On sort secoué et désorienté du dernier livre de Dimitri Bortnikov, à tel point qu’on ne sait pas très bien comment en parler ni surtout avec quels mots. Réflexion sur la vie qui regarde la mort en face comme le suggère le titre ? Chant d’un Ulysse sans patrie qui poursuivrait néanmoins son odyssée ? Vitupérations contre les travers de l’espèce humaine ? Cri du cœur d’un écorché vif ? Face au Styx1 est tout cela, mais c’est surtout un étourdissant tour de force littéraire.
Imaginez un monologue enfiévré de 750 pages sur la galère d’un exilé russe dans le Paris d’aujourd’hui. Déchiré par les souffrances d’un amour malheureux, hanté par les fantômes de son enfance, Dimitri est un homme vacillant qui vit dans le plus grand dénuement et vivote d’un petit boulot à l’autre. Il est tantôt gardien de maisons (et des chats qui y squattent), tantôt homme de compagnie pour personnes seules comme la vieille Marquise qui attend la mort comme on attend un rendez-vous amoureux, ou Nina, confinée à un fauteuil roulant, et qui décide un jour de mettre fin à ses jours. Il devient nègre, un temps, d’un riche propriétaire immobilier qui l’héberge moyennant son aide pour rédiger ses mémoires.
Au cours de ses pérégrinations, notre ami fait la connaissance de Fevronia, la jeune et jolie veuve d’un écrivain à succès. Il en tombe éperdument amoureux. Mais, en dépit de leurs étreintes torrides, le cœur de la belle Fevronia s’échappera de la cage où Dimitri aurait bien voulu le garder. Pour lui, ce rejet équivaut à vivre exilé de sa propre vie. « Je ne suis bien que quand je suis dans elle », crie-t-il. Pour endiguer cette douleur, il convoque le souvenir de ses morts, ceux qu’il a aimés et qui lui permettent encore d’exister dans le champ de ruines qu’est devenue sa vie.
La première image à apparaître, c’est celle du grand-père, pépé Jo. Tout droit sorti d’un tableau de Brueghel, il est dépeint par Bortnikov comme un héros de guerre, alcoolique assumé et inlassable coureur de jupons qui, dans la rudesse de son affection, appelait le héros « mon groinceau» à cause de son obésité. Autre image tutélaire, celle de Babanya, l’arrière-grand-mère aveugle qui l’a élevé en dépit de sa grande indigence et pour qui il était « la lumière de [ses] yeux». À ces deux esprits consolateurs, il faut ajouter celui du « gibbeux», Anton, l’ami d’enfance, le complice de ses nuits à regarder les étoiles en rêvant de s’échapper de son milieu, Anton qui s’est pendu par amour.
La mort est omniprésente dans l’ouvrage de Dimitri Bortnikov, mais le roman n’est pas macabre pour autant. En effet, en dépit de la gravité du propos, on rit souvent et beaucoup dans Face au Styx. Le texte est partout émaillé de comparaisons loufoques, de métaphores hyperboliques ou d’axiomes absurdes : «Les solitaires se déplacent toujours en foule ! comme les grumeaux de cellulite sur une cuisse de Vénus ! » ; « […] le temps était magnifique ! à réjouir les trépassés » ; « […] quand on pète chez les nains, on s’accroupit ». Autant de « dimitreries » qui sauvent notre héros du désespoir et lui permettent de tirer la langue à la «grande faucheuse ».
Plus que la chronique d’une errance, ce qui captive dans le roman de Dimitri Bortnikov, c’est la langue dont la maladresse apparente en fait toute la fraîcheur. Avec ses phrases tronquées, sa syntaxe en folie, ses néologismes à gogo, l’écriture torrentielle de Bortnikov, proche de la littérature orale, fait des étincelles avec les mots («une femme t’avorte. quoi dire alors ! »), crée d’étonnants et réjouissants néologismes (« je transe encore»), présente des images fortes (« ils s’entendaient bien ma grand-mère et lui. comme plaie et pansement») et nous émeut très souvent (« fatiguée tu étais Babanya, âgée de quatre mort-nés et de treize enfants »).
