Ça arrive parfois avec certains livres qu’on aime bien, ceux de Belletto, par exemple : leur lecture sème plein de petites choses intrigantes dans tous les coins de la tête.
Belletto écrit des nouvelles, des sonnets (hé oui !) aux accents pataphysiques, des romans tragico-burlesques qui font froid dans le dos et toutes sortes d’autres textes plus rebelles à l’étiquetage. Quelques-uns sont connus, comme L’enfer ou Sur la terre comme au ciel (au cinéma, Péril en la demeure) ; d’autres restent plus secrets, comme Film noir ou Loin de Lyon. Très différents les uns des autres, un même fil conducteur les relie entre eux pourtant. « Voilà qui prouve que j’existe, quand même », m’a-t-il dit. Quand même ?
Disons que l’envie de raconter des histoires d’aventures, des fictions un peu violentes, je crois que je l’avais depuis tout le temps. J’ai beaucoup aimé le cinéma très tôt, les westerns, les films policiers, les films d’aventures ; j’avais ça dans un coin de la tête. Et je crois que ça a été rendu possible en partie par – je suis de Lyon – le déménagement de Lyon à Paris. Quelque chose s’est débloqué quand je me suis éloigné de la ville d’origine, de la ville maternelle. Au fond, même si j’ai horreur de ça, je suis bien obligé de constater qu’il y a une explication psychanalytique à ce passage du… formalisme de mes premiers livres, comme vous l’appelez, à la fiction policière. Quand j’étais à Lyon, j’étais complètement fermé, un peu noyé dans les phrases et dans les mots. La distance m’a permis de passer à un peu plus de réalité. Ceci dit avec réserve puisque je crois que l’histoire policière est aussi une façon de se cacher, de dire « attention, ce n’est quand même pas de moi qu’il s’agit, il ne m’est jamais arrivé des choses comme ça ». De toute façon, le genre policier n’est rien d’autre qu’une commodité de la conversation ; il n’est pas défendable littérairement parlant. Être plongé dans un mystère qu’on ne comprend pas, et essayer de comprendre, on peut appeler ça policier… mais c’est notre situation à tous.
C’est un peu moins pire qu’un photographe, remarquez.
Je savais qu’après Film noir je devais repartir dans une autre direction, mais je ne voyais pas trop quoi faire. J’avais envie d’une histoire plus suivie. J’ai alors eu l’idée d’écrire un scénario, qui est devenu le premier des trois romans qui se passent à Lyon, Le revenant. La peur que ce soit trop court – je crois que c’est une peur commune à beaucoup de gens qui écrivent – explique la longueur de la première partie avant que l’action ne démarre. Ensuite, l’action se précipite à cause de cette espèce d’intrigue que j’y ai fourrée. C’était la première fois de ma vie que j’écrivais une histoire avec un début, un milieu et une fin. Je ressentais aussi le besoin de me raconter, de parler des gens de ma famille – en travestissant beaucoup. La première partie du Revenant est quand même faite à partir de mon enfance, de la vie urbaine dans un quartier populaire de Lyon. Et le besoin de se raconter, c’était le besoin de se montrer davantage que je ne l’avais fait jusque-là. Quand j’ai commencé à écrire le roman, j’avais du mal à écrire « Lyon », j’ai écrit « L » pendant 30 pages, ce qui est un peu minable. Il y a peut-être une petite déception dans la deuxième partie du livre, pour un lecteur qui avait pris plaisir à une certaine lenteur du récit. Ça m’amène à penser que le fait d’écrire un roman, une nouvelle, un poème, c’est comme un emprisonnement.
