José Acquelin : Le regardeur de troupeaux (entrevue)

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« […] il pleut du soleil et la calebasse du monde en est emplie un œil de verre le monde flotte dans le verre de l’univers. »
Tristan Tzara, L’homme approximatif

Exception parmi les exceptions, José Acquelin est l’auteur de recueils de poèmes aussi québécois qu’étrangers, aussi intimes qu’à l’écart du familier. Ses deux plus récents projets, L’inconscient du soleil et Mexiquatrains, perpétuent l’étonnement continu devant le moindre et l’immense.

Parfois, sous certains angles, on découvre qu’il a la tête en forme d’œil. Comme ces êtres cyclopéens d’Odilon Redon, sphères flottantes ou personnages hybrides dont le crâne est entièrement meublé par un globe oculaire démesuré, qui leur procure un regard simultanément sensible et monstrueux. Monstrueux, c’est-à-dire pointant vers un Autre à peine nommable, mais montrable du regard.

Un personnage qui habite les poèmes de José Acquelin se nomme d’ailleurs le « Regardien », mot-valise qui sied amplement à son auteur. Gardien du possible et de la faculté d’étonnement, celui-ci s’est bâti, depuis Tout va rien en 1987, une alvéole bien sienne au sein de la production contemporaine. Porté sur les jeux sonores et sémantiques, il s’y attarde non pas de façon creuse, mais soutenu par une sorte de dérision zen, commandée par une ascèse linguistique où se bricole une imprévisible présence. Réflexive et sagace, sa parole n’en est pas moins pré-rationnelle, puisqu’elle s’est autrefois allumée sous « la grande calvitie de la lune » et qu’elle demeure empreinte des émissions irrégulières de cet astre.

Attablé au midi dans un de ses cafés favoris de Montréal, José Acquelin se rappelle de la source nocturne dont certains de ses textes rendent compte : « Ça vient d’un souvenir d’enfance, du premier moment où j’ai eu l’impression d’avoir été simplement là, à regarder la lune, en face de laquelle j’ai découvert cette tendance à la contemplation ». Née du satellite occulte, sa vision courbe n’est pas mystique pour autant. Ironique, méticuleux, désespéré, il ne s’abandonne à l’inconnu qu’en tant que piéton, passager interloqué d’une planète dont il n’aura jamais vraiment fait le tour.

Valises vives

Né José Soulié de parents français venus vivre à Montréal, il retourne presque aussitôt en Europe avec eux, dans le sud de la France. Son père n’arrive cependant pas à se réhabituer à la vie en Aveyron, ce qui le pousse à revenir au Québec et, peu après, à divorcer. À sept ans, le jeune Soulié vient habiter ici avec son père, rompant la plupart des liens avec le reste de la famille.

Ces déracinements successifs contribueront, non sans de sérieux heurts identitaires, à préparer l’exil paradoxal auquel le poète s’adonnera pour s’ancrer dans la mobilité du monde. Un peu plus tard, dans la vingtaine, il ira tenter des études universitaires en France, mais il est vite rebuté par la mentalité froidement hiérarchique du système gaulois. C’est donc la posture du Québécois qu’il allait tenter d’approfondir pour la suite de son voyage humain.

Quant à l’écriture, elle est déjà une pratique courante, avant même que Soulié ne devienne Acquelin : un nom qu’il pige au cœur du prénom de sa mère pianiste, Jacqueline. Morte alors qu’il n’avait que cinq ans, elle perdit alors son JE, me raconte-t-il, ces deux lettres laissant jaillir l’Acquelin, tout en s’incorporant l’OS, s’amalgamant au « Je d’os » de JOSÉ Avec de tels réseaux, on ne s’étonnera pas de l’intérêt subséquent de José Acquelin pour le tarot, autour duquel il confectionnera un ouvrage en compagnie du peintre Robert Cadot, en 1991.

Par ses lectures, José Acquelin confirme le nomadisme qui imprègne ses gènes, allant chercher en Orient son approche du silence. « La poésie orientale me fascine depuis la jeune vingtaine, autant la poésie javanaise et chinoise que certains textes sacrés. C’est là que j’ai puisé la notion de vide comme espace intérieur, comme un silence que l’on aménage en soi pour recevoir le présent, pour contempler les choses et ensuite être en mesure de les retransmettre. »