« Un livre qui vide son lecteur »
Le tour de force que représente Face au Styx tient en grande partie au fait qu’il a été écrit directement en français par un francophone de fraîche date. « Quand je suis arrivé à Paris à la fin des années ‘90, je ne parlais pas français», nous confie-t-il dans un entretien accordé fin juin. « Je l’ai appris en travaillant comme cuisinier pour une comtesse russe que j’avais rencontrée dans une église. C’est elle qui m’a appris le bon français. C’est elle qui m’a expliqué par exemple comment utiliser le verbe convenir, c’est-à-dire avec le verbe être et non le verbe avoir. Elle m’a expliqué beaucoup de choses. »
Faceau Styx est-il son premier livre écrit en français ? « Non, répond-il, mon premier roman ! En Russie, j’avais écrit Furioso en collaboration [avec Alexandre Civico], une sorte d’essai pour sentir jusqu’à quel point le français pouvait supporter ma rage. Je tordais le français dans tous les sens. Les gens n’ont pas compris. » Il sait maintenant qu’il faut d’abord apprivoiser le lecteur, « réchauffer les rails», comme il le dit dans sa langue si imagée, afin qu’il se rende jusqu’à la dernière ligne du livre. «Petit à petit, le lecteur a l’impression de lire le livre mais en fait il devient moi. Pour qu’il puisse entrer dans le livre, devenir moi, il faut lui faciliter la tâche. Je dois me mettre à respirer avec le lecteur, pour l’entraîner à respirer comme moi. »
Cette « hypnose » du lecteur opère dès les premières pages, et pourtantle manuscrit n’a pas été accepté facilement par un éditeur. « Au début, ça faisait 3000 pages dactylographiées. On m’a dit : ‘On ne peut pas publier tout ça’. J’ai dit : ‘Très bien’. J’ai imprimé toutes les pages, je les ai collées aux murs et au plafond d’une vieille chapelle désaffectée que j’avais louée. J’ai pris un matelas, une longue-vue et je me suis allongé [pour les relire]. » Au terme de l’exercice, 800 pages ont été gardées pour publication.
Sur quels critères se sont effectuées les coupes ? « J’ai éliminé tout le discours. Mon éditrice me disait : ‘Il y a un trou ici. Ici tu ne sais pas où tu vas. Ici il y a une plaie, il faut appuyer dessus. Là il y a des tunnels’. J’appelle ça le discours. Ce qui n’est pas véritablement amené par une émotion, par une vision d’ensemble, risque de se transformer en tunnel. Un tunnel dans un livre, c’est quand il n’y a pas d’action et que vous vous rendez compte que vous êtes en train de lire. »
Pourtant, cette époustouflante logorrhée qui aspire le lecteur dès les premières pages et le rejette ébaubi et vide de mots 750 pages plus loin ne figurera sans doute pas au tableau des grands prix littéraires de l’automne. « Le livre a été très bien reçu, mais ce n’est pas un livre à prix. C’est un livre pour les grands lecteurs, les gens qui aiment les choses plus consistantes. C’est un livre qui vide son lecteur. Après avoir lu ce livre, vous ne pouvez pas rester comme vous étiez avant. » Sur ce point, on ne peut qu’être d’accord avec l’auteur.
« J’essaie de secouer la langue »
Dimitri Bortnikov est né en 1968 en Russie, à Samara, un important centre industriel situé au bord de la Volga. Fils unique d’un père issu de la petite noblesse et d’une mère descendante de serfs, il a été élevé par sa bisaïeule, Babanya. Personnage important dans sa vie comme dans son œuvre, elle est présente aussi bien dans Face au Styx que dans son précédent roman, Repas de morts. À son sujet, il nous révélera qu’elle « n’a reçu un nom que le jour de son mariage».
Il voulait être médecin comme ses parents et a donc entrepris des études de médecine qu’il ne terminera toutefois pas, décidant plutôt de faire son service militaire dans une région du cercle polaire. Il y restera deux ans. Cette expérience servira de toile de fond à son premier roman,Le syndrome de Fritz, paru en 2002, qui lui apportera la plus haute distinction littéraire de Russie et lui vaudra également d’être comparé à Céline (déjà).
Une fois de retour à la vie civile, il sera tour à tour aide-soignant dans une maternité, professeur de danse, cuisinier. « Je sais tout faire. Je peux monter et démonter une Kalachnikov les yeux fermés. Je peux coudre. Je peux peindre. Je peux composer des épitaphes. Je peux tout faire. »
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, quand il songe à émigrer, à la fin des années 1990, c’est l’Angleterre qu’il vise comme point de chute. « Quand je suis arrivé à Paris, je parlais l’anglais mieux que je parle le français aujourd’hui. J’avais même publié en Russie, en anglais, de petites histoires dans le Playboy russe. En Russie, apprendre le français, c’était pour les filles. »
Trop « sentimental », le français ? « L’Angleterre et la littérature anglaise ont toujours exercé une fascination sur moi parce que ce n’est pas une littérature ‘d’autofiction’. Je n’aime pas le nombrilisme, comme le pratiquent les auteurs français. Pour ma part, mon ego ne dépasse pas mes godasses. Je regarde mon nombril comme un cendrier pas comme un encrier ».
