La tentation surgit, dès le premier contact avec un auteur, de le loger dans une typologie personnelle. Si le roman est noir, le nom de l’auteur, sur la foi du seul livre lu, évoquera désormais un univers étouffant. Si le livre a fait rire, le reste de l’œuvre, de confiance, suscitera le sourire. Tant pis si Frédéric Dard ne se résume pas à San Antonio, si Camus juxtapose théâtre et philosophie, si le Pascal des Pensées se double d’un redoutable pamphlétaire.
Sans la vigilance d’Alain Lessard, j’aurais commis l’erreur de ne voir en Jean-Philippe Arrou-Vignod qu’un conteur immensément drôle tourné vers les adolescents. Je ne lui aurais attribué comme réussite que L’omelette au sucre ou Le camembert volant. Le verdict aurait été flatteur, mais quelle injustice à l’égard d’un auteur qui multiplie depuis vingt ans les preuves d’une magnifique polyvalence. Honte sur moi !
De l’aval à l’amont
J’ai lu Jean-Philippe Arrou-Vignod en commençant par la fin. Le camembert volant1 lance le jeune lecteur sur les traces d’une turbulente tribu de six frères. On y complote, on s’y affronte, on y contourne les interdits parentaux. Cela se produit dans toutes les familles, à quelques nuances près cependant. D’une part, à six frères, les combinaisons explosives sont plus nombreuses et tordues que dans les familles sans envergure qui ne comptent qu’un garçon et une fille ou la moitié du tandem. D’autre part, les six frères qui s’agitent ici s’appellent tous Jean. La spécificité viendra de l’ordre d’arrivée de chaque Jean dans la famille et dans l’alphabet : Jean-A., Jean-B., Jean-C. Du coup, le lecteur apprend l’existence, en marge de la tribu, de volontés organisatrices difficiles à déjouer : une mère « très organisée » et un père qui impose (?) en toutes choses ordre et discipline. Quand s’ajoute un grand-père solidaire de ses petits-fils et aussi effervescent qu’eux, les péripéties peuvent s’enchaîner. Plus effacée, Mamie Jeannette tentera vainement de contrer par de sains principes éducatifs la connivence entre Papie et la jeune tribu.
L’humour, l’imagination, l’écriture de Jean-Philippe Arrou-Vignod font le reste. « Ce qui est bien, les jours de déménagement, raconte Jean-B., c’est que personne ne songe à vérifier si on s’est bien lavé les dents. » Ce qui dérange un peu, toutefois, c’est de constater en cours de route qu’il manque un des six frères. On le cherchera, mais le père fulmine : il ne pourra pas maintenir la vitesse moyenne qu’il avait prévue ! Et la vie bat, quotidienne et imprévisible, oscillant entre les prévisions adultes et les réalités fraternelles. L’omelette au sucre2, que je découvre après l’étonnant camembert, comprend les mêmes ingrédients, à ceci près que le sixième Jean n’est pas arrivé. Fantaisie soutenue, dialogues vertigineux et bellement plausibles, enfance facétieuse. L’auteur, en entrevue, passe aisément aux aveux : « Oui, nous étions six frères et nous portions tous le prénom de Jean. Dans la rue, la famille attirait l’attention : nous étions les Dalton ».
Enquêtes en tous genres
À remonter le cours de cette production destinée aux jeunes, il était inévitable que surgissent les énigmes, les curiosités, les enquêtes. Jean-Philippe Arrou-Vignod renouvelle le style et les décors. L’amitié se substitue à la vie familiale et le mystère prend le pas sur l’humour. La polyvalence pointe. Au moins huit titres se logent dans ce créneau (et mes lectures n’en épuisent pas la richesse), mais on aurait tort de les croire tous de la même farine. Au moins six confient la direction des enquêtes à un classique trio d’inséparables auquel s’ajoute à l’occasion un vétéran de l’enseignement au savoir encyclopédique3. Mais attention : contrairement aux coutumes lorsqu’une équipe de jeunes enquêteurs colonise plusieurs scénarios, Arrou-Vignod modifie sans cesse l’attribution des fonctions. Certes, le génial (autoproclamé) Pierre-Paul Louis de Culbert, alias P.P. Cul-Vert, cherche les réflecteurs, mais ce n’est pas toujours lui qui assume la narration. Mathilde, qui refuse les stéréotypes féminins, prend à son tour l’initiative du récit. Quant à Rémi Pharamon, il obtient aussi sa part de premiers rôles, même si tous ne conduisent pas à la gloire. Ce constant renouvellement des perspectives, en plus d’attiser l’intérêt, révèle le souci pédagogique : l’enfant qui s’identifie à un personnage est incité par lui à explorer plus d’un rôle.
