Historienne, sociologue et écrivaine, professeur à l’Université du Québec à Montréal, Régine Robin a publié une quinzaine d’ouvrages dont plusieurs romans. Berlin chantiers est publié aux éditions Stock.
Nuit blanche : Pourquoi toi, une juive polonaise, t’es-tu intéressée à Berlin ?
Régine Robin : Ma famille s’est toujours intéressée à Berlin. Mon père avait fait de l’allemand au lycée ; il avait une grande culture allemande et un grand amour de la langue et de la littérature allemande ; pour lui, c’était LA langue, c’était Goethe, et il ne fallait pas y toucher. Je m’intéressais à l’Allemagne et à l’allemand bien avant de m’intéresser à Berlin. Après la guerre et durant mon adolescence, les juifs allemands me fascinaient. Je trouvais que mes parents, juifs polonais très pauvres, arrivant d’un shtetl misérable, étaient des ploucs. Les juifs allemands de mon imaginaire et ceux que j’avais rencontrés, étaient médecins, avocats. Ils étaient partis en exil en 1933, mais c’étaient des bourgeois, et je trouvais que le sort ne m’avait pas favorisée en me donnant une famille juive polonaise. Je m’imaginais juive allemande et trouvais cela bien mieux. En étudiant et en me réappropriant le yiddish, en travaillant sur sa culture, j’ai découvert que je partageais très spontanément la vision que la Haskala, (le mouvement des lumières juif) avait du yiddish. C’était ma langue maternelle, on la parlait à la maison, mais je trouvais que c’était du mauvais allemand, un jargon, comme l’avait appelé la Haskala. Il valait mieux apprendre l’allemand. Ça ne nous amène pas encore à Berlin, mais l’Allemagne ne m’était pas indifférente ; il y avait eu l’Holocauste, 51 personnes de ma famille avaient disparu. Il ne m’était pas possible de parler de l’Allemagne comme de n’importe quel autre pays. Il y avait de l’ambivalence dans mon discours, à la fois de la haine pour les bourreaux et cette zone sacrée de la langue et de la culture. Berlin est venu plus tard, je le raconte un peu dans le livre. À la fin des années 1960, j’y avais un ami et j’y suis allée régulièrement tous les ans pendant dix ans ; très progressivement Berlin a fait partie de ma vie.
Tu te définis aussi comme « un flâneur sociologique ». Comment, pour Berlin chantiers, as-tu « flâné » dans Berlin, comment s’est construit ce livre ?
R. R. : Il ne s’est pas construit comme un projet au départ. Je connaissais bien Berlin. Cela m’a été bizarre de revoir cette ville après la chute du Mur. Plus tard les choses se sont un peu normalisées, mais dans les années qui ont suivi sa chute, il y avait à Berlin une effervescence extraordinaire. C’était une ville nouvelle, avec des chantiers partout, en particulier, au milieu, la Potsdamer Platz, qui avait été ce grand terrain vague bombardé et qui tout d’un coup devenait un immense chantier. Il y avait longtemps que je me baladais dans Berlin. J’observais, je m’arrêtais dans les terrains vagues. Certains lieux me fascinaient. Je me souviens de terrains vagues qui n’étaient pas encore en chantier, de pieds de menthe accrochés à de vieux débris d’appartements à moitié bombardés et non reconstruits, de coquelicots au milieu des ruines. Je prenais des notes, mais sans but de livre, en tout cas de livre savant ou d’essai. J’avais des carnets, sur lesquels je consignais des aperçus ; j’avais pris l’habitude de noter mes itinéraires, ce que je faisais dans la journée… J’avais très vite accumulé de nombreux itinéraires. J’ai décidé alors de dessiner un plan de la ville et au crayon rouge de les noter. C’est beaucoup plus tard, après 1995-96, que je me suis dit que toute cette réflexion sur mon rapport au passé et mon rapport personnel à Berlin, pourrait faire un livre, et tout d’un coup quelque chose a commencé à prendre forme. J’ai commencé à me documenter sérieusement, à lire tout ce qui avait été écrit, sur la mémoire collective en Allemagne. Un jour, j’ai été invitée par un centre de recherches à Potsdam ; mes liens avec la ville sont devenus plus structurés, plus universitaires et le projet a pris corps. Cela s’est étendu sur quelques années. Je n’étais pas pressée, d’autres projets passaient avant. Puis j’ai été sollicitée par les éditions Stock. J’avais déjà rédigé énormément de chapitres et je me suis mise au travail.