Pourtant, on ne peut s’empêcher de faire un parallèle entre ce que vit son héros et son propre parcours : même nom, même origine, mêmes ancêtres, même expérience des régions polaires et, on le suppose, même galère dans les premières années de son installation à Paris. « C’est comme, mais ce n’est pas ça. Dans le livre, il y a vingt pour cent d’autofiction, le reste est inventé. »
Se lancer dans une entreprise d’écriture au long cours qui va durer huit ans et se terminer au bout de 3000 pages suppose que l’on a, préalablement, une petite idée de l’itinéraire à suivre : « Je savais la première et la dernière phrase. J’avais un point de départ et un point d’arrivée, entre les deux je ne savais pas. J’écris par bribes, mais ça ne se voit pas. C’est bien collé, on ne voit pas les coutures ».
Quand on lui demande comment lui est venue cette façon unique d’utiliser la langue française, il répond : « Une langue, c’est comme un cercueil, une camisole. Il est difficile de danser avec une camisole ou dans un cercueil quand vous êtes né avec cette camisole, dans ce cercueil. Les francophones sont nés dans ce cercueil qu’ils prennent pour un berceau. Ce berceau est trop petit pour moi, alors j’essaie de le secouer ».
Dixit Bortnikov … sur Face au Styx « C’est un carnet de chèques de 700 pages, signés en blanc, au bénéfice de la mort. Elle peut mettre la somme qu’elle veut sur les chèques. »
… sur l’usage des majuscules
«Quand on lit un livre, on ne doit pas voir les majuscules. On doit juste lire en braille. Un bon livre, ça se lit en braille avec les yeux. Les beaux livres, ça vous donne la chair de poule. Est-ce que votre chair de poule est en majuscules ou en minuscules ?»
… sur la langue russe « La langue russe a été forgée par Pouchkine. C’est lui qui a inventé la cuillère pour que les Russes puissent manger leur langue. »
… sur le travail du romancier
« Le plus difficile, ce n’est pas d’imiter quelqu’un d’intelligent, mais un con. C’est plus difficile d’imiter un simple ou un ivrogne. Il faut en même temps être très malin et très naïf, autrement les gens ne vous le pardonneront pas. »
… sur ses projets d’écriture « J’ai bossé huit ans sur Face au Styx. Je n’ai pas de projets actuellement. J’ai l’impression d’être un raton laveur qui a inventé le lave-linge. Ça tourne, mais je ne fais que regarder. »
1. Dimitri Bortnikov, Face au Styx, Rivages, Paris, 2017, 748 p. ; 39,95 $.
EXTRAITS
Elle s’appelait Olga. et chaque fois quand je la voyais j’avais chaud au ventre ! et quel chaud ! chaque fois elle me faisait le coucher de soleil au ventre ! Olga… petite maigrichonne plus effrontée qu’un piaf ! genoux à casser les noix ! yeux bleus… j’étais fou d’elle. p. 371
Et les semelles de ton chagrin ne sont qu’habitude et désir. regarde pas tes béquilles ! vois tes pieds ! cul-de-jatte que tu es ! Une allumette sans tête – toi ! châtré du cœur – toi ! de la langue ! des couilles ! de tout, mon Dieu… de tout ! chas d’aiguille sans aiguille – toi ! rot sans gorge – toi ! pet sans cul ! p. 339
Je le caresse ce lit. je le regarde avec mes doigts. combien de fois on mourait et on renaissait ici… combien de fois on a volé l’éternité dedans ! on la cambriolait, l’éternité, elle et moi… elle y laissait ses cils la dame ! et là, il est où le butin ?! le temps, mon sang ! où il est ton cil ?! p. 562
Mais l’hiver, mais l’hiver ! la nuit, devant l’aurore boréale, face à ce vent d’un autre monde… vent délicieux ! et nous… bêtes muettes aux yeux humains, tels des compagnons d’Ulysse sans maître ni déesse, on regardait le rideau du ciel bouger tout doucement, puis s’ouvrir, et le chœur des siècles et des siècles de lumière se mettait à chanter. p. 570
On sort secoué et désorienté du dernier livre de Dimitri Bortnikov, à tel point qu’on ne sait pas très bien comment en parler ni surtout avec quels mots. Réflexion sur la vie qui regarde la mort en face comme le suggère le titre ? Chant d’un Ulysse sans patrie qui poursuivrait néanmoins son odyssée ? Vitupérations contre les travers de l’espèce humaine ? Cri du cœur d’un écorché vif ? Face au Styx1 est tout cela, mais c’est surtout un étourdissant tour de force littéraire.
