Depuis la parution de son premier roman, Niagar – qui lui amérité le Prix du meilleur livre étranger en France –, l’Ontarienne Jane Urquhart s’emploie à créer un univers unique dans lequel évoluent personnages fictifs et historiques et où les arts, la littérature et les éléments naturels jouent un rôle majeur.
Prix du Gouverneur général du Canada 1997 pour Le peintre du lac, Jane Urquhart voit ses œuvres traduites dans le monde entier. Pourtant, on la connaît encore peu au Québec. En dépit de l’éloignement – elle résidait alors en Irlande –, Jane Urquhart a répondu avec chaleur et générosité aux questions de cette entrevue à distance.
Nuit blanche : Comment êtes-vous venue à l’écriture ?
Jane Urquhart : Enfant, je tenais un journal. J’écrivais aussi des pièces, des histoires, de la poésie et même des chansons. Je n’ai toutefois pris le travail d’écriture au sérieux qu’après la naissance de ma fille, à 27 ans. Deux facteurs y ont contribué. D’abord, je savais désormais que ma propre enfance était derrière moi. Ensuite, parce que je suis restée à la maison avec mon enfant, je pouvais rêver éveillée de longues heures (un élément essentiel de l’écriture) et j’ai pu ainsi pénétrer au cœur de ma propre vie intérieure. À partir de ce moment, l’écriture s’est vraiment emparée de moi. Je n’ai jamais pris la décision de devenir écrivaine. C’était simplement quelque chose que je savais devoir faire.
Plusieurs critiques ont souligné votre talent à établir des correspondances intimes entre les paysages et la vie intérieure des personnages. Pour ma part, je crois que l’eau, le vent, le sable, la forêt, la terre et tous les autres éléments naturels sont plus qu’un reflet de la vie émotive des personnages : ils sont de véritables personnages de vos romans. La narratrice de Ciel changeant veut écrire un livre sur le vent. Avez-vous aussi décidé, dès le début, d’écrire des œuvres aussi fortement liées aux éléments naturels ?
J. U. : Les éléments naturels, le temps qu’il fait, la météo m’ont toujours intéressée. Je suis née très au nord de l’Ontario où les écarts extrêmes de température sont monnaie courante ; par ailleurs, je séjourne désormais de longues périodes dans une région d’Irlande où on doit sans cesse composer avec le vent pour simplement survivre. J’aime le fait que nous ne puissions contrôler le climat ni même juste prévoir de façon sûre les tempêtes et le beau temps. C’est en cela que la météo est une proche parente du comportement humain. Néanmoins, je n’ai jamais pris la décision consciente d’écrire sur les éléments naturels. Avec tout leur caractère imprévisible, l’eau s’est tout simplement mise à couler, le sable à s’infiltrer et le vent à souffler dans mes livres.
Dans La foudre et le sable, Eileen confie à sa petite-fille : « C’est à cela que ressemble l’amour, l’un dort et l’autre est éveillé, mais on ne sait jamais lequel est en train de rêver ». Il me semble que plusieurs autres personnages de vos romans auraient aussi pu dire cela.
J. U. : Oui, je crois que plusieurs de mes personnages principaux sont en train de rêver. Pas au sens où ils sont des rêveurs, des visionnaires, mais plutôt parce qu’ils sont inconscients, au sens jungien, des conséquences de leurs actes sur les autres. Je crois parfois qu’un roman est le long et lent récit de la prise de conscience d’un personnage, quelquefois jusqu’à sa rédemption, mais le plus souvent jusqu’à la tragédie.
Certains de vos personnages masculins – Austin dans Le peintre du lac ou encore Patrick dans Niagara – semblent vivre dans des univers où l’art et la poésie filtrent leur vision du monde et leurs relations avec les autres au point d’empêcher toute véritable intimité, incarnée, avec les femmes qui, de façon paradoxale, dominent leur imagination et leur créativité. Est-ce que l’art et la littérature sont des moyens d’éviter la vie réelle ?
