J’ai fait la connaissance de Michel Pleau en 2005, dans le cadre de mes études en création littéraire, à l’Université Laval. J’étais inscrite à un atelier individuel d’écriture de poésie. Nous nous rencontrions chaque semaine à son bureau de chargé de cours du pavillon De Koninck pour échanger sur la poésie, les lectures qu’il proposait et les poèmes que j’écrivais.
C’est Michel qui m’a fait connaître Marie Uguay, Geneviève Amyot, Christiane Frenette, des autrices qui sont devenues importantes pour moi, à cause de leurs voix claires et graves, de l’urgence que je sens dans leurs mots, de leur exigence, leur engagement face à la littérature. Pendant cette session, j’ai réalisé que la poésie était une porte infiniment ouverte. Dans la foulée de notre rencontre, j’ai beaucoup écrit, fait mes premières lectures publiques au micro-ouvert du Tam Tam Café, lors des Vendredis de poésie, puis publié mes premiers poèmes. Dire qu’il a été important dans mon parcours d’autrice, c’est bien peu. Il m’a transmis sa curiosité, son amour de la poésie, a été un ami et une source d’inspiration. J’aime qu’il creuse ses sujets et ses motifs, et la proximité qu’il entretient autant avec le monde des morts qu’avec celui de la lumière ou de l’enfance.
Pour souligner trente ans d’écriture et la parution de deux nouveaux livres1, j’ai eu envie de m’entretenir avec lui, comme à l’époque de l’université. Échange sur la vie et la poésie.
Creuser les images
« ici / nous sommes d’un côté du monde / nous avons choisi notre camp »
Une auberge où personne ne s’arrête
Valérie Forgues : J’ai l’impression qu’après une exploration intense de la noirceur, tu as choisi le camp de la lumière et du ciel. Ce sont des éléments qui te sont chers et qui reviennent de livre en livre, comme si tu n’en avais jamais fini de les découvrir. Déjà, dans Plus loin que les cendres2, un de tes premiers livres, plusieurs des thèmes qui sont les tiens sont présents : « longtemps j’aurai été cet homme / aux peines encombrantes / du silence dans la mémoire / plus loin que les cendres / j’entends une voix / à pas feutrés le ciel s’éteint / quitte la feuille et la main / la terre est une motte orpheline ». Tout est là, le ciel, la solitude, la peine. Ce choix de la clarté, qu’est-ce qu’il implique ?
Michel Pleau : Je suis si heureux d’échanger à nouveau avec toi. Merci de l’invitation. Peut-être me faut-il d’abord dire ceci : répondre à une question, ce n’est pas dire ce que l’on sait déjà, mais découvrir la réponse en l’exprimant. Se mettre à l’écoute. C’est très semblable à la démarche de création.
Aussi, je dois t’avouer ma frayeur, ou du moins une hésitation, quand on me demande de parler de mes poèmes. D’abord parce que, même après 30 ans de publications, je me sais toujours au commencement de cette expérience et ce mystère que l’on appelle « poésie ». Ensuite, parce que je ne suis pas un poète savant. Philippe Jaccottet a dit : « Plus j’avance en âge, plus je croîs en ignorance ». C’est exactement ce que je ressens.
Mais surtout, et finalement, je ne veux pas remettre en prose le poème. Je crois à l’image poétique, à sa force de transformation de l’être et du monde. Je souhaite que mes poèmes parlent aux autres, tout simplement. Qu’ils parlent en tant que poèmes et non comme réflexions joliment formulées.
Mais pour en arriver quand même un peu à ta question, le choix de la lumière s’est imposé de façon impérieuse. Je m’enfermais dans la nuit du poème et je devenais nuit. Il me fallait apprendre à me tenir debout, comme le chante Fred Pellerin. Et le poème a suivi le mouvement. D’une certaine façon, je suis passé du poème horizontal (où les morts et les mots s’allongeaient sur la page) à une poésie verticale (pour reprendre l’expression de Roberto Juarroz) avec son soleil intérieur que j’ignorais ou que j’avais oublié.
V. F. : J’aime beaucoup le titre Une auberge où personne ne s’arrête. Quel est le sens de ce titre ?
M. P. : D’une certaine façon, ça fait 30 ans que j’écris Une auberge où personne ne s’arrête. Je suis de ceux qui croient qu’on écrit un seul livre dans une vie. La vie est si brève ! Les différentes publications sont les chapitres plus ou moins aboutis de ce livre rêvé, comme si on retrouvait, chaque fois, l’élan initial qui fait du poème le centre de sa vie.
Le titre, on le découvre dans le recueil, est une définition de la solitude. C’est aussi une salutation à Gustave Roud. Il aimait, après sa longue marche en solitaire, s’asseoir à la table d’une auberge de son village. Ces promenades lui ont inspiré ses plus beaux textes. C’était le lieu où il espérait ressembler aux autres, mais toujours l’expérience le ramenait à la solitude profonde qu’était sa vie, qu’est toute vie.
Basse-Ville
« la rue Saint-Vallier devient alors / une longue phrase amoureuse »
Une auberge où personne ne s’arrête
V. F. : La Basse-Ville occupe une place primordiale. Je trouve que l’esprit de Saint-Sauveur est très incarné dans Une auberge où personne ne s’arrête, autant que dans Le petit bestiaire, que ce soit dans les lieux que tu décris, les ambiances, certains éléments que les habitants de ce quartier peuvent reconnaître. Est-ce qu’on ne s’arrache jamais aux lieux de notre enfance ?
