Michel Tournier est sans aucun doute de ces écrivains que le siècle devra retenir. Fasciné par le génie de la perversité et la gémellité, passionné de philosophie et de photographie, Tournier, romancier et essayiste fécond malgré une venue tardive à l’écriture – à l’âge de 43 ans –, a écrit Le roi des aulnes, Les météores, Gaspard, Melchior et Balthazar, Le médianoche amoureux et surtout l’incontournable Vendredi ou les limbes du Pacifique, un premier roman paru en 1967 et illico promis à un destin de livre phare.
Michel Tournier habite Choiseul, là où la banlieue parisienne commence à devenir la campagne. Il m’attend à la gare, l’allure plus proche de l’ouvrier que de l’intellectuel et en tous points conforme à l’image que diffusent de lui les éditions Gallimard. J’imagine que chaque individu peut comme moi visiter la maison, un ancien monastère où Tournier semble mener une vie presque ascétique, et regarder les photos prises par l’écrivain.
Après ce préambule destiné à casser la glace, installée avec un porto qui vient de l’Académie Goncourt, je lui laisse raconter une anecdote tout à fait charmante sur son dernier séjour en terre canadienne. Quasiment kidnappé à l’hôtel par des hippies, il passera la journée avec les membres de cette communauté qui avaient pour bible Vendredi ou les limbes du Pacifique.
De ce livre, Tournier assure n’être jamais las de parler. « Je ne m’imagine pas n’ayant pas écrit Vendredi, dit-il. Pendant dix ans, je ne me suis intéressé qu’à la philosophie que j’ai dû par la suite abandonner, contraint et forcé par le système universitaire français. Pour gagner ma vie j’ai travaillé à la radio, à la télévision, dans la presse. J’ai voulu utiliser mes outils et mon bagage philosophiques pour le grand public. Donc en racontant des histoires. Je pourrais par exemple vous montrer que Vendredi est construit sur le modèle de l’éthique de Spinoza. La règle du jeu, c’est que ça ne se voie pas. »
La perversité du couple
Robinson et Vendredi sont un couple et, dit l’écrivain, « il n’y a de littérature qu’avec les couples ». Les amants : Roméo et Juliette, Tristan et Iseult Mais le couple maître-valet est peut-être tout aussi fondamental : Don Quichotte et Sancho Pança, Figaro et Almaviva, Don Juan et Sganarelle et même, pour prendre un exemple de la vie réelle, le marquis de Sade et son valet, son « âme damnée ». « Pour que ça marche le valet doit, par certains côtés, être supérieur au maître. Il n’est qu’un valet mais il est plus malin, plus adroit, il a moins de préjugés que le maître. Robinson et Vendredi, c’est le maître et l’esclave, et l’esclave en sait plus que le maître. Et le maître, au début, traite Vendredi comme une bête. Chez Daniel Defoë, Robinson est d’ailleurs un horrible raciste anglais pour qui Vendredi n’est qu’une bête. »
Si Tournier parle autant de Robinson et de Vendredi, c’est aussi qu’il n’en a pas terminé avec cette histoire. Il est possible qu’il y revienne une troisième fois avec un texte qui s’appellerait La fin de Robinson Crusoé et qui serait une pièce de théâtre sans aucun rapport avec les livres précédents. « Robinson est tout seul dans son île : c’est un thème inépuisable, la solitude. Et c’est là le grand problème car nous vivons, n’est-ce pas, dans la solitude. On a inventé la foule, mais qu’est-ce que c’est que la foule ? La solitude avec les autres. Horrible. Donc Robinson, l’Anglais, le chrétien, le Blanc, et Vendredi qui n’est rien de tout cela. Il vient d’Afrique, des Indes, de l’Amérique latine, c’est le Tiers-Monde qui arrive, c’est le dialogue Nord-Sud. Formidable ! »
L’inversion maligne
L’œuvre de Michel Tournier explore plusieurs couples : les jumeaux des Météores, Jeanne d’Arc et Gilles de Rais… Cette dernière histoire, réelle, est bien connue : Gilles de Rais est maréchal de France, un des premiers personnages du royaume sous Charles VII, et compagnon d’armes de Jeanne d’Arc. Quand elle est faite prisonnière, c’est le seul qui tente de la sauver. Après le procès de Jeanne d’Arc il se retire, immensément riche, dans ses châteaux, notamment celui de Tiffauges en Vendée, et s’y livre à la sorcellerie. Une sorcellerie horrible qui implique le meurtre d’enfants. Arrêté, jugé et condamné à mort, il devient un monstre et entre dans la légende.