Je suis amené à parler un peu sérieusement de tout ça, un peu pompeusement
J’ai toujours ressenti ça comme une protection, comme un cocon. En même temps, où le cocon se referme, la protection devient pesante, on a besoin d’en sortir. C’est ce qui explique qu’à peine le livre terminé, on a envie d’en écrire un autre, c’est-à-dire de reconstruire une autre prison, une autre maison. Il y a un moment dans l’écriture d’un livre où on sent que c’est fini, même si le livre n’est pas complètement terminé. Ça se passe généralement 30 ou 40 pages avant la fin et à partir de ce moment-là, le livre ne m’intéresse plus. J’ai hâte de clouer les dernières portes, les dernières fenêtres de la maison, pour m’en échapper maintenant qu’elle a joué son rôle protecteur. C’est sans doute la raison pour laquelle je suis déçu par la toute fin des livres. Les choses sont un petit peu expédiées. J’ai essayé d’éviter ça dans L’enfer. Mais je peux y repérer à la page près l’endroit où ça a été fini pour moi. C’est troublant, mais pour tout vous dire il y a une espèce de correspondance entre un livre et ce que peut être une relation avec une femme. Et ce n’est pas là une vue de l’esprit.
Ne m’en veuillez pas, c’est un peu le magnéto qui fait ça
Je ne pourrais pas concevoir de garder un livre pour moi, de ne pas publier, même si le livre est peu lu – ce qui était le cas de mes premiers livres vu l’allure qu’ils avaient. Je me souviens qu’à l’époque je me considérais content quand je savais que l’éditeur l’avait fabriqué. Le besoin de sortir ça de soi, c’est important. Indépendamment du succès. Là, il faudrait trouver une autre image que celle de la maison. Le livre, c’est aussi ce qui pèse et dont on se débarrasse, et je crois que je ne m’en débarrasse bien qu’une fois que ça s’est concrétisé dans un objet qu’une autre personne peut s’approprier. Je ne comprends pas les gens – et ça existe – qui peuvent finir un livre et ne veulent ou ne peuvent pas le publier pour 36 raisons. Moi, je crèverais de malheur si une chose pareille m’arrivait.
Je veux dire par là que je ne me prends pas une seconde au sérieux
Je ne sais pas si le succès a changé quelque chose mais en tout cas quelque chose a changé depuis la parution de L’enfer. J’ai besoin d’avoir beaucoup de lecteurs, je serais déçu si un livre ne marchait pas. Et je pense que c’est en rapport avec ce désir de plus de réalité, un désir d’exister davantage. Je ne peux pas dire que Film noir m’ait donné beaucoup d’existence. Est-ce que L’enfer m’en a donné plus ? S’il y a des articles, une invitation à la télé – même si je n’y vais pas parce que ça me fait peur –, s’il y a une réponse de l’extérieur, j’ai l’impression que j’existe davantage. Cette réponse de l’extérieur m’inscrit dans la réalité, dans la vie sociale. Et j’ai de plus en plus besoin de ça. Vu mon âge, j’ai de moins en moins de mère, il faut bien que j’existe par moi-même et non plus seulement par un livre secret. Je dois sortir dans le monde. Je dis là des banalités mais le geste d’écrire est fondé sur une peur d’être dans la rue, à notre époque en tout cas. Le livre est une espèce d’objet qu’on délègue à sa place. Le succès, les lecteurs, le courrier, les propositions diverses, c’est agréable et important.
Mais bon y a un jeu à jouer, vous me posez des questions, alors je réponds comme je peux
Je me suis longtemps demandé pourquoi j’avais envie d’écrire. J’avais envie d’écrire à 10, 11 ans, alors qu’il n’y avait pas de livres dans ma famille. Je viens d’un milieu modeste, ma mère était illettrée. Mais mes parents avaient le désir de m’envoyer à l’école, ils tenaient à ce que je n’aie pas la même vie qu’eux. Au lycée, par la force des choses, j’ai été en contact avec la littérature. Je pense maintenant que déjà à cette époque, écrire était une façon d’échapper à l’univers familial qui était étouffant du point de vue matériel puisqu’on vivait dans deux pièces, et étouffant par ailleurs parce que ma mère est espagnole et disons-le très possessive, très emprisonnante. L’écriture était un domaine où ma mère ne pouvait pas pénétrer.