Imaginez un monologue enfiévré de 750 pages sur la galère d’un exilé russe dans le Paris d’aujourd’hui. Déchiré par les souffrances d’un amour malheureux, hanté par les fantômes de son enfance, Dimitri est un homme vacillant qui vit dans le plus grand dénuement et vivote d’un petit boulot à l’autre. Il est tantôt gardien de maisons (et des chats qui y squattent), tantôt homme de compagnie pour personnes seules comme la vieille Marquise qui attend la mort comme on attend un rendez-vous amoureux, ou Nina, confinée à un fauteuil roulant, et qui décide un jour de mettre fin à ses jours. Il devient nègre, un temps, d’un riche propriétaire immobilier qui l’héberge moyennant son aide pour rédiger ses mémoires.
Au cours de ses pérégrinations, notre ami fait la connaissance de Fevronia, la jeune et jolie veuve d’un écrivain à succès. Il en tombe éperdument amoureux. Mais, en dépit de leurs étreintes torrides, le cœur de la belle Fevronia s’échappera de la cage où Dimitri aurait bien voulu le garder. Pour lui, ce rejet équivaut à vivre exilé de sa propre vie. « Je ne suis bien que quand je suis dans elle », crie-t-il. Pour endiguer cette douleur, il convoque le souvenir de ses morts, ceux qu’il a aimés et qui lui permettent encore d’exister dans le champ de ruines qu’est devenue sa vie.
La première image à apparaître, c’est celle du grand-père, pépé Jo. Tout droit sorti d’un tableau de Brueghel, il est dépeint par Bortnikov comme un héros de guerre, alcoolique assumé et inlassable coureur de jupons qui, dans la rudesse de son affection, appelait le héros « mon groinceau» à cause de son obésité. Autre image tutélaire, celle de Babanya, l’arrière-grand-mère aveugle qui l’a élevé en dépit de sa grande indigence et pour qui il était « la lumière de [ses] yeux». À ces deux esprits consolateurs, il faut ajouter celui du « gibbeux», Anton, l’ami d’enfance, le complice de ses nuits à regarder les étoiles en rêvant de s’échapper de son milieu, Anton qui s’est pendu par amour.
La mort est omniprésente dans l’ouvrage de Dimitri Bortnikov, mais le roman n’est pas macabre pour autant. En effet, en dépit de la gravité du propos, on rit souvent et beaucoup dans Face au Styx. Le texte est partout émaillé de comparaisons loufoques, de métaphores hyperboliques ou d’axiomes absurdes : «Les solitaires se déplacent toujours en foule ! comme les grumeaux de cellulite sur une cuisse de Vénus ! » ; « […] le temps était magnifique ! à réjouir les trépassés » ; « […] quand on pète chez les nains, on s’accroupit ». Autant de « dimitreries » qui sauvent notre héros du désespoir et lui permettent de tirer la langue à la «grande faucheuse ».
Plus que la chronique d’une errance, ce qui captive dans le roman de Dimitri Bortnikov, c’est la langue dont la maladresse apparente en fait toute la fraîcheur. Avec ses phrases tronquées, sa syntaxe en folie, ses néologismes à gogo, l’écriture torrentielle de Bortnikov, proche de la littérature orale, fait des étincelles avec les mots («une femme t’avorte. quoi dire alors ! »), crée d’étonnants et réjouissants néologismes (« je transe encore»), présente des images fortes (« ils s’entendaient bien ma grand-mère et lui. comme plaie et pansement») et nous émeut très souvent (« fatiguée tu étais Babanya, âgée de quatre mort-nés et de treize enfants »).
