’est-ce qui est à l’origine de votre désir d’écrire de la poésie ?
C. : C’est une question que je me suis posée plusieurs fois, à laquelle j’ai avancé des réponses partielles. À l’adolescence, à l’âge où point la conscience, partant le sentiment de la solitude et du temps, j’ai été prise d’une angoisse temporelle vive qui me conduisait à « faire » afin de ne pas laisser filer le temps en occupations que je jugeais vaines. J’ai essayé plusieurs activités artisanales et je m’avise aujourd’hui que c’était peut-être un premier tâtonnement vers la poésie dont le mot, en grec, poien, signifie précisément « faire, créer ». Encore fallait-il que de l’artisanat je passe à l’art, à la création par le langage.
J’ai hérité de ma mère le goût pour la littérature, la poésie, les mots ; de mon père, une expérience spirituelle qu’il avait choisi de ne plus mener dans le cadre de la religion chrétienne. Je me suis dit parfois que l’enfant que j’avais été, sensible aux dissensions récurrentes de ses parents malgré leur amour, avait cherché à les réunir dans un art qui cultive le silence et le recueillement, et fait des mots sa matière.
J’ai peut-être aussi prolongé à travers la poésie, et sous une autre forme, la pratique de la musique que j’ai menée assez longuement enfant et adolescente, que j’ai reprise il y a quelques années à travers le chant choral. Je considère que le poème emprunte aussi à la peinture, que certains poèmes sont des tableaux et qu’ils sollicitent, d’ailleurs, comme eux, le silence de la contemplation à leur origine comme à leur réception. La poésie est donc à la croisée des arts, cela en fait l’un de ses attraits pour moi.
P. : Quand vous regardez ce que vous avez écrit, que diriez-vous de votre démarche ?
C. : Depuis ces débuts, j’ai conçu le poème comme un moyen d’aller au-devant du monde et de l’habiter, selon une expression consacrée pour parler d’une certaine poésie contemporaine, d’éprouver une intensité de présence contre tout ce qui déréalise notre existence (vitesse, écrans, dévoration du temps par le travail…) ; je l’ai perçu comme « un lieu de conscience », selon l’expression de Pierre Dhainaut.
La relation m’importe aussi. Comme une lettre, c’est le titre d’un recueil d’une poète que j’aime, Mireille Gansel. Je cherche non seulement à me relier au monde, mais à autrui, à assurer un partage par le poème et à offrir à autrui la possibilité, peut-être, de connaître cette plénitude d’existence à quoi me fait accéder l’écriture du poème. Ce souci a infléchi ma manière d’écrire. Grâce à Jaccottet, mais aussi en lisant assidûment Jean-Pierre Lemaire et Paul de Roux notamment, j’ai eu à cœur de créer le lieu de la rencontre avec le lecteur en m’attachant, ne serait-ce que par un détail, à situer et à inscrire le poème dans un présent, un paysage partageable. Ce qu’écrivait Jean-Pierre Lemaire se vérifie souvent pour moi : « le poème met aux prises un réel imprévu et un désir obscur », un désir ou une interrogation. M’appuyant donc sur les apparences, j’ai cherché, pour paraphraser le titre de l’un de mes recueils, à garder l’empreinte d’un instant de vie et à donner au lecteur la possibilité, ce faisant, de partager mon regard ou mon écoute.
Le désir de la relation a déterminé aussi la relative limpidité de mon écriture. Pour vivre, avoir vécu parmi des non-lecteurs de poésie, pour côtoyer en tant qu’enseignante des élèves prompts à se décourager, à se laisser impressionner par une langue hermétique et à se détourner, du coup, d’un genre dans son entier, j’ai travaillé à fluidifier ma langue, à une certaine simplicité.
La solitude et la poésie
P. : Je ne vous imagine pas fréquentant les cercles littéraires. Êtes-vous une femme solitaire ? La poésie est-elle possible sans la solitude vraie ?