Ben ça c’est pas très intéressant pour les lecteurs…
Ce que je crains, c’est un jour d’être trop mal pour écrire. Les projets, je les ai toujours plus ou moins. Même si je n’avais pas de projet particulier, j’aurais simplement envie de raconter ma vie quotidienne, cet appartement que j’habite depuis onze ans, mes courses au supermarché… S’il m’arrivait d’être sans projet d’écriture, c’est que j’aurais moins besoin d’écrire, il y aurait une compensation par ailleurs ; c’est que je vivrais davantage…
Moi qui ai passé ma vie à ne pas trop aimer la psychologie dans les films…
C’est vrai que j’ai eu dans certains de mes derniers romans un goût pour les itinéraires très précis. C’est un goût que j’ai même en tant que lecteur. Un nom de rue, c’est formidable. De toute façon, le plaisir qu’on prend à écrire certaines choses se communique. C’est avec volupté que j’ai mis la géographie lyonnaise dans mes livres. Alors qu’en ce moment, je ne pourrais plus concevoir un roman qui se passe à Lyon ; j’aurais l’impression de me répéter. Trois romans sur Lyon, c’est bien ; je pensais n’en écrire qu’un, mais il faut croire que l’envie de parler de Lyon était très forte puisque ces trajets dans la ville m’ont quand même porté jusqu’à L’enfer.
Voilà que je suis en train de patauger dans les motivations
Le sens de l’exagération, c’est la peur d’adhérer complètement… C’est une façon de se dissimuler un petit peu, de dire que je n’y crois pas vraiment. J’ai envie qu’on croie à mes histoires mais en même temps je ne veux pas être bêtement réaliste. D’autre part, j’ai beaucoup entendu du côté espagnol, maternel de la famille, une façon de s’exprimer qui était très imagée comme ça, avec beaucoup de métaphores et d’exagérations, même à propos des choses graves de la vie. Un certain burlesque espagnol m’a sans doute contaminé. J’ai le goût de la rigolade destructrice qui est une manière de ne pas sombrer dans le pathos. J’ai toujours cherché à faire rire, obstinément, phrase à phrase, peu importe si par ailleurs ça se détache sur un fond terrifiant.
Mais enfin bon c’est comme ça aujourd’hui
Le livre que j’écris maintenant sera sans humour, sans comique. J’ai pas décidé de prendre le risque d’écrire autrement, ça s’impose comme ça. Le plus important pour moi dans ce livre, c’est de me débarrasser d’un certain nombre de choses qui m’étouffent. J’ai pas envie de faire le malin avec des phrases longues et des métaphores tordues. Ça se passe à Paris et ça va faire peur un petit peu ; c’est un suspense avec un point de départ fantastique, scientifique. J’ai l’impression cette fois d’écrire sans que ma mère me tienne la main. Il s’agit de trouver à l’extérieur une protection qui soit tellement énorme quantitativement qu’elle remplace la protection de l’intérieur qui est celle de la mère. Pour cette raison, la publication de ce livre est capitale pour moi, je voudrais qu’il se répande sur la planète et au-delà, il faut que ça marche, que tout le monde s’y retrouve.
René Belletto a publié, entre autres :
Le temps mort [épuisé], Marabout, 1974, Librio, 1994 et J’ai lu, 1996 ; Les traîtres mots ou Sept aventures de Thomas Nylkan, « Textes », Flammarion, 1976 ; Livre d’histoire, Hachette, 1978 ; Film noir, Hachette, 1980 et 1989 ; Le revenant, Hachette, 1981 et J’ai lu, 1992 ; Sur la terre comme au ciel, Hachette, 1982 et J’ai lu, 1991 ; Loin de Lyon, P.O.L., 1986 ; L’enfer, P.O.L., 1986, Seuil, 1987 et J’ai lu, 1992 ; La machine, P.O.L., 1990 et J’ai lu, 1991 ; Remarques, P.O.L., 1991 ; Le temps mort I, L’homme de main et autres nouvelles, Librio, 1994 ; La vie rêvée et autres nouvelles, Librio, 1994 ; Les grandes espérances de Charles Dickens, P.O.L., 1994 ; Régis Mille, l’éventreur, P.O.L., 1996.