Berlin a-t-il conservé des traces de la vie juive qui y a été une composante très importante de la vie culturelle ?
R. R. : Bien sûr, mais c’est un sujet très compliqué, parce qu’il y a vie juive et vie juive. Il n’y a plus beaucoup de traces réelles de la vie juive d’avant la guerre et d’avant 1933. Il y a le cimetière de Weissensee, la synagogue restaurée, d’autres cimetières. Il y a ça et là de vraies traces, mais la population a été décimée. Pourtant il y a une population juive importante à Berlin et une renaissance très marquée de la culture juive. Un certain nombre de juifs sont revenus en 1945, pour la plupart à l’Est, des militants communistes qui ne voulaient pas revivre dans l’Allemagne qu’ils estimaient être l’héritière du nazisme ; ils se sont établis dans l’autre Allemagne. Très progressivement la population juive a pris plus d’importance à l’Ouest, parce que les lois de réparation et d’autres leur ont facilité l’installation. L’apport massif de population juive à Berlin a commencé quelques années avant la chute du Mur et s’est accentué après. Il y avait eu d’abord l’arrivée d’émigrants russes (parmi lesquels il y avait aussi des non-juifs) qui avaient fui l’URSS avec le sentiment que renaissait l’antisémitisme et qu’ils n’y étaient plus en sécurité. Mais la vie juive d’avant 1933 est définitivement morte. Peut-être y aura-t-il une nouvelle culture juive allemande d’un autre type. On assiste par exemple, à un renouveau de la musique klezmer. C’est à partir de ces bribes, de cette méconnaissance de la culture juive que va se créer quelque chose d’inédit. Peu importe la définition qu’on donne à ce terme. De ce point de vue Berlin est un laboratoire, une espèce de chaudron très effervescent où quelque chose de nouveau est en train de naître.
Berlin, ville où tout se recompose, se superpose, où les rues changent de nom, les quartiers se transforment. Berlin ville « laboratoire ». Peux-tu nous en parler ?
R. R. : Il faudrait procéder par ordre. Tout se recompose, c’est un chantier. Le Mur est tombé très vite et les Berlinois ont quasiment voulu l’effacer. La première chose à laquelle on est confronté est sa disparition presque totale. Il y a un petit bout à l’Est, un petit bout au centre, il n’y a pas de vestiges. Qu’a-t-on mis à sa place ? Parfois de nouveaux quartiers, parfois des parcs. La structure de la ville est éventrée. Là où il y avait le Mur, on peut en suivre le contour, mais les chantiers sont partout. Pour qui a connu les deux villes séparées par le Mur, il y a des moments où l’ajustement par rapport à la mémoire est un peu difficile à faire. Un exemple type en est la Potsdamer Platz, ce grand terrain vague, mélancolique, ce non-lieu, où j’aimais tant flâner. Aujourd’hui c’est un petit Manhattan sans âme, une espèce de Luna Park qui ne préserve pas la mémoire du Berlin de la Potsdamer Platz des années 20. Il y a là quelque chose de définitivement effacé, si ce n’est cette belle cinémathèque qui est comme un hommage à l’ancienne place. Tout se recompose. Au moment de la réunification, la fameuse statue de Lénine a été déboulonnée, des changements de noms ont été imposés à tout ce qui était à l’Est. Ces changements avaient parfois un sens, parfois pas ; la rue Clara Zetkin est devenue la rue Dorothée ; tous ceux qui avaient été dans les brigades internationales et qui étaient morts en Espagne, avaient leur rue, on a changé ces noms. Berlin s’est recomposé et n’est plus exactement la même ville, et quand on y flâne, quand on regarde attentivement les murs, et qu’on aperçoit une tache plus claire on se dit : « Tiens, là on a enlevé une plaque, le nom de la rue a changé ». Des traces existent mais elles sont ténues. Mon livre est une balade mélancolique dans un passé qui habite encore des espaces mais qu’il faut vraiment aller chercher.