« Comment se fait-il que Jeanne d’Arc ait toléré à côté d’elle un pareil monstre, se demande-t-on souvent, comment ne s’est-elle pas aperçue que ce Gilles de Rais était un monstre ? Je tente une explication : il n’était pas un monstre au début ; c’est Jeanne d’Arc, par sa sainteté, mais surtout par l’échec de sa sainteté, qui a fait de lui un monstre. Elle a été condamnée par l’Église et elle est morte comme une sorcière : il y a eu une inversion maligne de sa sainteté, tout ce qui était sain est devenu affreux. Gilles de Rais l’a suivie : il lui a donné son cœur, son âme, il lui avait juré fidélité jusque dans l’au-delà et il l’a accompagnée dans l’horreur, il est devenu un sorcier comme elle. Gilles de Rais n’était pas un théologien, il ne pouvait pas prévoir que cinq siècles plus tard, Jeanne d’Arc serait canonisée. Il a été complètement chaviré par sa rencontre avec Jeanne et quand il a constaté son échec, il a fait la culbute derrière elle. »
Cette notion d’« inversion maligne », Michel Tournier y tient beaucoup. Ressort de philosophe, sans doute. L’inversion maligne commence avec Lucifer, le plus beau des anges, « l’ange le plus lumineux du ciel qui a commis le péché d’orgueil parce qu’il était si beau ; il a été précipité dans les ténèbres, il est devenu le Prince des ténèbres ».
Dans Le roi des aulnes, Abel Tiffauges, le héros dont le nom contient le Bien et le Mal, se laisse fasciner par l’Allemagne nazie et échange son destin de saint Christophe – il aurait porté sur les épaules l’Enfant Jésus pour traverser une rivière – contre celui d’ogre dévoreur, de recruteur d’enfants pour les armées de Hitler. Encore là, l’inversion maligne est fondamentale. Pour Tournier, c’est une mécanique. « Une mécanique extrêmement dangereuse faisant qu’un chef d’État qui se croit le bienfaiteur du peuple, adoré des enfants, des pauvres, des femmes, des paysans, est jeté par terre, piétiné, accusé de tous les crimes et finalement assassiné. Nous avons d’ailleurs vécu cela récemment. Et c’est fascinant ce renversement ; ça fait peur, ça fait peur. »
Et la postérité
Nous parlons maintenant depuis plusieurs minutes. Au début, Michel Tournier me confiait ne jamais rien mettre de lui-même dans ses livres, ne jamais parler de lui. Sans doute ne trouve-t-on pas de références autobiographiques proprement dites en cet Abel Tiffauges mi-ange mi-démon, pas plus qu’en Gilles de Rais, en Gaspard, en Melchior et en Balthazar, mais les fascinations, les questionnements, le moi de Tournier circulent forcément en eux, comme circule dans tout roman le moi de son auteur.
Ce moi appartiendra aux biographes. Pour l’heure, ce sont ses livres qui sont enseignés à tous les niveaux scolaires, y compris à l’université. « De voir des interprétations que je n’avais pas prévues, c’est formidable. Prenez le couple Robinson-Vendredi. Robinson, c’est le travail, la méthode, les outils, l’argent, la morale ; Vendredi, c’est la musique, la danse, le goût de vivre, l’amour de la vie. Pour les enfants américains et européens, le héros c’est Vendredi. Or les Africains l’ont détesté. Quelqu’un m’a dit : – Monsieur, vous êtes raciste. Vous avez deux personnages : l’un est travailleur, rationnel et vous en faites un Blanc ; l’autre est un vaurien, un voleur, un paresseux dont on ne peut rien attendre, et vous en faites un Noir. Ces enfants, je l’ai très vite compris, vivent des contraintes matérielles telles que Vendredi ne peut pas être un modèle. Faut se battre, et pour se battre il faut être Robinson qui justement a un fusil. Cette image du Nègre qu’ils détestent a été une découverte. »
Cela dit, Michel Tournier se définit comme un artisan qui fabrique des manuscrits. « Je ne veux surtout pas être une autorité morale », dit-il. Il avoue une grande admiration pour Margaret Mitchell parce que jamais on n’a vu sa photo. « Vous cherchez dans le dictionnaire, vous voyez qu’elle est née et morte à Atlanta. Elle ne devait pas aimer les voyages, c’est tout ce qu’on peut dire ! Et elle a écrit Autant en emporte le vent, qui est à mon avis une réussite. »
Par ailleurs, il jouit à l’idée de laisser des livres qui seront lus longtemps après sa mort, bien qu’il eût été très capable de ne pas écrire. « Ce n’est pas une nécessité. Cependant, je ne pourrais pas me passer de lecture. »
