Andrée A. Michaud impose, après seulement deux romans, une voix, un style. Elle manie le crayon comme d’autres le pinceau, écrivant comme l’on peint, gommant tel trait, retraçant tel détail, ajoutant les gris aux bleus, leur opposant le rouge…
Dans La femme de Sath, une femme tente de reconstituer, d’après les témoignages des rares survivants d’un raz-de-marée qui a englouti leur ville, l’histoire d’un homme et de deux femmes descendus un jour du train qui passait par Sath. Portraits d’après modèles raconte l’histoire d’un peintre et de son modèle qui vont se pencher jour après jour au-dessus des mêmes photographies, elle racontant l’histoire qu’elle prête aux sujets représentés, lui écoutant ou peignant. Rien n’est acquis pour les personnages d’Andrée A. Michaud, ils n’ont pour tout bagage que leur voix, que leurs mots à faire entendre. On sent entre eux de larges plages de silence. La mémoire s’y engloutit, pèse la menace latente d’une disparition soudaine, irrémédiable, des derniers mots, des derniers souvenirs. Parfaitement stylisée, ciselée, sans cesse redéfinie, l’écriture rend plus inquiétante encore une narration déroutante où tout est constamment remis en question. La phrase d’Andrée A. Michaud s’enroule aux aspérités de chaque point, de chaque virgule, louvoie entre les si, les peut-être, les à moins que. Elle impose la mobilité constante des mots et de la mémoire à l’image pétrifiée. En sondant inlassablement quelques scènes redessinées par le souvenir et l’humeur, en suspendant le temps au-dessus d’images sans cesse revisitées, Andrée A. Michaud rend sensible l’incertitude des jours, l’irréalité du monde, la distance effrayante qui sépare les gens les uns des autres, qui sépare les gens de leurs propres gestes sous le regard des autres.
Variations sur le même thème
Nuit blanche : On a l’impression, dans La femme de Sath et Portraits d’après modèles, de retrouver une sorte de flou propre au rêve…
Andrée A. Michaud : C’est possible, parce que des événements se situent dans un passé difficile à situer, difficile à définir, dans une ville qui n’existe plus, au sens propre ou figuré. Pourtant, dans mon esprit et quand j’écris, tout est toujours très concret. Je vois clairement ce que je décris même si c’est souvent par bribes ; je n’y sens rien d’onirique. En fait, je préfère un regard très objectif.
Vous dites voir le roman « par bribes » au moment de l’écriture, et vous communiquez justement au lecteur le sentiment d’un point de vue limité, incomplet, sur l’espace et les personnages…
A. A. M. : Oui, c’est ce que j’ai essayé de faire en prenant comme point de départ des images fixes, des photographies, pour les décrire. Je voulais travailler sur la mémoire, montrer comment la mémoire réinvente le passé. Dans Portraits d’après modèles, jour après jour, un personnage décrit quelques photographies, toujours les mêmes, essayant de les relier entre elles, de les expliquer, de les mettre en contexte.
Cette description d’images sans cesse recommencée, et parfois par plusieurs personnages, donnera lieu à une forme assez éclatée : il y a dans vos romans plusieurs pistes possibles.
A. A. M. : Oui, et chaque fois, les personnages auront sur les scènes décrites un point de vue très différent, en fonction du temps qui a passé, ou de l’ambiance et de l’humeur du moment Mais j’ai toujours écrit comme ça. Dans La femme de Sath, j’avais travaillé la répétition selon plusieurs points de vue, alors que dans Portraits d’après modèles, on la retrouve mais selon le point de vue d’un seul personnage. Dans le roman que je suis en train d’écrire, la répétition a davantage une fonction stylistique.
Des images un peu évanescentes de La femme de Sath, qui sont liées à la mémoire et donc non fixées, je suis passée, dans Portraits d’après modèles, à l’image fixe, les photographies, et maintenant je travaille sur des images animées, des bouts de pellicule 8 mm.