L’histoire se répète-t-elle dans Berlin, avec les mêmes phénomènes que dans la République de Weimar, l’ex-RDA où l’on a essayé d’effacer l’histoire, tous les signes de l’histoire de la vie juive ?
R. R. : C’est évident. Ne serait-ce que par le démantèlement des statues, le changement des noms de rues, ce palais de la République dont on ne sait pas quoi faire et qui est en train de pourrir alors qu’en principe on doit le reconstruire. Ce n’est pas que l’histoire se répète, ce n’est pas du même ordre. Ce qui est du même ordre, c’est l’effacement, chaque fois on est confronté à une volonté d’effacement. On ne voulait plus entendre parler du nazisme, c’était gênant, mais on a été obligé d’en reparler : ça a donné le miracle économique. On n’a plus voulu entendre parler de la RDA absorbée dans l’ancienne RFA pour donner l’Allemagne, mais il y a des retours du refoulé : le PDS, le parti qui regroupe d’anciens communistes contestataires, obtient 40 pour cent des voix dans certains quartiers de Berlin-Est. On n’efface pas 40 ans d’histoire, on ne peut pas effacer le troisième Reich, et pourtant chaque fois on est confronté à cette volonté d’effacement.
Tu parles de la RDA, pays de l’antifascisme. Voulait-on ainsi mieux effacer la période nazie ? Tu dis que l’on se trompe peut-être sur le fascisme actuel dont on situe l’origine à l’Est.
R. R. : Je pense qu’on se trompe lorsqu’on croit que le fascisme vient de l’Est. Ce qui permet ce genre de discours, c’est le désespoir très grand dans lequel s’est trouvée une partie de la jeunesse élevée en Allemagne de l’Est, ce qu’elle n’avait pas forcément choisi. Elle appartenait à la RDA et, tout en étant très entravée – on sait les limites qu’imposait cet État au déplacement des populations et à leur liberté –, elle était socialement très protégée. Tout d’un coup, il n’y a plus eu de pays, l’ex-RDA est devenue une périphérie pauvre : le chômage est bien plus important à l’Est qu’à l’Ouest, les usines ont été complètement démantelées, les gens ont été chassés de leurs habitations, qui ont été récupérées par leurs anciens habitants. Le désespoir s’est emparé d’une partie de la jeunesse. Mais il ne faut pas généraliser non plus ; même si cette jeunesse a très souvent été canalisée vers l’extrême droite, cette forme de contestation sociale n’est pas forcément néo-nazie ; elle prend des allures de Skins, de violence, de marginalité dans le vêtement, dans la chevelure, dans la présentation de soi, dans la pensée. Tout ceci est très présent à l’Est, mais il y a aussi un mini-nazisme, un mini-fascisme très important à l’Ouest. Il faut faire attention à ne pas parler d’un retour du fascisme qui viendrait de l’Est, c’est trop facile comme explication.
La RDA était à la fois un pays impossible d’où les gens fichaient le camp, parce qu’ils n’y étaient pas contents et qu’ils voulaient aller ailleurs, et un pays qu’un fort pourcentage de la population cherchait à rénover. Par exemple, dans les rassemblements de Berlin du 4 novembre 1989, les gens ne disaient pas : « On veut être à l’Ouest », ils disaient : « On veut que la RDA veuille dire quelque chose ». Quand, après la réunification, l’on a tout diabolisé sans aucune nuance, en assimilant même la RDA au troisième Reich, on s’est donné bonne conscience ; faire cette assimilation avait des fonctions politiques et sociales qui me paraissent complètement frauduleuses et cela ne permettait pas de voir ce qui est en jeu aujourd’hui dans le rapport que l’Allemagne peut entretenir avec son passé ou ses passés.