La route a été tortueuse avant que José Acquelin ne se découvre des parentés avec les Paul-Marie Lapointe, Roland Giguère, François Charron et Jean-Marc Desgent. Tous ces détours expliquent peut-être, en plus d’un viscéral besoin de singularité, pourquoi José Acquelin demeure si marginal au sein des tendances majeures de notre poésie récente. « Ça m’a pris un certain temps avant d’en venir à la poésie québécoise, à l’apprécier vraiment, confie-t-il. Je l’ai découverte en même temps que la poésie orientale, que Pessoa, que Roberto Juarroz, que le Persan Omar Khayyâm. La poésie formaliste de l’époque me laissait interdit, alors que j’ai tout de suite adoré le Franco-Ontarien Patrice Desbiens, qui m’a donné confiance dans le fait de pouvoir écrire de la poésie, même si je demeure loin de lui au plan stylistique. Parce que chez Desbiens, il y a un sens du concret et du quotidien tout à fait zen, mais zen d’Amérique du Nord. »

« Le rien que je suis je le suis bien »

C’est Pierre Vallières qui, vers 1985, l’encourage à publier ses textes et le présente au directeur de l’Hexagone, Alain Horic. Deux mois plus tard, un manuscrit est refondu qui deviendra Tout va rien (récemment réédité accompagné du Piéton immobile, recueil de 1990). On y perçoit déjà une tendance au discontinu, chaque poème pouvant être lu comme un réseau d’aphorismes à la syntaxe incertaine : « [L]a mort fait du surf sur les rides de moins en moins vagues / on dit qu’on transpire des yeux pour cacher qu’on chiale / on s’allume une autre cigarette en solitaire maudit / une autre prise de vue en plongée sur le smog usuel ».

Entre 29 et 31 ans, José Acquelin s’est tranquillement départi de sa peau d’adolescent timide, incertain d’avoir accès au dire. C’est alors qu’il découvre que l’écriture sera, comme il le dit souvent, sa principale ligne de vie. Avec son troisième et dernier livre à l’Hexagone, Chien d’azur, ses poèmes acquièrent une dimension davantage humaine et vulnérable, sans quitter cette motion de derviche tourneur où chaque phrase révèle une nouvelle facette de l’inépuisable néant subjectif. « C’est un peu un livre de transition, affirme l’auteur. Il a le côté chien, prêt à mordre pour se défendre, où les mots deviennent des canines, et en même temps le côté azur, l’attirance vers le haut, le regard en haut, ce qui m’a amené vers L’oiseau respirable ensuite. »

Le chien comme l’oiseau font partie d’un outillage symbolique en pleine expansion chez José Acquelin, toujours féru de koans*, de paradoxes ou d’énigmes. Par delà la prégnance du vide, la révolte et l’amour trouvent leur chemin dans des textes qui constituent de véritables exercices de dépouillement. « Ce qui compte pour moi c’est d’abord ce plaisir ou cette illusion d’avoir dit quelque chose qui fait du bien, ou qui posera des questions, qui renversera les positions habituelles du quotidien. » Thérapeutique et philosophique, L’oiseau respirable rappelle directement cette « cage d’os » qu’évoquait Hector de Saint-Denys-Garneau dans un célèbre poème, mais sans la culpabilité. Lourde de sens mais légère de présupposés, la poésie de José Acquelin tamise la souffrance avec un tact qui évite le cliché du poète-martyr.

Dans son deuxième recueil aux Herbes rouges, Là où finit la terre1, en 1999, on a le bonheur de découvrir un habile auteur de poèmes en prose. La première section du recueil est en effet composée de courts portraits, instantanés de gens connus ou non par l’auteur, qui s’y dévoile avec apparemment moins de distance. Écrit en Gaspésie puis au Vermont, Là où finit la terre marque un tournant dans une œuvre déjà fort cohérente, parachevant une expérience de la temporalité bien exprimée par « Le maître de rien » : « C’est ainsi qu’il se dit être mort quelques milliers de fois, que déjà ça ne comptait plus. Pourquoi le cercle écrit zéro quand on le dessine ? Il se mit à rire quand il crut comprendre que le truc, c’était d’arrêter de mourir, donc de renaître ».