J. U. : Je ne crois pas que la littérature et les arts doivent être des moyens d’éviter la vie réelle. Les arts donnent un sens à la vie ; ils l’enrichissent plutôt que de l’appauvrir. Je suis toutefois coupable d’avoir créé des personnages qui glissent dans des mondes imaginaires et ont du mal à s’ancrer dans la vie réelle. C’est peut-être parce que ce sont souvent des artistes et que, pour créer, les artistes doivent se tenir un peu en retrait afin de mieux observer toute la scène ce que ne pourrait faire quelqu’un qui y participe pleinement. Cette position est précaire parce qu’ils doivent pouvoir garder l’équilibre entre l’engagement et le désengagement. Si l’un ou l’autre domine, il en résulte un chaos à la fois personnel et artistique.
Dans le même ordre d’idées, l’art, pour Austin dans Le peintre du lac, s’apparente presque à une obligation, un fardeau ou, pire, une malédiction à laquelle il sacrifie tout mais qui, au bout du compte, le mène à sa perte ; à l’inverse, il apparaît comme une rédemption dans le roman que vous avez publié ensuite.
J. U. : Les amants de pierre traitait, entre autres choses, de l’expérience rédemptrice de la commémoration. Le besoin qu’éprouvent les êtres humains de donner forme, d’une façon ou d’une autre, à leur expérience de la perte m’intéresse, que cette forme soit une petite croix de bois sur la tombe d’un enfant pauvre ou un énorme monument sur une colline française. Il semble que savoir que tout disparaît, lentement ou d’un seul coup avec la peine et la perte qui accompagnent ce savoir, déclenche en chacun de nous le désir d’une certaine expression artistique. Les personnages de Les amants de pierre abordent leur travail avec une intention pure. L’idée que cela puisse leur apporter la renommée, par exemple, ne les effleure même pas. Ils ont simplement besoin d’ériger ce monument pour des raisons tissées dans leur expérience de la vie même.
Pour la première fois, dans Le peintre du lac, votre narrateur et personnage principal est un homme. Comment faites-vous le choix du personnage principal, de sa voix, de la forme et du ton de vos œuvres romanesques ?
J. U. : J’avais décidé d’écrire Le peintre du lac à partir d’un point de vue masculin. D’une part, je pensais qu’il me serait ainsi plus facile d’écrire avec le style sec et légèrement musclé que je voulais pour ce livre. D’autre part, je désirais me sentir proche du personnage principal dont je savais depuis le début qu’il serait masculin. J’ai commencé à écrire à la troisième personne, mais je me suis vite rendue compte que ça ne fonctionnait pas parce que je le voyais encore avec une certaine distance, de la façon qu’une femme le verrait. Alors je me suis glissée dans son esprit et j’ai écrit le livre avec sa voix, à la première personne.
Je prends mes décisions sur la forme et le ton tandis que j’avance dans la narration de chaque livre. Parfois, ils changent de façon importante au fur et à mesure que l’intrigue se déploie. D’autres fois, tout est évident dès le début ou, à tout le moins, aussi évident que ça peut l’être pour moi.
Dans tous vos romans, à côté des personnages fictifs, apparaissent des personnages historiques qui tiennent des rôles plus ou moins importants selon le cas – le poète Robert Browning, l’écrivaine Emily Brontë, le peintre Rockwell Kent, le sculpteur Walter Allward, etc. Ne pourriez-vous écrire sans eux ?
J. U. : D’une certaine façon, non, je ne pourrais écrire sans eux. Ça m’a pris beaucoup de temps avant de comprendre qu’ils étaient pour moi, en quelque sorte, la porte d’entrée de mes romans. Presque chaque fois, au tout début, je croyais que le personnage principal serait Rockwell Kent (dans Le peintre du lac) ou Walter Allward (dans Les amants de pierre) mais, au bout du compte, ça n’a jamais été le cas. Tout se passe comme si, pendant que je me concentre sur les faits relatifs aux personnages historiques, un homme ou une femme fictive surgissait et me tapait sur l’épaule en disant : « Écoute, ce livre, c’est de moi qu’il parle ». Néanmoins, une grande partie de l’atmosphère, du ton, de l’esprit du lieu et du temps viennent de mes recherches sur la personne réelle, historique, qui a capté mon intérêt au départ.