Encore la répétition…
A. A. M. : Oui, mais cette fois-ci, la répétition sert le propos et le style. Évidemment, quand on parle de l’image animée, on parle de la répétition même, 24 fois par seconde ! Mais ce qu’il y a de particulier dans le roman que je suis en train d’écrire, c’est qu’en plus de montrer comment varie le mode de perception, j’essaie d’y adapter mon écriture. Je vais volontairement sauter des passages, créer comme au cinéma des ellipses dans le récit.
D’où vient votre intérêt pour la figure de la répétition ?
A. A. M. : Au moment où j’écrivais La femme de Sath, je venais de lire L’œuvre ouverte, d’Umberto Eco, et j’y avais trouvé des pistes. Il y avait un parti pris au départ dans La femme de Sath. On ne choisit pas de répéter ainsi une histoire sans raison. Mais ces raisons se sont éclairées après coup. La répétition à partir de plusieurs points de vue, par des personnages différents, sur des événements qui se sont déroulés depuis longtemps, illustre la subjectivité du travail de la mémoire. Dans La femme de Sath, les versions d’un même événement semblent toutes à moitié fausses dans la mesure où aucune ne concorde. Cela montre bien les pièges de la mémoire, de la subjectivité, même si le souvenir reconstitué m’apparaît souvent plus vrai que l’événement objectif. La répétition m’amène plus loin à chaque roman. Je suis fascinée de voir comment un événement, dont l’impact semble restreint au moment où il se produit, peut se transformer, prendre une dimension beaucoup plus significative, avec du recul.
Ce qu’il y a de surprenant dans votre façon de travailler sur des photographies, et maintenant sur des bouts de pellicule, c’est qu’on jurerait qu’elles sont réelles, alors qu’elles n’existent que dans votre tête et ne sont matérialisées que par l’écriture !
A. A. M. : Effectivement, les photographies, comme les bouts de pellicule, n’ont jamais existé matériellement. Une image cependant m’a beaucoup inspirée, une toile d’Otto Dix qui s’appelle Hommage à la beauté. Le personnage masculin de cette toile a inspiré, je pense, celui de Portraits d’après modèles.
Des figures qui s’imposent
Est-ce qu’on peut aussi rapprocher ce personnage de celui de La femme de Sath, voir une continuité dans le choix d’un même triangle de personnages, un homme, deux femmes, d’un roman à l’autre ?
A. A. M. : Oui, pour moi, c’est en effet le même homme qui revient dans La femme de Sath et dans Portraits. Et c’est encore celui que je mets en scène dans mon troisième roman. Je voulais l’écarter, mais c’est une figure qui s’impose, malgré moi. Il est quand même assez différent dans le troisième roman, car je situe concrètement les lieux et les gens. L’homme est nommé alors que dans les romans précédents, le personnage n’a jamais de nom ; les petites choses du quotidien sont beaucoup plus présentes. Mais les différences n’y changeront rien, ça demeure un personnage qui se transpose d’un roman à l’autre.
Les récurrences sont nombreuses dans vos deux premiers romans, par exemple l’idée de la noyade : cette situation s’impose-t-elle aussi à vous ?
A. A. M. : Oui. Il y a des thèmes, des images, qui viennent de choix délibérés. Les choix stylistiques aussi, comme les répétitions dont je parlais tout à l’heure, ou le travail du texte par bribes, à partir d’extraits très courts. Mais il y a vraiment des thèmes qui s’imposent, comme cette idée de la noyade qui revient tout le temps Dans Portraits, la figure de l’eau, la figure du fleuve est omniprésente, alors que dans le roman en chantier, une femme meurt en se noyant, et ça s’arrête là. La séquence, parce que je vois ça en images cinématographiques, la séquence de la noyade est une séquence parmi d’autres.
C’est intéressant que vous parliez de séquences cinématographiques parce que vous avez fait un détour par les études en cinéma avant d’en arriver à la création littéraire. Qu’est-ce que le cinéma apporte à votre écriture ?