Berlin chantiers est un livre sur l’histoire et comment celle-ci se concrétise dans une ville. Penses-tu que le juif allemand existe encore aujourd’hui ?
R. R. : Tout dépend de ce qu’on entend par juif allemand. C’est un terme intéressant sur lequel je joue beaucoup. Le juif allemand tel qu’on l’a connu avant 1933, très sincèrement, il n’existe plus. L’Allemand de confession mosaïque n’existe plus. Il en reste encore quelques individus, mais ils ont parfaitement conscience d’être dans de la provocation. Celui qui a le mieux parlé de cela, c’est Hans Meyer quand il a dit : « Je ne pourrai plus jamais être citoyen allemand comme je l’ai été », ça, c’est fini. Maintenant on peut être juif et vivre en Allemagne. Comment les auto-désignations se font-elles ? Juif en Allemagne n’est pas la même chose que juif allemand, ou Allemand juif. Allemand juif est impossible, mais juif allemand, qui a été très important, n’est plus. Encore que les juifs allemands sont tous ceux qui, enfants d’anciens juifs allemands, sont revenus en 1945 ; c’est une toute petite minorité. Je pense que ce sont des juifs en Allemagne qui deviendront peut-être à nouveau des juifs allemands, mais d’une tout autre façon ; il faudra un certain temps pour que cela donne autre chose.
J’ai eu parfois l’impression que la question de la Shoah recouvrait la question de la mémoire de la Shoah. Le but du livre est-il la mémoire de la vie juive à Berlin ?
R. R. : Je ne sais pas si la mémoire de la Shoah recouvre la Shoah, mon objectif n’était pas de faire une histoire de la Shoah en Allemagne ou à Berlin. J’ai bien été obligée de rappeler un certain nombres d’événements, comme la Nuit de cristal, les pogroms du 9 novembre 1938, la disparition, l’arrestation et l’envoi par Grünwald à Auschwitz, à Theresienstadt de beaucoup de juifs allemands ; mais mon livre est beaucoup plus un livre sur la mémoire que sur l’histoire. Il ne s’agit pas pour moi de rappeler ce qu’a été la Shoah et son caractère terrible pour les juifs de Berlin, ce n’est pas tant ça aujourd’hui qui est dans notre présent, mais plutôt la confrontation avec la ville de Berlin, des traces de cette vie, de ce qu’il en reste, de ce que je peux convoquer dans mon esprit par mes lectures, par mes balades, par ma connaissance, par la ville elle-même, par ce qu’elle montre ou ce qu’elle ne montre pas. C’est une confrontation avec des traces, ce n’est pas une histoire de la période.
Y-a-t-il un renouveau de la vie juive à Berlin ?
R. R. : Oui, absolument, mais ce renouveau a des manifestations un peu bizarres. Souvent, parce que les gens sont un peu paumés, ce renouveau est repris en main par des organismes communautaires ou de charité, religieux ou culturels déjà installés, dépendant très souvent de l’ambassade israélienne. Les gens viennent y apprendre l’allemand, les rudiments de la religion et s’y rencontrent entre eux. Il y a un renouveau de la musique klezmer, un théâtre juif, des restaurants plus ou moins kasher autour de la synagogue et dans d’autres quartiers. Il y a là toutes les marques d’un démarrage, mais un peu curieux. Je suis peut-être puriste, mais pas du tout religieuse, et la première fois que j’ai entendu la musique klemzer à Berlin, j’ai eu le sentiment que ce n’était pas tout à fait authentique, j’étais dans du quasi. Plus tard je suis allée écouter des récitals de poèmes yiddish, et j’ai eu le sentiment que ce n’était pas tout à fait du yiddish. Alors chaque fois je me disais que c’était curieux, comme s’il n’y avait pas de mémoire de ce qui avait eu lieu avant, mais une volonté de redémarrage dans du quasi, de l’artificiel, fait de bric et de broc. Néanmoins il faut y être très attentif, parce que c’est à partir de ce bric et broc sans tradition, que quelque chose redémarrera.