La Première Guerre mondiale joue un rôle significatif dans deux de vos romans : Le peintre du lac et Les amants de pierre. Pourquoi cet intérêt pour la Grande Guerre ?
J. U. : Ma mère, maintenant âgée de plus de 90 ans, était enfant durant la Première Guerre mondiale et l’immédiat après-guerre. Elle a développé une fascination pour cette période de l’histoire canadienne et s’est mise à collectionner les livres, les souvenirs, etc. D’une certaine manière, j’ai été imprégnée de cette passion. Ce n’est toutefois qu’à partir du moment où, en France, j’ai commencé à visiter les lieux des combats, les cimetières et les monuments commémoratifs que je me suis sentie interpellée d’une façon émotive. C’est impossible de ne pas être profondément touché, en particulier par les milliers de tombes ou de noms de jeunes hommes gravés sur les monuments. On pense à tous ces enfants quittant la relative innocence d’une société alors centrée sur l’agriculture (pas complètement, bien sûr, mais en grande partie) pour être catapultés dans l’inimaginable enfer de la guerre, laissant une vie bercée par le rythme des semences et des récoltes pour être confrontés au fracas le plus absolu. Ceux qui ont eu la chance d’en revenir vivants ont dû se sentir encore plus désorientés de ne pouvoir trouver personne capable de seulement commencer à comprendre ce qu’ils avaient enduré, car cette guerre – sans précédent dans l’Histoire – s’était déroulée si loin de l’Amérique du Nord.
Le peintre du lac, jusqu’à un certain point, rend compte de ce sentiment de dislocation. Je pensais que ce serait mon seul roman où il serait question de la guerre. Mais après y avoir mis le point final, j’ai compris que j’en avais terminé avec le roman, mais pas avec la guerre. Les amants de pierre est né de ce que j’ai appris pendant que j’écrivais Le peintre du lac.
Votre intérêt pour l’Histoire et ses personnages transparaît aussi dans vos œuvres poétiques, en particulier le règne de Louis XIV en France. Qu’est-ce qui, dans cette période précise de l’Histoire française, stimule votre imagination ?
J. U. : Mon mari et moi avons passé une année en France, en 1979-1980, et nous sommes souvent allés visiter les jardins de Versailles. Pour quelqu’un du nord de l’Ontario où la nature sauvage prédomine toujours, j’étais étonnée de constater à quel point un paysage peut être façonné et contrôlé, et en quoi cela reflétait le pouvoir politique et la richesse. J’ai appris que Louis XIV a fait transplanter à Versailles des forêts entières du Jura, je crois (les deux tiers des arbres sont morts), et que des rivières et des torrents ont été détournés de leurs cours pour ses fontaines et ses canaux. Cela me semblait l’essence même de la volonté des êtres humains de vaincre la nature. À Versailles, les résultats étaient magnifiques bien sûr, mais inquiétants aussi. Je me suis alors demandée ce que devait être la vie auprès d’un homme éprouvant un tel besoin de contrôle, un homme habité d’un animus si fort. Louis XIV a eu plusieurs maîtresses, mais celle qui m’intéressait le plus était Madame de Montespan parce que j’avais le sentiment qu’elle avait tenté de s’y opposer. Entre autres choses, elle a essayé de l’empoisonner.