A. A. M. : Beaucoup ! J’ai poursuivi pendant plusieurs années, presque huit ans, un travail de recherche en cinéma ; il s’agissait de concevoir une méthode d’analyse des films du tout début du cinéma, au moment où le langage cinématographique était en train de se mettre en place. Analyser ce langage, analyser toutes ces images, devait inévitablement déteindre un jour sur ma façon d’écrire et de décrire. Lorsque j’écris, je vois des images animées. Le parallèle devient vraiment très évident. D’ailleurs ce travail m’a donné et l’envie d’écrire, et les instruments pour le faire.
Vous associez constamment la description d’images et l’écriture, et il est vrai que l’on ne retrouve pas de dialogues dans vos deux premiers romans : le narrateur qui intervient dans Portraits est un simple observateur – qu’on peut même appeler un voyeur, n’est-ce pas ?
A. A. M. : J’aime bien le terme de voyeur. Puisqu’il est question d’images, je pense qu’il s’agit vraiment d’un voyeur qui donne son point de vue de l’extérieur. Cette voix qui parle est davantage celle d’un voyeur que celle d’un narrateur parce qu’en fait, celui qui narre n’en sait pas vraiment plus que nous ; moi-même, je ne sais pas ce qui se passe à côté de ce que je décris, je n’en sais pas plus que le lecteur, ou pas beaucoup plus. J’essaie de mettre mes personnages en scène à tel moment de leur vie et je n’essaie jamais d’imaginer ce qu’ils ont été avant ni ce qu’ils seront après, ni ce qui se passe dans les espaces blancs que je laisse là, dans les ellipses.
On a l’impression que les personnages n’existent que par les gestes qu’ils posent, que leur personnalité est toujours un peu absorbée par l’image qu’ils projettent. Cela fait penser, inévitablement, au style du nouveau roman…
A. A. M. : C’est possible. Je n’ai pas tout lu du nouveau roman. Il y a des livres que j’ai beaucoup aimés, et d’autres avec lesquels j’ai plus de difficultés. L’influence est certaine, mais je pense que, malgré les liens possibles entre mon écriture et celle du nouveau roman, ce que j’écris s’en différencie.
Vous ne tenez pas à ce qu’on vous rattache à un mouvement ?
A. A. M. : Ni à nier certaines influences ! Si l’on devait rapprocher mon écriture d’un mouvement, le nouveau roman s’imposerait, et si l’on devait rapprocher mon écriture d’un courant cinématographique, ce serait logiquement de celui qui est issu du nouveau roman.
Donc il faudrait vous rattacher à une écriture commune plutôt que de voir en vous, par exemple, l’émule de Marguerite Duras ?
A. A. M. : Je n’essaie vraiment pas d’imiter Duras. J’ai lu Duras, j’ai aimé Duras et j’aime toujours Duras, c’est un fait ; elle m’a sûrement influencée au point que, parfois, j’écris une phrase et je la raye tout de suite parce que je me dis : non, ça fait trop Duras Elle m’a influencée, mais ça m’agace toujours un peu qu’on nous rapproche autant, alors que, par exemple, je fais beaucoup de descriptions et que Duras n’en fait pas, et puis, je n’ai pas ce qu’il faut pour qu’on me compare à elle non plus. Il me semble que les rapprochements sont souvent exagérés. Je parle comme elle de l’eau, de la mer, mais il y a beaucoup d’auteurs qui ont exploité ces thèmes-là.
Et de bien des façons. Sath, la ville de votre premier roman, est littéralement avalée par un raz-de-marée. Portraits d’après modèles s’ouvre et se referme sur l’image du fleuve. De la mer au fleuve, on parle d’eaux bien différentes peut-on y voir une évolution ?