C. : La poésie est pour moi une expérience essentiellement solitaire ; elle est une manière de retourner la solitude douloureuse en solitude heureuse, la solitude de la séparation en solitude reliée, le manque en plénitude : l’expression même du découragement, de la peine, du désarroi, si elle est juste, apporte, serait-ce temporairement, un sentiment d’accomplissement.
La poésie s’écrit pour moi dans le recueillement, partant dans la solitude et le silence. J’ai toujours été fascinée, dans une assemblée de convives, par celui, celle qui garde plus que d’autres le silence, non par ennui, mais parce qu’il ou elle écoute. Si je suis trop rarement celle-là dans ces circonstances, il me faut dans ma vie des moments où je me retire pour laisser décanter les émotions et me réapproprier mon expérience. Nous sommes traversés de tant de paroles, de sentiments, d’images… Les poèmes, comme je l’ai dit, se préparent en moi grâce à ces temps qui sont de solitude où l’expérience doit se déposer, comme les alluvions d’une rivière que le vent ou l’orage auraient remuée.
Pour autant, des échanges entre les poètes sont bienvenus et même vitaux : ils évitent que le doute ou l’inhibition paralysent. Mais nous n’en avons pas toujours le temps…
P. : Au Québec, l’heure est à la performance. Les « artistes de la parole » n’hésitent pas à dire que la poésie est ennuyeuse et qu’il faut la sortir du livre. Quelle est la situation en France ?
C. : J’avoue que je connais mal cette poésie de l’oralité. J’ai eu l’occasion d’en entendre lors de certaines lectures publiques, toutefois. Je ne suis certes pas insensible au jeu sur les sonorités, à l’humour à quoi il donne lieu parfois, mais ce jeu m’a semblé aussi, en d’autres moments, tourner un peu à vide. Ce sentiment n’engage évidemment que moi. J’ai pu entendre aussi une autre veine de cette poésie orale, poésie de combat, politiquement engagée, qui peut être brillante et même émouvante. Elle ne me nourrit pas autant que la poésie dont on fait l’expérience dans le secret de soi. Mais il ne devrait pas y avoir lieu, à mon sens, de les opposer. Une autre « fracture » oppose en France les héritiers d’une poésie référentielle, dont je suis, et ceux d’une poésie formelle, voire de la littéralité qui s’est déployée contre le lyrisme. Je n’ai pas grand-chose à dire sur cette poésie dont je respecte les auteurs, mais dont je ne partage pas la quête.
Ce qui demeure
P. : Vous venez de publier le très beau recueil Peut-être des lis. Vous vous êtes mise à l’écoute de ce qui demeure alors que la figure de la mère s’efface. Pouvez-vous nous parler de « l’histoire » de ce recueil ?
C. : J’ai mis plus de dix ans à écrire ce recueil, bien que les poèmes soient venus à un rythme très variable. L’écriture a commencé juste après le décès de ma mère. J’ai écrit beaucoup de poèmes durant les deux, peut-être trois premières années ; après une pause, l’écriture de ces poèmes a repris mais de loin en loin. J’avais fait une liste de quelques moments, quelques motifs qui m’avaient émue et qui continuaient de m’émouvoir quand je relisais la liste. Comme d’habitude, des poèmes ont surgi que je n’avais pas envisagés, dont je n’avais pas retenu le centre, le cœur, dans ma liste. En 2020, j’ai décidé de finir le cycle ; je me suis replongée dans les souvenirs des derniers moments de ma mère : cinq poèmes sont nés. À dire vrai, un dernier a surgi alors que j’avais envoyé le manuscrit à mon éditeur. Cette écriture a eu le caractère d’une certaine évidence. D’abord, la mort ou l’absence aiguise le regard (ou l’écoute). Ensuite, c’est une expérience sur laquelle on ne se demande pas s’il est légitime d’écrire, alors qu’on a pu m’opposer, par exemple, que l’enfant était un « thème » délicat. Enfin, j’ai été portée par l’adresse qu’instaurait l’emploi du pronom « tu ». Le choix d’un pronom n’est pas toujours aisé ; il détermine un positionnement à l’égard du monde et de l’autre, et la justesse ou non du poème. Ici, il s’est imposé : le destinataire apparent, celui que le « tu » désigne, était bien un autre, singulier peut-être mais suffisamment anonyme pour ne pas restreindre la portée du poème. Cette adresse a soutenu ma parole : comme dans une lettre (décidément), elle l’appelait, la légitimait.