« Jérôme, la vie tout entière n’est peut-être qu’un exercice d’oubli »,déclare Sylvia dans Les rescapés du Styx. Pourtant, celle-ci s’efforce justement, tout au long des rencontres avec Jérôme, de maintenir vivante l’histoire de son défunt amant Andrew et de ses ancêtres. Pour sa part, au cours de ces quelques jours, Jérôme effectue malgré lui son propre « exercice de mémoire ». Est-ce que la littérature est l’art de garder la mémoire vivante ?
J. U. : Je crois qu’en général l’art de raconter est lié au désir de garder la mémoire vivante mais aussi de créer une sorte de mythologie. On pense, par exemple, à de grands classiques comme L’Iliade et l’Odyssée. Homère était un historien qui tâchait de rapporter les faits de différents combats, mais il était aussi un créateur de mythes et un fantastique conteur qui a réussi à tisser ensemble ces trois éléments pour rendre l’histoire inoubliable, éternelle. Sans leur aspect mythique et fantastique, ses sagas guerrières n’auraient pas eu, je crois, cette vitalité qui leur a fait traverser les siècles. La grande littérature, cependant, ne raconte pas seulement des catastrophes mondiales. Certaines des meilleures œuvres littéraires se déroulent dans un seul après-midi ordinaire. Ce qui est important, c’est que le matériel à partir duquel elles sont créées soit transformé et qu’il fonctionne à plus d’un niveau.
On a beaucoup débattu récemment sur la question de savoir si les écrivains devaient ou non situer leurs intrigues dans le passé ou le présent. Je crois que, si le roman se tient, ça n’a aucune importance si l’histoire se passe il y a quelques semaines ou voilà quatre siècles. Dans l’un et l’autre cas, jusqu’à un certain point, le roman parle de la mémoire puisque les auteurs y ont intégré leurs propres collections de souvenirs – ce qu’ils ont appris de la vie – pour les écrire.
Pour la première fois dans Les rescapés du Styx, vous laissez vos lecteurs dans l’incertitude sur certains des principaux personnages – Sylvia et Andrew ont-ils réellement eu une liaison ou existait-elle seulement dans l’imagination de Sylvia ? Souffre-t-elle vraiment d’un problème majeur, qui n’est d’ailleurs jamais nommé ? Est-ce une forme d’autisme ?, etc. Est-ce là une métaphore du travail même de création ?
J. U. : D’une certaine façon, je crois que l’absence de certitude liée à Sylvia est en effet une sorte de métaphore de l’imaginaire. Il me semble aussi que lorsqu’on commence à se rappeler un fait ou à le raconter, il peut y avoir plusieurs versions de ce qu’on décrit comme la réalité. Je me souviens que lorsque j’étais enfant, j’étais très troublée par le fait que je ne serais jamais certaine d’avoir vu la même chose que ce que ma mère avait vu parce que je ne pourrais jamais voir avec ses yeux. Comment est-ce que j’aurais su, par exemple, que nous voyions toutes les deux le même papier peint dans ma chambre ?
Vous mentionnez souvent le nom de membres de votre famille dans vos dédicaces, en particulier dans La foudre et le sable. Vous citez aussi, ce qui est quand même peu fréquent en littérature, des titres de livres ou les noms des personnes qui vous ont aidée dans vos recherches. Les faits réels et autobiographiques sont-ils nécessaires dans la construction de vos romans ?
J. U. : J’utilise la réalité comme un tremplin pour pénétrer dans l’imaginaire, je crois, ou du moins une partie de ce que j’écris vient de matériel autobiographique et une autre vient de ce que j’ai appris sur des personnages historiques qui m’intéressent. Parfois des membres de ma famille m’ont aidée ou m’ont donné des informations utiles à mon travail. Par exemple, ma cousine Amy Quinn a trouvé (dans une vente de garage !) une collection de lettres qui m’ont amenée à créer le personnage d’Augusta dans Le peintre du lac. Une autre cousine, Roseanne Quinn, a une fantastique collection de vieux livres canadiens (de même qu’une collection de boutons datant des premiers temps de la Confédération) et elle me fournit souvent exactement ce dont j’ai besoin au cours des mes recherches.