M. P. : Le quartier Saint-Sauveur n’est pas qu’un fragment du monde, il est le monde dans sa totalité. Je dis dans un poème : « comme tout le monde / j’habitais rue Châteauguay ». J’ai besoin de cette géographie première pour devenir. C’est ainsi qu’on continue de naître, plutôt que n’être que du passé. On devient à partir de l’origine. On s’engendre. L’enfance m’intéresse dans la mesure où elle me redonne la vitalité, le mouvement qui anime et éveille, un regard neuf, une lumière retrouvée. Écrire prend alors la dimension d’un chemin et le poète devient une sorte de pèlerin dont l’existence est éclairée par les mots.
L’enfance a été ma réponse à la mort qui étouffait mes premiers livres. J’étais alourdi de mémoire. L’enfant, lui, regarde en avant.
Connaître
« je sais le cri caché qui me tient debout »
Une auberge où personne ne s’arrête
V. F. : Ce vers est magnifique et il résume lui aussi une certaine posture du poète. Est-ce que nous n’avons pas tous un cri caché qui nous tient droit, qui nous guide à travers l’écriture, quelque chose qui fait mal, révolte ou intrigue, et qui nous garde debout ?
M. P. : Ce cri est caché. Il n’est peut-être que l’écho d’un cri plus lointain. Ou encore la réponse, provisoire, à une présence difficile à saisir. Je ne sais pas écrire une poésie du cri ou de la révolte. J’expérimente plutôt le murmure. Dans ce calme apparent qui semble habiter parfois mes poèmes, il y a tout de même de l’angoisse et de la révolte.
Encore une fois, je le répète, ce que je connais du monde, je le dois au poème. Il n’est pas l’aboutissement d’une réflexion, mais l’amorce, le commencement. « Rien ne préexiste au poème » nous dit Jean-François Mathé.
Lorsque j’ai publié mon premier livre, en 1992, je ne savais pas que le poème allait m’enseigner à vivre. Depuis, je ne cesse d’apprendre à lire et à écrire.
Ma pratique de l’écriture m’a conduit vers un désir d’incarnation et une poésie que je souhaite vivante. J’ai pris le parti de la lisibilité et je fais le pari de l’inactuel. Je crois en la permanence d’une poésie que l’on appelle lyrique et qui tente d’établir un dialogue d’intimité à intimité. Il ne s’agit pas d’une volonté délibérée d’être simple, mais d’une nécessité, inhérente à l’écriture même, de faire du poème une parole partagée. D’ailleurs, j’aime rappeler que la simplicité n’est nullement absence de profondeur. Les poèmes viennent des terres intérieures. Et c’est au cours d’un itinéraire autant spirituel qu’esthétique que j’ai cherché, et cherche encore, à créer des liens avec le monde.
V. F. : Oui, cela se sent, dans tes livres, cet apprentissage de la vie par le poème, quand tu creuses certains éléments, que tu y reviens comme si tu n’y avais pas tout puisé, comme si la poésie ne t’avait pas enseigné tout ce qu’il y avait à cerner à l’intérieur d’elle.
M. P. : La poésie a si peu à voir avec la littérature. Si écrire n’a pas de conséquence sur ma vie, quel est l’intérêt ? Le poème est en lien avec cette extraordinaire expérience à laquelle nous sommes appelés : la connaissance de soi.
C’est le poème qui fait le poète et non l’inverse. Et pour que le poème parle, le poète doit s’effacer. On n’écrit pas pour être connu, mais pour connaître.
Le poème est la partie visible de tout un mouvement invisible à l’intérieur des mots. Un bon poète n’est pas celui qu’on applaudit, mais celui qui fait aimer et, donc, écrire. Aimer et écrire sont synonymes. C’est étrange. La poésie, c’est en disant ce qu’elle n’est pas qu’on s’approche au plus près de ce qu’elle est.
Je crois aussi que la solitude est le terreau du poème. Écrire n’est jamais une affaire de groupe. Je n’aime pas la poésie qui s’écrit à partir de mots d’ordre.
Enfance
« je n’aurai pas eu assez de mon enfance »
Le petit bestiaire
V. F. : À la lecture du Petit bestiaire et d’Une auberge où personne ne s’arrête, on sent que tu te plonges dans le nid fertile de l’enfance, un peu comme si tu t’adressais à l’enfant en toi, en nous, celui qui s’émerveille comme celui qui a peur. Pourquoi est-ce important pour toi d’entretenir cette zone intérieure, cette proximité avec l’enfance ?
M. P. : Le poète c’est peut-être l’enfant qui ne sait pas encore écrire, mais qui dessine des mots sur une page. Il joue même à faire semblant de se relire ! Ce poème « dessiné », si on lui laisse du temps, il deviendra de vrais mots. C’est exactement ce qui se passe quand on lit un poème (enfin libéré de la matière scolaire) pour la vraie première fois. Au début, on ne « voit » rien. Mais si on prend le temps, tout à coup on entend ce poème qui était en nous, qui attendait et qui nous attendait.
L’enfance n’est pas liée qu’au passé et à l’âge biologique, elle l’est aussi à un état d’être plein de vie et d’avenir. Le poète fait de sa vie et de son œuvre une traversée. Écrire est une respiration et non une technique à maîtriser.
Ainsi je me tiens au plus près du poème pour devenir poème. La parole, il faut d’abord l’incarner avant de chercher à la communiquer. Être poème. Avancer dans la vie, comme on avance dans l’écriture : une ligne à la fois. Et laisser l’enfant tenir le crayon !
1. Une auberge où personne ne s’arrête, Écrits des Forges, 2022, 77 p. ; 15 $ et Le petit bestiaire, illustrations de Lyne Richard, David, 2022, 72 p. ; 17,95 $.
2. Plus loin que les cendres, Le Noroît, 1996, 62 p. ; 12,95 $.