Jeune dramaturge originaire du Lac-Saint-Jean, Michel Marc Bouchard appartient, avec les René-Daniel Dubois et les Normand Chaurette, à cette génération d’auteurs québécois qui renouvelèrent, au début des années 80, les thèmes et les modes traditionnels d’écriture dramaturgique.
Ses pièces sont jouées et traduites en plusieurs langues et son théâtre accède aujourd’hui à une reconnaissance nationale et internationale. Accessible sans être facile, il se situe en marge de l’écriture plus conceptuelle ou expérimentale de certains de ses contemporains. Son originalité tient surtout dans la nouveauté du regard qu’il pose sur la société et sur ses acteurs, souvent marginalisés, en quête d’une identité qui se révèle multiforme, complexe, instable. Son écriture ne chemine pas en ligne droite, mais se tisse à même les sinuosités de la vie et autres méandres de la pensée. Ses drames renvoient ainsi moins à la réalité brute qu’aux jeux spéculaires qui se trament entre la réalité et l’imaginaire, l’allégorie, la parabole et le mythe se substituant au principe de raison et à la mise en spectacle de ses vérités immuables.
Nuit blanche a rencontré ce spéléologue de l’âme humaine qui, à 37 ans, amorce, nous dit-il, un virage de fond que devrait refléter sa prochaine pièce, Le voyage du couronnement : « Dans ce que j’écris présentement, il y a une nouvelle étape. J’essaie de redonner au drame une portée sociale, de questionner le comportement d’une société. Depuis L’histoire de l’oie en 1990 et Soirée Bénéfice pour ceux qui ne seront pas là en l’an 2000 en 1991, je n’ai pas écrit de drames, mais seulement des comédies. J’avais besoin de me réconcilier avec le plaisir de l’écriture, surtout après Soirée Bénéfice… qui fut un véritable cauchemar, parce que j’ai alors voulu assumer seul le rôle d’écrivain en oubliant que je faisais du théâtre ». Et voilà soulevée l’épineuse question du statut littéraire de la dramaturgie de même que celle de ses procédés d’écriture. Car à la différence des autres formes littéraires, la dramaturgie s’écrit avant pour être matérialisée dans l’espace ; son autonomie n’est donc pas absolue, mais relative à sa représentation scénique. Aussi l’auteur ne peut-il faire fi de cette nécessaire incarnation dans le temps et l’espace. Moins encore, c’est par la pratique et le jeu théâtral que Michel Marc Bouchard et la plupart des auteurs actuels sont venus à l’écriture dramatique. C’est très jeune, en écrivant des « partitions scéniques » où il fixait et précisait des canevas de jeux, que Michel Marc Bouchard est devenu écrivain. « Selon moi, au théâtre, l’action amène la parole. Mais si j’ai parfois besoin de vérifier, en atelier ou en lecture, la validité théâtrale et ludique de mes histoires, il n’en demeure pas moins que l’écriture dramatique est un genre à part entière. C’est un genre exigeant, qui a ses règles de construction et d’architecture, alors que certains le perçoivent comme un genre facile ou comme un exercice de style ». L’écriture dramatique exige en effet une capacité de densifier les situations et d’orchestrer des architectures symboliques et métaphoriques qui rendent déjà compte d’un contenu. Cet art de la métaphore – ce signe qui « accomplit le plus grand trajet dans l’espace du sens en le réorganisant1 » – constitue un des traits marquants de l’oeuvre de Michel Marc Bouchard.
Dénoncer symboliquement
Audacieuses, ses pièces abordent des thèmes difficiles tels l’inceste dans La poupée de Pélopia ou la violence faite aux enfants dans le merveilleux conte de L’histoire de l’oie, tout en évitant les lourdeurs d’un réalisme par trop cathartique. Elles offrent une vision poétique où les situations, évoquées au lieu d’être nommées, suggérées plutôt que démontrées, composent des univers allégoriques, peuplés de symboles : « Je pense, tout comme Genet, que le théâtre est un lieu de symboles et de codes, que les symboles touchent davantage parce qu’ils appartiennent au poétique et non à l’utilitaire. En passant par l’oie Teeka dans L’histoire de l’oie, ou par les poupées de Maître Daniel dans La poupée de Pélopia, j’essaie de contourner l’identification cathartique à un être humain de même que le didactisme. À mon sens, la suggestion symbolique aide à la démarche intellectuelle plutôt qu’à la démarche émotive ; et parce qu’elle n’est pas la simple reproduction d’une émotion, elle ouvre sur l’ailleurs, sur l’onirisme, le rêve, la poésie ». Ce mode allégorique de transposition se traduit avec une éloquence particulière dans L’histoire de l’oie qui, à la manière d’un conte pour tous, présente la relation d’amitié qu’entretient le jeune Maurice avec son oie apprivoisée, Teeka. Maurice, victime des sévices que lui infligent ses parents, va reproduire petit à petit cette même relation avec son oie ; ce conte illustre ainsi non seulement la douleur de l’enfant souhaitant à chaque orage que « Bulamutumumo » vienne frapper sa maison, mais il met également en relief la transmission des comportements. La violence, jamais illustrée de façon directe, est suggérée par les