Peut-on parler de ce « mémorial » que l’on va bâtir à Berlin. Qu’en penses-tu ?
R. R. : C’est une question qui hante la vie publique allemande et berlinoise depuis plus de dix ans, il est difficile de passer à côté. On ne peut pas ouvrir un journal sans qu’il y ait un article, un rappel, un problème, une nouvelle polémique. Il faut rappeler que son emplacement est prévu tout près de la porte de Brandebourg, en bordure du Mur. Au départ, l’idée venait d’une association privée, plus tard elle a été plus ou moins prise en charge par l’État qui a décidé d’organiser un concours d’architecture : une histoire rocambolesque qui a duré plus de dix ans entre les pour et les contre le concours. J’en parle longuement dans mon livre. Le principe en a été finalement voté par le Parlement l’année dernière ou il y a deux ans ; cette fois c’est acquis, il va être construit avec des capitaux privés et publics, mais pour toutes sortes de raisons, il ne se construit pas. La dernière fois que j’y suis passée, en juillet dernier, ça s’arrangeait ; un panneau indiquait l’emplacement d’une première pierre et annonçait la construction pour bientôt. Sur ces entrefaites, Léa Roch, qui vient des médias et est à la tête de l’association qui est à l’origine du mémorial, a fait édifier mi-juillet, un énorme panneau à l’endroit où le mémorial doit être construit. On y lisait : « L’Holocauste n’a jamais eu lieu ». Là, à la porte de Brandebourg. En petit, sur la droite de ce panneau, on pouvait lire : « Passant, si tu vois ce panneau, si à la lecture de cette phrase, tu te sens indigné, si tu réagis, cela prouve que tu es désireux de faire édifier le mémorial. Envoie 5 marks à la fondation ». Tout ça partait d’une très bonne intention ; il fallait accélérer le mouvement de dons pour que cette construction puisse voir le jour, il fallait aussi un peu provoquer les gens, mais c’était complètement fou et ça a eu un effet désastreux. Il y a même eu un néo-nazi bien connu à Berlin qui s’est fait photographier devant ce poster avec une affiche disant : « Et les crimes de Wehrmacht non plus ». Il y a eu une pétition que j’ai même signée. Finalement, sous la pression publique, Léa Roch a fait retirer ce panneau. Le mémorial doit ouvrir en 2004, 2005. Il sera composé d’un champ de stèles qui rappellera le cimetière juif de Prague ; au bout de ce champ il y aura un centre de documentation sur l’Holocauste, sur la vie juive berlinoise avant la guerre. Il y aura aussi une chambre du souvenir, de la mémoire, qui sera un espace de méditation où il n’y aura rien, où les gens seront livrés à eux-mêmes pour réfléchir. Faut-il être pour ou contre, ce n’est pas très important, je suis plutôt pour, même si je connais tous les pièges de la commémoration, parce qu’à partir du moment où le débat a eu lieu, où le principe a été retenu, ça aurait à Berlin un effet extrêmement mortifère de revenir en arrière.
Comment les Allemands de Berlin vivent-ils leur passé par rapport aux juifs ? Y-a-t-il encore un sentiment de culpabilité ?