A. A. M. : l y a sûrement une gradation. Je me retrouverai, avec mon troisième roman, dans un canal à Venise. Peut-être que le suivant me mènera en plein désert. Mais j’avoue sincèrement que je ne me suis jamais demandé pourquoi j’étais passée de la mer au fleuve
Nous avons parlé de récurrences dans vos premiers romans. L’image d’une lampe allumée dans un appartement abandonné revient souvent, cette image vous plaît ?
A. A. M. : Oui, c’est une image qui me plaît, et j’en joue à l’occasion. Si j’ai des lecteurs qui me suivent, ils vont retrouver de tels éléments d’un livre à l’autre ; c’est un clin d’œil, pour le plaisir. Je choisis aussi ces images-là parce qu’elles évoquent beaucoup de choses pour moi, elle me permettent de créer certaines atmosphères bien précises…
Une autre combinaison qui revient, c’est celle des grains de sable et du parfum ; c’est important, pour vous, de jouer avec d’autres sens que la vue ?
A. A. M. : Dans Portraits, le regard est fondamental puisqu’on travaille d’après des photos, mais c’est important, dans un roman, de jouer avec les autres sens, de suggérer aussi des odeurs, des sensations tactiles, je pense que l’écriture mise là-dessus et je voulais essayer de le faire, à ma façon. Dans La femme de Sath, le travail des images était plus spontané, plus sauvage, je n’avais pas d’idée préconçue de ce que j’allais faire. Je ne travaille pas plus qu’avant d’après un plan, parce que je suis incapable de le faire et que je trouve ça beaucoup trop contraignant, mais je sais maintenant davantage où je m’en vais et ce que je veux faire de mes romans, ce qui n’était pas le cas dans La femme de Sath…
C’est vrai que les sens jouent un grand rôle dans mon écriture. Dans Portraits, le parfum traverse le récit tout autant que l’image. En écrivant, je voulais montrer comment l’écriture, qui n’est tout de même pas un mode très sensuel de transmission, peut faire passer des sons, des couleurs, des parfums, des impressions tactiles L’écriture va bien au-delà des simples images
Il y a de nombreux témoignages dans La femme de Sath, et l’on se demande s’ils prennent place dès l’écriture où bien si vous les ordonnez après coup.
A. A. M. : Non, les récits s’enchaînent d’eux-mêmes et je les ai laissés tels qu’ils avaient surgi J’aurais pu jouer avec eux, modifier leur ordre d’apparition, peut-être que le résultat aurait été intéressant…
On retrouve dans vos romans un fort désir de crypter le récit. Vos personnages semblent, comme le lecteur, devoir décoder leur propre histoire…
A. A. M. : Oui, et en faisant cela, je vise aussi le lecteur ; je veux que le lecteur refasse sa propre histoire à partir du peu d’éléments qui lui sont donnés. C’est important pour moi de laisser dans le récit des trous que seul le lecteur peut combler, en s’insérant lui-même dans l’histoire, en la réinventant.
Vous faites vraiment confiance aux lecteurs !
A. A. M. : Il le faut ! C’est important pour moi que le lecteur puisse participer au roman… Inévitablement, quand on lit un roman, on recrée les espaces, les personnages, on leur donne un corps, un visage… C’est peut-être plus difficile avec un roman rempli d’ellipses, mais je trouve que c’est important.
Correspondances
Avez-vous l’impression que la littérature peut se passer d’autres formes d’art ?
A. A. M. : Je n’en pratique qu’une. Cependant je porte un intérêt particulier aux arts visuels et j’essaie de me servir des techniques qui leur sont particulières dans mon écriture, même si elles ne me sont pas familières. Dans le roman que je suis en train d’écrire, je me sers un peu des techniques de l’art cinématographique ; je peux parler du montage comme je parlais des ellipses tout à l’heure, parce que mon texte est construit à l’intérieur d’un montage très serré. C’est une forme de langage que j’emprunte au cinéma. Dans Portraits, j’empruntais des éléments à la peinture ou à la photographie. Pour moi, c’était nouveau de jouer ainsi dans l’univers des couleurs, d’essayer de décrire non seulement ce qu’une couleur pouvait suggérer comme émotion, comme sentiment, mais aussi d’imaginer ce qu’une fois mises ensemble, une couleur x et une couleur z pouvaient donner ; je n’avais pas la palette sous les yeux, je le faisais, comme peut le faire un écrivain, par le regard intérieur.