P. : Comment imaginez-vous votre poésie (ou la poésie) à venir ?
C. : J’ai terminé mon premier recueil, Entre le silence et l’arbre, par un poème qui semblait exprimer une tentation paradoxale du silence : je songe, écrivais-je dans le dernier vers du poème, « à ce qui se créait là, sans qu’il soit besoin de rien écrire ». Je voulais célébrer la grandeur d’exister, d’exister pleinement. Cependant, près de 30 ans après l’écriture de ce poème, je me suis rendue à cette évidence : pour atteindre cette plénitude, je dois souvent passer par la parole – ou l’écriture. Je suis de celles et ceux qui ont besoin de tresser un sens dans le poème, de « renouer leur courage » comme j’ai pu l’écrire, mais aussi leur confiance dans le poème. Je souhaite donc pouvoir écrire jusqu’à la fin, accéder à cette intimité avec le monde dont la naissance et la venue de la parole me gratifient, comme si j’entrais dans la confidence des choses et des êtres.
Je me demande également si je n’aborde pas un moment de ma vie où je vais peut-être devoir renouveler un peu les rituels d’écriture.
J’ai expliqué combien la patience et le temps formaient la substance de mes poèmes, comment les notes qui les précèdent en sont les sédiments ; je me dis tout de même qu’il faudra peut-être à l’avenir que je trouve les moyens d’aller davantage au-devant de l’inspiration, que je fasse vers elle, comme l’écrivait Supervielle, « plus de la moitié du chemin ». Il s’agit de trouver un savant équilibre entre la nécessité de ne rien forcer et la manière de favoriser le poème.
Enfin, je sens parfois que j’aurais besoin d’explorer des formes plus longues : prose poétique ou textes mêlant prose et poèmes. Il y a là un défi pour moi qui éprouve parfois l’écriture comme une sorte de lutte entre la foi et le doute, lutte avec l’ange dont l’accomplissement du poème – la victoire, donc – constitue la bénédiction. Je sens toutefois, et c’est sur cela que je fonde mon écriture, que le désir est plus fort que le doute.
Poésie
Entre le silence et l’arbre, Gallimard, 1997 ; La douce aumône, Empreintes, 2002 ; Le don de solitude, L’Arrière-Pays, 2003 ; Un seul bruissement, Le bois d’Orion, 2009 ; À ciel ouvert, L’Arrière-pays, 2011 ;Elle chantait, Henry, 2017 ; À l’équilibre, Le bois d’Orion, 2018 ; L’empreinte d’un instant, Potentille, 2021 ; Peut-être des lis, Le bois d’Orion, 2022.
Essai
Philippe Jaccottet. Une poétique de l’ouverture, Seli Arslan, 2003.
EXTRAITS
des mots ont aujourd’hui remonté le ciel et l’ont distribué
de part et d’autre du silence et des sillons dessinés
en étendues bleues ou blanches de neige,
en espaces de plus et de moindre lumière.
Entre le silence et l’arbre, p. 83.
C’était beau quand on y songe, il avait un peu neigé
et la lumière s’était glissée
entre les flocons pour les confondre et les iriser.
Un petit bois, un mur de pierres
et une femme là qui chantait ; on la suivait,
c’était sur ta tombe mais
toi dans nos voix tu brûlais,
nous étions encore tous
ensemble et si vivants malgré le froid.
Peut-être des lis, p. 28.