Au moins deux autres titres proposent également des enquêtes, mais remplacent les acteurs4. Dans un cas, les fantômes déroutent et inquiètent, mais Sébastien se découvre, grâce à Camille, un certain courage. Le mystérieux collège disparaîtra, mais pas l’image de Camille. Avec Agence Pertinax, nouveau bond en avant. Certes, Matt aura besoin de l’aide d’un véritable enquêteur pour soustraire une vieille dame à de menaçants appels téléphoniques, mais il est assez déluré pour manifester un début d’autonomie et s’attacher à la belle Schéhérazade.
L’écrivain touche ainsi de multiples claviers. Soucieux tout à l’heure de confier des rôles variables aux membres de son jeune trio d’enquêteurs, il passe maintenant à des héros qui préfèrent l’univers du rêve à celui du jeu. À eux les premiers frissons du cœur.
Avant et plus tard
De cette aptitude à construire le récit selon le cœur et l’âge du jeune client, témoigneront trois autres récits choisis presque au hasard. Destiné à des bambins de sept ans à peine, L’invité des CE25 persuade les enfants qu’il n’y a pas d’âge pour inventer des histoires. Ils peuvent, d’ici à la prochaine rencontre, insérer leur délire dans le récit mis en chantier par l’écrivain. Ils ne s’étonneront pas si le vélomoteur de cet adulte si peu adulte s’envole ensuite comme un oiseau. Le petit livre se referme sur ce miracle si naturel. Un autre s’ouvre et, j’allais dire d’un coup d’aile, Jean-Philippe Arrou-Vignod se hisse jusqu’à l’enfant de 10 ans qui a redouté de fêter son anniversaire dans la plus désespérante solitude6. Une fois encore, le ton change. L’auteur retrouve son humour pour taquiner celui qui a atteint l’âge de la taquinerie, le contact, de nouveau, s’établit en parfait respect des nouveaux interlocuteurs. Le pédagogue, aussi discret que pénétrant, n’en rate pas une.
Les mêmes dons se déploient dans Léo des villes, Léo des champs7. « Depuis que je suis entré au collège, déplore l’enfant, je redouble 1,22 m. » Les copains grandissent, lui plafonne. La solution définie par des parents embêtés ? Le grand air et donc un séjour à la campagne chez Mamie. La proposition n’est ni négociable ni alléchante, mais que faire quand on mesure 1,22 m ? Le séjour produira des effets inattendus : on y fête l’anniversaire, les copains rendent visite, un chien s’offre comme complice, les succès au jeu d’échecs rachètent les insuccès en français. « Léo, explique l’auteur, s’éloigne d’une personne qui ne lui pardonnait rien. » Comme par hasard, la toise indique un sursaut inattendu : 1,32 m. Rien de lourd ou de moralisant, une vie réamorcée par la tendresse, ce qu’il faut de confiance et de magie pour que redémarre la croissance. Seuls sont autorisés à pénétrer dans ce temps hors du temps les adultes qui perçoivent les inquiétudes muettes. Arrou-Vignod se souvient qu’un enfant lui a dit : « Léo, c’est moi ».
On le voit, le registre s’ouvre largement : humour, mystère, inquiétude sont dosés selon l’âge, les humeurs et sans doute la couleur du ciel. Et la langue est à la hauteur. « Quand on écrit pour les jeunes, confie Jean-Philippe Arrou-Vignod, on doit offrir une langue correcte, toujours être un cran au-dessus d’eux. Sinon, c’est du racolage. »
Une question délicate qu’inspirent L’omelette au sucre et Le camembert volant : pourquoi le père (parfois aussi la mère si organisée) distribue-t-il les taloches aussi généreusement ? L’auteur s’étonne quelque peu, mais ne triche pas. « Notre père était un militaire et nous étions six garçons normalement turbulents. Quand la mesure était comble, le père prenait les moyens nécessaires. Résultat rapide. » Sommes-nous devant la rectitude politique qui sévit de ce côté-ci de l’Atlantique ou devant une culture qui ne consulte pas la Cour suprême avant d’administrer une gifle ? Je ne sais. Quelle serait la réaction d’un public québécois si un récit plein d’un humour racé et constant était traversé par de telles impatiences paternelles ? Je répète que je ne sais pas et nous nous regardons sans conclure. « J’ai eu une enfance heureuse, précise l’auteur, et je n’ai pas été un enfant battu. » L’auteur indique ce qui est peut-être une piste : « Je me raconte à moi des histoires qui proviennent de mon enfance et de mes lectures d’enfants. Le temps de mes histoires, c’est celui de mon enfance ».