« Un livre qui vide son lecteur »
Le tour de force que représente Face au Styx tient en grande partie au fait qu’il a été écrit directement en français par un francophone de fraîche date. « Quand je suis arrivé à Paris à la fin des années ‘90, je ne parlais pas français», nous confie-t-il dans un entretien accordé fin juin. « Je l’ai appris en travaillant comme cuisinier pour une comtesse russe que j’avais rencontrée dans une église. C’est elle qui m’a appris le bon français. C’est elle qui m’a expliqué par exemple comment utiliser le verbe convenir, c’est-à-dire avec le verbe être et non le verbe avoir. Elle m’a expliqué beaucoup de choses. »
Faceau Styx est-il son premier livre écrit en français ? « Non, répond-il, mon premier roman ! En Russie, j’avais écrit Furioso en collaboration [avec Alexandre Civico], une sorte d’essai pour sentir jusqu’à quel point le français pouvait supporter ma rage. Je tordais le français dans tous les sens. Les gens n’ont pas compris. » Il sait maintenant qu’il faut d’abord apprivoiser le lecteur, « réchauffer les rails», comme il le dit dans sa langue si imagée, afin qu’il se rende jusqu’à la dernière ligne du livre. «Petit à petit, le lecteur a l’impression de lire le livre mais en fait il devient moi. Pour qu’il puisse entrer dans le livre, devenir moi, il faut lui faciliter la tâche. Je dois me mettre à respirer avec le lecteur, pour l’entraîner à respirer comme moi. »
Cette « hypnose » du lecteur opère dès les premières pages, et pourtantle manuscrit n’a pas été accepté facilement par un éditeur. « Au début, ça faisait 3000 pages dactylographiées. On m’a dit : ‘On ne peut pas publier tout ça’. J’ai dit : ‘Très bien’. J’ai imprimé toutes les pages, je les ai collées aux murs et au plafond d’une vieille chapelle désaffectée que j’avais louée. J’ai pris un matelas, une longue-vue et je me suis allongé [pour les relire]. » Au terme de l’exercice, 800 pages ont été gardées pour publication.
Sur quels critères se sont effectuées les coupes ? « J’ai éliminé tout le discours. Mon éditrice me disait : ‘Il y a un trou ici. Ici tu ne sais pas où tu vas. Ici il y a une plaie, il faut appuyer dessus. Là il y a des tunnels’. J’appelle ça le discours. Ce qui n’est pas véritablement amené par une émotion, par une vision d’ensemble, risque de se transformer en tunnel. Un tunnel dans un livre, c’est quand il n’y a pas d’action et que vous vous rendez compte que vous êtes en train de lire. »
Pourtant, cette époustouflante logorrhée qui aspire le lecteur dès les premières pages et le rejette ébaubi et vide de mots 750 pages plus loin ne figurera sans doute pas au tableau des grands prix littéraires de l’automne. « Le livre a été très bien reçu, mais ce n’est pas un livre à prix. C’est un livre pour les grands lecteurs, les gens qui aiment les choses plus consistantes. C’est un livre qui vide son lecteur. Après avoir lu ce livre, vous ne pouvez pas rester comme vous étiez avant. » Sur ce point, on ne peut qu’être d’accord avec l’auteur.
« J’essaie de secouer la langue »
Dimitri Bortnikov est né en 1968 en Russie, à Samara, un important centre industriel situé au bord de la Volga. Fils unique d’un père issu de la petite noblesse et d’une mère descendante de serfs, il a été élevé par sa bisaïeule, Babanya. Personnage important dans sa vie comme dans son œuvre, elle est présente aussi bien dans Face au Styx que dans son précédent roman, Repas de morts. À son sujet, il nous révélera qu’elle « n’a reçu un nom que le jour de son mariage».
Il voulait être médecin comme ses parents et a donc entrepris des études de médecine qu’il ne terminera toutefois pas, décidant plutôt de faire son service militaire dans une région du cercle polaire. Il y restera deux ans. Cette expérience servira de toile de fond à son premier roman,Le syndrome de Fritz, paru en 2002, qui lui apportera la plus haute distinction littéraire de Russie et lui vaudra également d’être comparé à Céline (déjà).
Une fois de retour à la vie civile, il sera tour à tour aide-soignant dans une maternité, professeur de danse, cuisinier. « Je sais tout faire. Je peux monter et démonter une Kalachnikov les yeux fermés. Je peux coudre. Je peux peindre. Je peux composer des épitaphes. Je peux tout faire. »
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, quand il songe à émigrer, à la fin des années 1990, c’est l’Angleterre qu’il vise comme point de chute. « Quand je suis arrivé à Paris, je parlais l’anglais mieux que je parle le français aujourd’hui. J’avais même publié en Russie, en anglais, de petites histoires dans le Playboy russe. En Russie, apprendre le français, c’était pour les filles. »
Trop « sentimental », le français ? « L’Angleterre et la littérature anglaise ont toujours exercé une fascination sur moi parce que ce n’est pas une littérature ‘d’autofiction’. Je n’aime pas le nombrilisme, comme le pratiquent les auteurs français. Pour ma part, mon ego ne dépasse pas mes godasses. Je regarde mon nombril comme un cendrier pas comme un encrier ».