On retrouve dans vos couleurs le froid du bleu, la passion du rouge ; avez-vous désiré une séparation bien nette de deux univers ?
A. A. M. : Le bleu et le gris posent peut-être certains problèmes. J’ai beaucoup de difficulté avec certains bleus et cela transparaît inévitablement dans le récit : je me suis servie de ces couleurs pour parler de certaines situations bien particulières, un peu ambiguës. Il y a des images qui sont pour moi très fortement rattachées aux couleurs. Mais tout dépend du ton de la couleur. Parfois, seul le mélange de couleurs entre elles les rend mutuellement acceptables. Exactement comme certaines situations entre les personnages d’un roman…
Est-ce qu’on pourrait voir dans ce rouge et ce bleu qui s’opposent continuellement une impossible rencontre entre les univers féminin et masculin ?
A. A. M. : J’y verrais plutôt l’impossible rencontre entre deux féminins : le bleu est particulièrement associé à Léna, la femme du fleuve, alors que le rouge est associé aux autres femmes des Portraits, à celle qui apparaît sur les photographies, et à celle qui les décrit. L’homme est influencé par les couleurs, il subit les couleurs, il est bouleversé autant par le rouge de la femme des photographies que par le bleu de Léna. Il ne possède pas de couleur qui lui soit propre, on dirait qu’il ne vit que par celles des autres. Il est impuissant à reproduire ces couleurs comme à se souvenir de son passé. Les couleurs de ces femmes deviennent, sous son pinceau, un mélange qui ne correspond en rien aux couleurs réelles. Entre le blanc et le pur désordre, il n’y a pour lui aucun intermédiaire.
Qu’avez-vous voulu mettre dans la toile blanche que peint cet homme au début du roman, cette toile où lui voit des couleurs que les autres sont incapables de voir ?
A. A. M. : J’y verrais l’incapacité du peintre à fixer quelque image que ce soit, quelque couleur que ce soit : les choses lui échappent et il a beau essayer de ramener à lui son passé, il en revient toujours à un espace blanc, à cette toile blanche. Même s’il la décrit avec des couleurs très vives, dans son esprit, c’est l’amnésie. La toile blanche, c’est le symbole de son amnésie : il est obligé de se raccrocher à une série de photos qui, peut-être, ne lui appartiennent même pas, pour recréer un passé qui n’est peut-être même pas le sien : ça fait partie des ellipses du roman, d’ailleurs, et c’est un peu au lecteur d’en décider.
On voit en parallèle trois mouvements dans les Portraits : repêcher un corps, peindre une toile, tenter de ranimer le passé…
A. A. M. : Oui, tout s’imbrique. La volonté de repêcher un corps et d’en retrouver l’image enfin se manifeste aussi par l’idée de le peindre. La volonté de repêcher le corps et la volonté de le peindre sont liées à un désir désespéré de se souvenir, de ranimer un passé trouble.
Comment expliquez-vous le total effacement du je dans votre second roman ?
A. A. M. : C’est un passage conscient parce que ça m’agace beaucoup d’écrire au je. Je n’arrive pas à me dissocier du je de l’écriture, et ancrer un personnage qui assume ce je me rend très mal à l’aise. Non que je veuille me camoufler derrière mes récits, je crois au contraire que j’y suis très présente, mais je n’ai pas envie d’y être présente à la première personne.