R. R. : C’est très difficile à détecter, à moins d’avoir des amis avec lesquels on puisse en parler. Il est évident que le sentiment de culpabilité est toujours là. J’en parle dans mon introduction, c’est quelque chose que j’ai éprouvé très souvent, je n’ai jamais un rapport normal avec mes amis allemands. Ils en font toujours trop ou trop peu. Trop quand ce ne sont pas véritablement des amis intimes, simplement des connaissances amicales : ils se mettent souvent en quatre, ils font des choses que même des amis ne feraient pas, et là tout d’un coup on se dit : « Oh ! il se passe quelque chose ». On sent très bien que cette culpabilité parle à travers eux et qu’ils n’en sont même pas conscients. Cette super gentillesse dès qu’ils savent que vous êtes juif a quelque chose d’un peu suspect. Puis il y a l’envers de la médaille ; nous, nous sommes injustes par trop de vigilance, en exigeant toujours d’eux une parfaite correction. Quand il leur arrive de dire un mot qui pourrait être mal interprété, là on se dit : « Ils ont du culot quand même, ils ne savent pas à qui ils parlent, ils ont oublié, ils exagèrent ». Alors que dans une conversation normale, ça passerait. Mais parce qu’ils sont Allemands on va épingler leurs propos. On est trop vigilants ou trop soupçonneux. Cela dit, je suis d’une autre génération, j’ai connu la guerre, je ne sais pas comment se comportent aujourd’hui les jeunes de vingt ans ayant à faire à des gens de ma génération ou un peu plus vieux. J’ai des amis à Berlin qui à l’école primaire chantaient le Horst Wessel Lied, parce qu’il y avait le portrait d’Hitler au mur. Il est difficile de leur dire quand ils ne sont plus jeunes : « Et ton père, il était où, dans la Wehrmacht ? » J’ai d’excellents amis allemands, je vais très souvent à Berlin et j’ai un grand plaisir à les voir, mais je reconnais que ce ne sont jamais des rapports naturels. Le passé pèse, et ce n’est pas une question d’une ou de deux générations ; ce passé-là va peser très très longtemps.
Pour conclure, que t’a apporté l’écriture de ce livre ?
R. R. : Énormément. J’ai l’impression d’avoir fait le deuil d’un ami. Mon rapport à Berlin s’est transformé. J’avais très peur d’y revenir. J’y suis retournée tout de suite pour exorciser cette peur. J’ai maintenant un rapport beaucoup plus simple à Berlin, je pourrais y vivre, y faire mes courses, comme je pourrais vivre à New York, comme je vis à Paris et à Montréal, alors qu’avant mes rapports avec cette ville étaient trop intenses, j’avais toujours des comptes à régler, des choses à y retrouver qui avaient toujours à voir avec le judaïsme. Maintenant, plus. Si je viens à Berlin, je m’y balade comme j’en ai l’habitude, mais ce sera davantage pour l’odeur des tilleuls, et non plus uniquement pour aller au musée juif. Ce livre m’a permis d’habiter la ville et plus simplement de la parcourir.
Régine Robin a publié, entre autres :
Essais : La société française en 1789, Semur-en-Auxois, Plon, 1970 ; Histoire et linguistique, Armand Colin, 1973 ; L’amour du yiddish, Écriture juive et sentiment de la langue (1830-1930), Du Sorbier, 1984 ; Le réalisme socialiste, Une esthétique impossible, Payot, 1986 ; Kafka, Les Dossiers Belfond, 1989 ; Le roman mémoriel, De l’histoire à l’écriture du hors-lieu, Du Préambule, 1989 ; La sociologie de la littérature (en collaboration avec Marc Angenot), CIADEST, cahier no 4, 1991 , nouvelle édition revue et corrigée, 1993 ; Le deuil de l’origine, Une langue en trop, la langue en moins, Presses universitaires de Vincennes, 1993 ; Discours et archive (en collaboration avec Jacques Guilhaumou et Denise Maldidier), Mardaga, 1994 ; Le naufrage du siècle, Berg International/XYZ, 1995 ; Le golem de l’écriture, De l’autofiction et cybersoi, XYZ, 1997 ; Berlin chantiers, Essai sur les passés fragiles ; Stock, 2001.
Œuvres de fiction : Le cheval blanc de Lénine ou l’Histoire autre, Complexes, 1979 ; La Québécoite, Québec Amérique, 1983 et Typo, 1993 ; L’immense fatigue des pierres, XYZ, 1996.