Mais aussi les adultes
Mon pagayage vers l’amont me conduit au-delà de cette production abondante et diversifiée à l’intention des jeunes. Je découvre non seulement que Jean-Philippe Arrou-Vignod écrit aussi et magnifiquement pour les adultes, mais qu’il avait commencé à le faire cinq ans avant de s’aventurer dans la littérature jeunesse. Sept romans déjà. Dès 1984, Le rideau sur la nuit lui vaut le Prix du Premier roman. Étonnant parcours, par conséquent, que celui-là : Arrou-Vignod est, en effet, en étale possession de ses moyens littéraires quand il s’avise de raconter des histoires aux jeunes. On a même le sentiment qu’une activité nourrit l’autre. Quand il écrit Le conseil d’indiscipline8, l’auteur, comme son héros, flirte avec la quarantaine et baigne, comme lui encore, dans le monde de l’enseignement. Entre profs, les rapports humains semblent voués à la routine, les surprises sont depuis belle lurette devenues improbables, les rôles de don Juan et de femme fatale ont été attribués à jamais… Et pourtant, Philippe Beaujeu, le bien nommé, se surprend – et surprend la confrérie – à quitter ses ornières. S’il le pouvait, peut-être même prolongerait-il cette « indiscipline » d’une nuit. Seul un familier du cénacle des profs pouvait investir tant de vraisemblance et de mordant dans une audace (peut-être) sans lendemain. Roman à l’ironie « inoxydable ».
L’Homme du cinquième jour9, pour lequel je nourris une affection particulière, rompt avec tout ce qui a été évoqué jusqu’à maintenant. Seules les dates démontrent que l’auteur mène de front ses chantiers de littérature jeunesse, d’enseignement, de conseiller en littérature jeunesse chez Gallimard, de romancier pour adultes… Ce roman a pourtant exigé une recherche considérable, car on ne se lance pas les mains et la tête vides sur les traces de l’Homme sauvage. L’histoire est mise à contribution, l’anthropologie aussi, peuples et pays ne se laissent apprivoiser qu’avec parcimonie, mais l’écrivain professe l’admirable entêtement de ses personnages : il nous conduira coûte que coûte jusqu’au lieu hors du temps où l’on apprend à lire autrement le récit de la Genèse. Roman magnifique. La langue est somptueuse. Ce qui était fluidité et correction en littérature jeunesse se drape ici dans la majesté et l’efficacité hypnotique des grandes incantations. Les précisions guident sans pontifier. Les personnages prennent, chacun à son heure et à sa manière, des dimensions épiques. Le thème était porteur de promesses, il a pris grâce à Arrou-Vignod un souffle proche de l’épopée.
Indice que ce merveilleux touche-à-tout se réserve de tenter encore d’autres explorations, l’Histoire de l’homme que sa femme vient de quitter10 brouille les pistes. En apparence, il raconte l’auteur en panne d’inspiration, mais qui le croira ?
Arrou-Vignod ? Un appel à l’audace et au respect de chaque âge. Une écriture qui se nourrit d’humanité. Une permanence de la beauté et de la langue qui apparente toutes les générations. Merci.
1. Jean-Philippe Arrou-Vignod, Le camembert volant, Gallimard Jeunesse, Paris, 2003, 164 p. ; 11,50 $.
2. Jean-Philippe Arrou-Vignod, L’omelette au sucre, Gallimard Jeunesse, Paris, 1999, 139 p. ; 11,50 $.
3. Jean-Philippe Arrou-Vignod, Le professeur a disparu, Gallimard Jeunesse, Paris, 1997, 127 p., 9,95 $ ; Enquête au collège, 2002, 153 p., 11,50 $ ; P.P. Cul-Vert Détective privé, 1997, 125 p., 11,50 $ ; Sur la piste de la salamandre, 1997, 157 p., 11,50 $ ; P.P. et le mystère du Loch Ness, 1998, 142 p., 9,95 $ ; Le club des inventeurs, 2000, 93 p., 11,50 $.
4. Jean-Philippe Arrou-Vignod, Le collège fantôme, Gallimard Jeunesse, Paris, 2003, 64 p., 5,95 $ ; Agence Pertinax, 1997, 139 p., 11,50 $.
5. Jean-Philippe Arron-Vignod, L’invité des CE2, Gallimard Jeunesse, Paris, 2002, 48 p. ; 7,95 $.
6. Jean-Philippe Arrou-Vignod, Bon anniversaire !, Gallimard Jeunesse, Paris, 2002, 103 p. ; 3,95 $.
7. Jean-Philippe Arrou-Vignod, Léo des villes, Léo des champs, Éditions Thierry Magnier, Paris, 1998, 123 p. ; 9,75 $.
8. Jean-Philippe Arrou-Vignod, Le conseil d’indiscipline, Gallimard, Paris, 1995, 237 p. ; 12,95 $.
9. Jean-Philippe Arrou-Vignod, L’Homme du cinquième jour, Gallimard, Paris, 1997, 426 p. ;17,85 $.
10. Jean-Philippe Arrou-Vignod, Histoire de l’homme que sa femme vient de quitter, Gallimard, Paris, 1999, 122 p. ; 22,50 $.