Il n’y a aucun je dans le troisième roman, et il n’y a pas non plus de narrateur-voyeur comme dansPortraits, malgré des passages très descriptifs où l’on pourrait imaginer le même narrateur. Mais j’y introduis le dialogue. Ce ne sont pas des dialogues au sens traditionnel, ils sont insérés dans le texte, sans tirets qui les démarquent, et le lecteur aura à décider s’il s’agit d’une parole prononcée ou d’une parole intérieure…
Déclencher l’écriture
Que vous faut-il pour vous mettre en état d’écriture ?
A. A. M. : Le calme et le silence. Il y a des moments dans la journée où j’écris mieux : le matin par exemple. J’ai découvert récemment que je pouvais écrire le soir, mais c’est quelque chose que je n’avais jamais été capable de faire. C’est peut-être à cause du récit auquel il faut adapter ses moments d’écriture, une question de lieu, d’atmosphère.
Ce qui me mène à l’écriture, c’est le défi, que je me pose chaque fois, parce que je travaille à peu près sans plan et que, chaque matin, le récit peut prendre plusieurs directions, que leur choix est irrémédiable, qu’il détermine tout le reste du récit. Et c’est là à la fois le plaisir et la grande difficulté de l’écriture : devoir renoncer à beaucoup de choses, laisser tomber des voies possibles, refuser certaines avenues pour en emprunter d’autres. C’est d’ailleurs très souvent ce que je fais. J’écris trois ou quatre versions d’un texte avant de faire un choix. Parfois, on prend de mauvaises décisions, et on ne s’en rend compte qu’après coup. On est alors ramené trente pages, quarante pages en arrière. Et puis, des fois, il faut se pousser en avant, et faire avec. On se dit : si j’ai choisi cette direction-là, je vais pousser dans cette veine-là, et assumer mon choix…
Vous avez parlé tout à l’heure d’une toile qui a servi de déclencheur au roman Portraits d’après modèles. Quels ont été les déclencheurs de La femme de Sath et du roman auquel vous travaillez ?
A. A. M. : Pour La femme de Sath, je dirais que c’est un embryon de récit qui a fait son travail intérieurement et qui a peut-être servi de déclencheur. Au moment de l’écriture, je vivais à l’Ile d’Orléans, près du fleuve, et pour moi, le thème de l’eau était nouveau, même si j’avais passé mon enfance au bord d’un lac. Le fleuve amenait quelque chose de nouveau, et c’est pourquoi j’ai eu envie de situer mon récit au bord de l’eau. La même chose s’est produite pour mon troisième roman : c’est l’écriture qui a servi de déclencheur. Un jour, j’ai écrit un texte, et c’est lui qui a donné le ton au récit tout entier.
Entre les femmes de vos romans, le personnage masculin, le narrateur-voyeur et les personnages des photos, de qui vous sentez-vous le plus proche ?
A. A. M. : De tous à la fois. Il y a de moi dans chacun d’eux, je ne m’identifie à aucun en particulier. Je peux aussi bien être le peintre devant sa toile que la femme du fleuve ou celle qui demeure assise dans l’atelier du peintre. Dans les Portraits, je m’identifie à chacun des personnages, ça dépend des jours et des humeurs. Alors que dans La femme de Sath, je m’identifiais davantage à la narratrice, au je.
Quels sont les univers romanesques qui vous fascinent ?
A. A. M. : J’ai des goûts très éclectiques ; il y a des auteurs qui m’intéressent plus que d’autres, mais ça dépend des périodes de ma vie. Il y a plusieurs années, j’étais très impressionnée par Sartre et il a sûrement influencé mon écriture, même si ce n’est pas apparent. Il y a Beckett aussi, Réjean Ducharme, Robert Pinget. Il y en a énormément, et ce sont des auteurs aux styles très différents. Je peux aussi bien lire du polar – parce que j’adore le polar – que de la poésie.
Certains auteurs proclament haut et fort que ce n’est pas nécessaire de beaucoup lire pour bien écrire. Qu’en pensez-vous ?