Se relit-il ? « Oui, et j’ai horreur de ça. J’ai beaucoup souffert ces temps-ci parce que je suis en train de transformer en dialogues de théâtre une partie des Météores. » Porte-t-il un jugement sur ses livres ? « Ah oui, hélas ! quand je lis un autre auteur, j’ai l’impression que c’est coulé dans le bronze et qu’il n’y a pas à y toucher. Quand je lis du Tournier, c’est du beurre, j’ai envie de tout remodeler. »
Ce qui fait vivre la littérature
Tournier est aussi membre, personne ne l’ignore plus sans doute, de l’Académie Goncourt. Un prix décrié, conspué mais convoité, un prix que l’on accuse d’être l’objet de viles tractations entre les trois grands éditeurs – Gallimard, Grasset, le Seuil – mais qui marche (peut-être comme la mécanique de l’inversion maligne !). « Le Prix Goncourt a un défaut, c’est l’argent. Le Goncourt représente un tirage de 400 000 exemplaires : 2 millions de francs de droits d’auteur pour le lauréat et 4 millions de revenus pour l’éditeur. Et ça pèse sur tout le monde. Je dois vous dire que le seul jour où je regrette d’être membre de l’Académie Goncourt, c’est le jour du vote. » Mais cette tradition littéraire de fin d’année (avec l’attribution des autres prix : Femina, Renaudot, Interallié, Médicis) a, croit-il, un effet extrêmement bénéfique, puisque les cadeaux de Noël sont ainsi très souvent des livres. « Bien sûr les prix sont discutables, mais ils font vivre la littérature. »
Michel Tournier a obtenu le Grand Prix de l’Académie française pour Vendredi ou les limbes du Pacifique, le Goncourt pour Le roi des aulnes. Et le Nobel ? « Que voulez-vous que j’en pense ? Chaque année je reçois une lettre du comité littéraire de l’Académie royale de Suède – ils doivent envoyer la même à des milliers de gens – me demandant conseil pour le prochain. Chaque année je dis Günter Grass, le plus important romancier allemand de l’après-guerre. Comme vous voyez, ça n’a pas eu beaucoup d’effet. »
Michel Tournier parlera aussi des livres qu’il aurait aimé écrire, comme Madame Bovary et Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, de Selma Lagerlöf, le premier livre qu’il a lu et qui a traversé « soixante ans de guerres, de déménagements, de cambriolages ». Mais il parlera très peu, par contre, de son prochain roman : il a horreur de parler des livres qu’il n’a pas encore publiés. Mais ce serait une vie de saint Sébastien, « un projet très important pour moi ».
Cette entrevue est d’abord parue dans le numéro 41 de Nuit blanche (automne 1990).
Elle a été reprise dans le numéro 69 à l’occasion du 15e anniversaire de Nuit blanche.
De l’œuvre imposante de Michel Tournier, signalons :
Vendredi ou les limbes du Pacifique, Gallimard, 1967 et « Folio », Gallimard, 1977 ; Le roi des aulnes, Gallimard, 1971 et « Folio », Gallimard, 1975 ; Miroirs, Denoël, 1973 ; Les météores, Gallimard, 1975 et « Folio » Gallimard, 1977 ; Le vent paraclet, Gallimard, 1977 et « Folio », Gallimard, 1979 ; Le coq de bruyère, Gallimard, 1978 et « Folio », Gallimard, 1980 ; Rêves, Complexe, 1979 ; Gaspard, Melchior et Balthazar, Gallimard, 1980, et « Folio » Gallimard, 1982 ; Vues de dos, Gallimard, 1981 ; Morts et résurrections de Dieter Appelt, Herscher, 1981 ; Le vol du vampire, Mercure de France, 1981 et Gallimard, 1983 ; Des clefs et des serrures, Le Chêne-Hachette, 1983 et Le Chêne, 1989 ; Gilles et Jeanne, Gallimard, 1983 et « Folio », Gallimard, 1985 ; Le vagabond immobile, Gallimard, 1984 ; La goutte d’or, Gallimard, 1985 et « Folio », Gallimard, 1987 ; Petites proses, « Folio », Gallimard, 1986 ; Le Tabor et le Sinaï, Essais sur l’art contemporain, Belfond, 1988 et « Folio », Gallimard, 1994 ; Angus, Signe de piste, 1988 ; Le médianoche amoureux, Gallimard, 1989 et « Folio », Gallimard, 1991 ; Le crépuscule des masques, Hoëbeke, 1992 ; Le miroir à deux faces, Seuil, 1994 ; Le miroir des idées, Mercure de France, 1994 ; Le pied de la lettre, Trois cents mots propres, « Bleue », Mercure de France, 1994 ; Jardins de curé, Actes Sud, 1995 ; Waterline, avec Rafael Minkkinen, Marval, 1995.
Bibliographie mise à jour en 1995.