La recherche occupe-t-elle une part importante de votre travail ? Faites-vous toute la recherche nécessaire avant de commencer à écrire ou fait-elle partie intégrante d’un processus continu ?
J. U. : J’aime beaucoup la recherche et je trouve que c’est un voyage d’exploration. Souvent ce que je découvre au cours de ma recherche amène la narration dans une tout autre direction. C’est un processus continu, mais la partie la plus importante a lieu avant que je commence à écrire. Je n’écris pas nécessairement sur des faits, c’est pourquoi je laisse souvent mûrir le fruit de mes lectures avant de commencer un livre. Je ne prends pas de notes, car je pense que mon cerveau retient l’information dont il a besoin pour ce que je vais faire.
Jusqu’à maintenant, vous avez publié six romans, un recueil de nouvelles et trois recueils de poésie. Comment voyez-vous ces différentes formes littéraires ? La poésie est-elle aussi importante pour vous que la narration ?
J. U. : Je pense que la poésie demeure la forme littéraire la plus importante pour moi comme écrivaine et comme lectrice. J’aime me rappeler que, jusqu’à il n’y pas si longtemps encore, toutes les histoires et toutes les pièces, qu’elles proviennent de la tradition orale ou écrite, étaient écrites en vers. Les sagas islandaises, grecques, irlandaises. Cela est dû au fait que, avant l’alphabétisation de la vaste majorité, les vers rendaient la mémorisation plus facile. Mais je crois aussi que les gens savaient déjà que le style était essentiel à la création de la littérature, que la langue devait chanter sur la page.
Vous avez été écrivaine en résidence à Toronto, Ottawa et Saint-Jean de Terre-Neuve. Est-ce que cela a eu une certaine influence sur votre travail d’écriture ?
J. U. : J’ai beaucoup appris de mes résidences, surtout parce que j’ai ainsi été en contact avec des écrivains plus jeunes et plus libres que moi. La résidence la plus marquante toutefois, c’est celle de Saint-Jean en 1992. C’est là que non seulement j’ai pu compléter La foudre et le sable grâce aux archives et à la bibliothèque, mais aussi que mon intérêt pour Rockwell Kent a débuté. J’ai vu la maison où il a vécu à Brigus ; j’étais tellement passionnée par ce personnage qu’Ann Hart, une amie responsable du Centre for Newfoundland Studies, m’a trouvé du matériel très intéressant. La bibliothèque possédait en outre une formidable collection des écrits de Kent. C’est ainsi que La foudre et le sable a été achevé à Terre-Neuve et que Le peintre du lac y est né. De plus, un petit groupe de jeunes écrivains très talentueux se rencontraient chez moi une fois par semaine (je les voyais aussi individuellement) et c’était très stimulant pour une femme qui, jusqu’à ce moment-là, avait passé son temps à s’occuper de jeunes enfants ou à écrire enfermée toute seule dans une pièce. Certains de ces écrivains, notamment Lisa Moore et Michael Winter, ont maintenant atteint une belle renommée.
Vous êtes Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres en France où votre première publication a obtenu un prix prestigieux et où vos romans sont toujours bien reçus. Comment expliquer ce succès dans l’Hexagone alors que vous restez encore peu connue des lecteurs québécois ? Dans cette même perspective, pourquoi d’après vous les lecteurs anglophones et francophones du Canada connaissent-ils si peu la littérature écrite dans l’autre langue officielle ?
J. U. : Il y avait là (et heureusement, ça tend à diminuer) une problématique liée au colonialisme. Jusqu’à tout récemment, mes livres étaient publiés en France puis exportés au Québec et dans les communautés francophones du Canada. Ce long processus faisait en sorte que les livres arrivaient tard sur le marché – quand ils y arrivaient tout court. Ce n’est qu’à partir du moment où j’ai commencé à publier aux Éditions des deux terres en France que quelqu’un a pensé à vendre les droits à un éditeur québécois, et j’ai maintenant un éditeur formidable (Fides) qui ne ménage pas ses efforts pour me faire connaître des lecteurs francophones.