A. A. M. : Il y a des auteurs dont je me méfie pendant que j’écris, parce que je les aime beaucoup et que je sais qu’ils risquent de m’influencer. Mais je pense que c’est important d’avoir beaucoup lu pour écrire. Écrire sans avoir lu, c’est presque un contresens, ça me semble impossible. Quand je parle d’écriture, je parle nécessairement d’un travail sur la forme, sur le style, mais pour être capable de ce travail sur la forme, il faut avoir lu.
Le choix d’une toile pour la couverture d’un livre influence beaucoup la perception qu’en aura son lecteur : la peinture de Jean Soucy pour la page de couverture de Portraits d’après modèles, c’est votre choix ?
A. A. M. : Faire cette recherche m’a passionnée. Je ne connaissais pas Jean Soucy et sa toile représentait parfaitement la vision que j’avais de mon roman, de son atmosphère. Je lui ai écrit pour le remercier et j’en ai profité pour lui envoyer un exemplaire du roman. Il l’a lu, m’a téléphoné, et ce qu’il m’a dit m’a vraiment beaucoup touchée, parce qu’il m’a dit s’être vraiment reconnu dans le personnage du peintre de Portraits d’après modèles. Il a même pensé que je peignais aussi, parce qu’il avait l’impression que je décrivais des choses qu’habituellement les peintres sont seuls à ressentir.
Que pensez-vous des collaborations entre créateurs d’horizons divers ?
A. A. M. : Leméac a réuni dernièrement des artistes en arts visuels et des écrivains. Quatre romans récemment publiés chez Leméac avaient été choisis. Ils servaient de points de départ aux toiles des artistes. Je ne dirais pas que c’est très neuf, mais c’est tout de même trop rare, et c’est intéressant de voir ce qu’un graphiste ou un peintre peut faire avec ce qu’on a écrit, de voir sa propre vision du texte. Les quatre toiles exposées étaient vraiment très différentes. Bien sûr, les romans l’étaient aussi, mais je suis sûre que le résultat aurait été étonnant si chaque artiste avait pu illustrer chacun des romans. C’est une expérience que je répéterais n’importe quand !
Vous auriez pu choisir le cinéma, la photographie ou la peinture : pourquoi avez-vous choisi de vous exprimer par l’écriture ?
A. A. M. : Je crois que c’est une question de tempérament. Je suis plutôt solitaire, et le cinéma demande de travailler en équipe. L’écriture permet de développer les thèmes de la répétition, de la mémoire et de l’obsession, et de les rendre d’une manière plus proche de mon propre mode de perception. Elle correspond pour moi à une nécessité de décrire les événements sous tous leurs angles tout en les définissant moi-même, alors qu’au cinéma, c’est plutôt au spectateur de définir ce qu’il voit. Je trouve dans l’écriture un moyen d’atteindre, le plus précisément possible, les choses dans leur essence, de les rapprocher pour mieux les sentir.
Quand j’écris, il y a une image qui ressurgit souvent : je me vois en train de marcher dans le bois, dans mon village natal, à Saint-Sébastien. J’y marchais tous les jours quand j’étais plus jeune. Je me reporte à ces moments-là, ou à un séjour au bord de la mer… Nous avons tous de ces images cachées qui correspondent à des moments envoûtants, des moments d’euphorie proches de la douleur ; il s’est produit quelque chose en nous qui nous dépassait, qui nous a depuis laissé muet. C’est devant ces images que l’on constate à quel point l’on est impuissant à transmettre certaines choses, certains sentiments. L’écriture me ramène à ces moments où il fallait absolument dire quelque chose, et le dire le plus justement possible. Et l’écriture soulève pour moi un problème d’honnêteté, d’intégrité : je pourrais essayer de me mentir à moi-même, mais je ne serais pas dupe.
Andrée A. Michaud a publié :
La femme de Sath, Québec/Amérique, 1987 ; Portraits d’après modèles, Leméac, 1991 ; Alias Charlie, Leméac, 1994.