Sorties de soi par le 4

Quatre années ont défilé avant que le poète ne publie un autre recueil. Quatre années remplies par diverses performances oratoires et par son implication dans l’Union des écrivains, dans des comités de lecture, etc. Plus intéressé par autrui qu’autrefois, José Acquelin se méfie du narcissisme qui tend à accompagner l’écriture. « Je ne suis pas très préoccupé par la réception critique. C’est d’abord le plaisir d’être au monde et d’écrire des poèmes et, de plus en plus, d’en lire publiquement. J’aime la poésie, j’aime les poètes, j’aime sentir une fraternité. »

À la source de ses deux plus récents projets de livre, il y a un passage mexicain rendu possible par le programme de résidence du Conseil des arts et des lettres du Québec. Seconde lune pour le poète, le territoire mexicain aura une résonance initiatique. « Affectivement j’étais chambranlant. Le Mexique a changé ma vie, c’est tombé à point. Ce fut l’occasion d’un éveil à l’inconnu, à la mort, à l’éternel passage du temps. De toute façon, vivre c’est perdre son temps. » Même si Mexiquatrains paraît plus tard, son écriture précède celle de L’inconscient du soleil paru au début de 2003, où l’on retrouve un mélange de proses et des séries de quatrains, motif aussi très utilisé dans L’oiseau respirable.

En fait, le chiffre quatre a fini par devenir un repère autant qu’un filtre. « C’est un mélange de mythologie personnelle et de tradition poétique, m’explique-t-il. N’importe où dans le monde on retrouve des quatrains, que ce soit en Orient, aux États-Unis ou dans le monde hispanophone. On s’en sert universellement pour exprimer quelque chose de façon très concise, pour saisir en quatre lignes un instant. Là où ça devient plus personnel, c’est dans le fait que je suis né un 4 du 4 (avril). Quand je suis allé au Mexique, j’avais 44 ans et j’ai été là pendant quatre mois. Donc le quatre s’est imposé comme une structure qui allait de soi, avec non plus des quatrains isolables mais davantage des suites de quatrains. Assez souvent, les poèmes arrivent en quatrains, ou j’essaie spontanément de diviser le texte de cette façon. »

Cette mise en forme s’accompagne d’autre part d’une pratique intensive du collage, autant visuel qu’avec des vers ou des strophes. À partir de ses cahiers de création, l’auteur déplace et permute des quatrains, concasse et cimente les fragments de vie déposés dans les replis. Une pratique où l’inconscient et le hasard contrebalancent la circonspection dont il fait preuve. « Malgré tout, poursuit-il, je n’ai pas vraiment de méthode, je crois encore beaucoup à l’inspiration. Je suis un néo-romantique en quelque sorte. Être inspiré, ça signifie qu’on est respiré par quelque chose, une conversation, un dialogue, une rencontre, une amitié, un amour, par quelque chose de sensoriel. La plus grosse part du poème vient du hasard de la vie et des conversations. Il y a toujours ce travail de maturation, de repos, de sélection, mais tout ça n’est pas vraiment un travail, c’est un plaisir. »

Dans cette optique, on comprend que l’assemblage des différents poèmes dans la trame du recueil soit bien plus qu’un dépôt dans un réceptacle, mais bien une écriture de second degré, une surimpression. « Parfois, on accumule un certain nombre de poèmes avant de sentir une chose particulière, que j’appelle le cœur battant du recueil, le noyau autour duquel graviteront tous les textes. C’est à partir de là que le travail de structure devient plus fort. Malgré tout, j’avoue que, sauf pour Mexiquatrains, je ne crois pas faire des recueils unifiés, parcourus par une seule et même forme. Je n’ai pas tellement le sens du concept, seulement de l’arrangement. »

Appartenant à la lignée de l’irrationnel rigoureux, à l’exemple des voyageurs Henri Michaux, W. S. Burroughs et Joël Pourbaix, José Acquelin semble maintenant tenir la recette de son cocktail personnel pour une mise en réseau des mondes, qu’ils soient terrestres, célestes ou improbables. Dans son visage aquilin, qui emprunte parfois des mimiques d’Arlequin, on peut lire les déchirements harmonieux dont naissent les « acquelinades », sentences poétiques qu’on ne peut lire sans bouleverser un peu la disposition de nos engrenages. Quelque part dans cet entretien, notre interlocuteur affirmait aussi la chose suivante, une définition de son travail qui incite à freiner un instant le cours de la parole : « Le monde te regarde dans le poème, il nous traverse pendant que nous le traversons ».

 


1. Signification du mot micmac Gaspé.

José Acquelin a publié :
Tout va rien, l’Hexagone, 1987 ; Le piéton immobile, l’Hexagone, 1990 ; Tarokado, en collaboration avec Robert Cadot, De Mortagne, 1991 ; Chien d’azur, l’Hexagone, 1992 ; L’oiseau respirable, Les Herbes rouges, 1995 ; L’orange vide (Pelures d’un journal), Les Intouchables, 1998 ; Là où finit la terre, Les Herbes rouges, 1999 ; L’inconscient du soleil, Les Herbes rouges, 2003.
À paraître :
Mexiquatrains.