Pourtant, on ne peut s’empêcher de faire un parallèle entre ce que vit son héros et son propre parcours : même nom, même origine, mêmes ancêtres, même expérience des régions polaires et, on le suppose, même galère dans les premières années de son installation à Paris. « C’est comme, mais ce n’est pas ça. Dans le livre, il y a vingt pour cent d’autofiction, le reste est inventé. »
Se lancer dans une entreprise d’écriture au long cours qui va durer huit ans et se terminer au bout de 3000 pages suppose que l’on a, préalablement, une petite idée de l’itinéraire à suivre : « Je savais la première et la dernière phrase. J’avais un point de départ et un point d’arrivée, entre les deux je ne savais pas. J’écris par bribes, mais ça ne se voit pas. C’est bien collé, on ne voit pas les coutures ».
Quand on lui demande comment lui est venue cette façon unique d’utiliser la langue française, il répond : « Une langue, c’est comme un cercueil, une camisole. Il est difficile de danser avec une camisole ou dans un cercueil quand vous êtes né avec cette camisole, dans ce cercueil. Les francophones sont nés dans ce cercueil qu’ils prennent pour un berceau. Ce berceau est trop petit pour moi, alors j’essaie de le secouer ».
Dixit Bortnikov … sur Face au Styx « C’est un carnet de chèques de 700 pages, signés en blanc, au bénéfice de la mort. Elle peut mettre la somme qu’elle veut sur les chèques. »
… sur l’usage des majuscules
«Quand on lit un livre, on ne doit pas voir les majuscules. On doit juste lire en braille. Un bon livre, ça se lit en braille avec les yeux. Les beaux livres, ça vous donne la chair de poule. Est-ce que votre chair de poule est en majuscules ou en minuscules ?»
… sur la langue russe « La langue russe a été forgée par Pouchkine. C’est lui qui a inventé la cuillère pour que les Russes puissent manger leur langue. »
… sur le travail du romancier
« Le plus difficile, ce n’est pas d’imiter quelqu’un d’intelligent, mais un con. C’est plus difficile d’imiter un simple ou un ivrogne. Il faut en même temps être très malin et très naïf, autrement les gens ne vous le pardonneront pas. »
… sur ses projets d’écriture « J’ai bossé huit ans sur Face au Styx. Je n’ai pas de projets actuellement. J’ai l’impression d’être un raton laveur qui a inventé le lave-linge. Ça tourne, mais je ne fais que regarder. »
1. Dimitri Bortnikov, Face au Styx, Rivages, Paris, 2017, 748 p. ; 39,95 $.
EXTRAITS
Elle s’appelait Olga. et chaque fois quand je la voyais j’avais chaud au ventre ! et quel chaud ! chaque fois elle me faisait le coucher de soleil au ventre ! Olga… petite maigrichonne plus effrontée qu’un piaf ! genoux à casser les noix ! yeux bleus… j’étais fou d’elle. p. 371
Et les semelles de ton chagrin ne sont qu’habitude et désir. regarde pas tes béquilles ! vois tes pieds ! cul-de-jatte que tu es ! Une allumette sans tête – toi ! châtré du cœur – toi ! de la langue ! des couilles ! de tout, mon Dieu… de tout ! chas d’aiguille sans aiguille – toi ! rot sans gorge – toi ! pet sans cul ! p. 339
Je le caresse ce lit. je le regarde avec mes doigts. combien de fois on mourait et on renaissait ici… combien de fois on a volé l’éternité dedans ! on la cambriolait, l’éternité, elle et moi… elle y laissait ses cils la dame ! et là, il est où le butin ?! le temps, mon sang ! où il est ton cil ?! p. 562
Mais l’hiver, mais l’hiver ! la nuit, devant l’aurore boréale, face à ce vent d’un autre monde… vent délicieux ! et nous… bêtes muettes aux yeux humains, tels des compagnons d’Ulysse sans maître ni déesse, on regardait le rideau du ciel bouger tout doucement, puis s’ouvrir, et le chœur des siècles et des siècles de lumière se mettait à chanter. p. 570