Pour des raisons qu’eux seuls connaissent, les éditeurs canadiens-anglais publient fort peu de traductions d’œuvres d’écrivains du Québec ou d’autres régions francophones au pays. Peut-être est-ce dû au fait qu’un très grand nombre d’éditeurs canadiens-anglais sont des filiales de géants américains ? D’une façon ou d’une autre, c’est une grande perte pour tout le monde.
Ce qui est aussi le cas en ce qui concerne le refus des éditeurs français, en dépit du fonds du gouvernement fédéral, d’engager des traducteurs québécois ou francophones du Canada pour traduire le nombre de plus en plus important de livres écrits par des Canadiens anglais. Depuis une vingtaine d’années, la plupart de mes livres sont traduits par la même traductrice française, Anne Rabinovitch ; elle est devenue mon amie, et je ne pourrais ni ne voudrais en changer (même si j’avais ce pouvoir – selon mon expérience, le choix du traducteur appartient au seul éditeur). Mais de nouveaux livres d’auteurs canadiens-anglais sont sans cesse publiés en France, et je crois que notre ministère des Affaires étrangères devrait investir encore plus d’efforts pour que les éditeurs français engagent des traducteurs québécois et canadiens-français.
Vos personnages sont très souvent des immigrants, parmi lesquels certains, surtout des premiers arrivants, restent très attachés à leurs racines. Les Canadiens doivent-ils encore définir ce que c’est que d’être ou de devenir un Canadien ?
J. U. : Mis à part les Premières Nations, le Canada est en effet un pays d’immigrants. Je crois que notre « manque de définition » est une bonne chose parce qu’il permet justement ces multiples versions dont je parlais précédemment, qu’il nous permet de mieux nous adapter au changement et d’être moins enclins à imposer aux autres notre façon de voir les choses – ou ce qu’elles devraient être.
Les auteurs canadiens-anglais ont-ils eu de la difficulté à s’inscrire au sein de la littérature de langue anglaise, en particulier américaine et britannique ?
J. U. : Au début, oui, je crois que la littérature canadienne a eu du mal à être prise au sérieux tant par « Mère Angleterre » que par « Père États-Unis ». Il y a d’ailleurs un roman britannique écrit dans les années 1930 par l’humoriste P.G. Wodehouse dans lequel toute la trame comique tourne autour de l’idée suivante : existe-t-il quelque chose d’aussi absurde qu’un poète canadien ? Mais cela a changé. Des écrivains tels que Margaret Atwood ont réussi à se glisser entre les mailles et nous avons eu par la suite de meilleures chances qu’on s’intéresse à nous. De plus, il y a maintenant des écrivains venus de partout qui vivent et écrivent au Canada, ce qui enrichit et dynamise notre littérature. Une littérature à laquelle désormais le monde porte attention.
Œuvres de Jane Urquhart traduites en français :
Romans : Ciel changeant(Changing Heavens), trad. de Sophie Mayoux, Éditions Maurice Nadeau, 1993; La foudre et le sable (Away), trad. d’Anne Rabinovitch, Albin Michel, 1995 ; Le peintre du lac (The Underpainter), trad. d’Anne Rabinovitch, Albin Michel, 1998 ; Niagara(The Whirlpool), trad. d’Anne Rabinovitch, « Points », Seuil, 2005 ; Les amants de pierre (The Stone Carvers), trad. d’Anne Rabinovitch, Fides, 2005 ; Les rescapés du Styx (A map of glass), trad. d’Anne Rabinovitch, Fides, 2007.
Nouvelles : Verre de tempête (Storm Glass), trad. de Nicole Côté, L’instant même, 1997.
Poésie : Les petites fleurs de Madame de Montespan (The little flowers of Madame de Montespan), trad. de Nicole Côté, Triptyque, 2000.