jeux imaginaires dans lesquels l’enfant s’évade ainsi que par les remarques qu’ils suscitent chez l’oie : « Pourquoi Bulamutumumo était-il si sévère pour le corps de Maurice ? Pourquoi son bras ne se réveillait-il pas ? ». Le choix de l’oie comme animal n’est pas dû au hasard quand on connaît tout le symbolisme dont il est chargé : « L’oie, dans la mythologie, forme une image riche et universelle qui véhicule plusieurs sens. Jouée en France comme au Mexique, la pièce n’a pas suscité les mêmes interprétations allégoriques, parce que l’oie est perçue différemment dans ces cultures ». La polyvalence référentielle du symbole crée une ouverture qui décuple les possibilités interprétatives du drame, ainsi que s’amuse à le relever le jeune Maurice : « Aujourd’hui, dans un livre, j’ai appris que l’oie blanche c’est le chiffre cinq dans l’ancienne Égypte. Un, Deux, Trois, Quatre et ‘oie’. J’ai ‘oie’ doigts dans chacune de mes mains. Dans un autre livre, j’ai appris que les anges ont copié leurs ailes sur les vôtres. […]. J’ai aussi appris, dans un autre livre, que tu es le symbole de ‘la fidélité’. »
En abordant ces réalités plutôt crues par l’intermédiaire d’images symboliques, Michel Marc Bouchard conserve aux événements et aux relations humaines leur part d’ambiguïté, un symbole représentant l’entrelacs complexe d’une réalité sans en fixer rationnellement le sens. Dans La poupée de Pélopia, Maître Daniel apparaît moins comme un père brutal et immoral que comme un être déphasé, qui confond la réalité avec l’univers imaginaire des poupées qu’il créé. De cette façon, l’auteur soumet une vision nuancée et troublante de la relation incestueuse, où s’entremêlent inadaptation, amour mal exprimé et silence de l’entourage. Aux jugements moraux et aux vérités réductrices, il oppose une perspective dans laquelle la suggestion, l’évocation laissent le champ libre à l’interprétation et à la réflexion du spectateur : « Je n’aime pas que le théâtre fournisse des réponses sécurisantes au spectateur. Et de façon générale, mes pièces n’offrent pas de réponses ; je laisse au public la responsabilité d’écrire le dernier acte, d’imaginer la fin. Par contre, il m’apparaît essentiel de soulever une question précise qui le met face à un débat philosophique ou moral – jamais utilitaire – où il doit réfléchir sur ce qu’il ferait ».
Scandaliser
L’art qui se consacre à ausculter l’envers du comportement humain, ses aspects troublants et parfois même déviants, risque fort de pénétrer des lieux sans balises, de s’approcher d’abîmes sans fond. Les oeuvres dramatiques de Michel Marc Bouchard plongent au coeur des eaux troubles de la nature humaine et elles laissent des traces. Mais n’est-ce pas là un des rôles fondamentaux du théâtre que de représenter l’espace psychique refoulé et de mettre en scène les êtres qui vivent en marge de la société ? Le théâtre permet d’investir les régions obscures de l’existence. Les pièces de Michel Marc Bouchard pourfendent les idées de normalité, de nature, de vérité, telles que les déterminent notre société et notre culture. Dans cet esprit, ses personnages se situent pratiquement tous en marge de la société bien pensante et sont souvent victimes d’un milieu sclérosé. Pourtant, ils n’ont souvent d’anormal que le fait d’être des rêveurs écorchés vifs : « Ces personnages sont des marginaux qui communiquent quelque chose ; ce ne sont pas des gens qui crient ‘vive l’anarchie !’. En fait, ces êtres hors norme poussent les autres à devenir eux-mêmes au lieu de suivre ce que la société leur dicte. Fondamentalement, je crois qu’il n’y a personne de normal, il n’y a qu’un compromis social. Dans Les Feluettes, ‘l’anormalité’ passionnelle et homosexuelle, si l’on peut s’exprimer ainsi, de la liaison entre Simon et Vallier, pousse Lidye-Anne et la Comtesse à aller au bout de leur propre anormalité. Dans Les muses orphelines, c’est Isabelle, considérée comme l’attardée de la famille, qui va les bousculer tous, les remettre en question. Ce que je cherche à dire par là c’est que la vie serait peut-être beaucoup plus jolie si on avait le courage de nos propres poésies. Mais il est vrai que j’ai beaucoup parlé des victimes, des gens oppressés. Et j’ai l’impression que ces personnages touchent les gens parce qu’ils s’identifient à leur blessure, à celle que tout le monde a en soi. Mais actuellement je me demande si j’ai besoin que tous mes personnages soient des écorchés vifs pour parler. J’émane d’une culture où il existe beaucoup d’identification aux victimes, et je réfléchis en ce moment sur le pouvoir tyrannique des victimes. Maintenant, j’ai envie de me servir de l’oppression ou de la violence comme déclencheur d’action qui va révéler beaucoup plus l’agresseur que la victime ».
Le thème de l’homosexualité
Au coeur de cette quête de la nature profonde de la vie et des êtres, on retrouve l’homosexualité qui, de La contre-nature de Chrysippe Tanguay aux Feluettes, va de l’affranchissement à l’accomplissement affectif. Dans la première oeuvre, un couple homosexuel rêve d’adopter un enfant alors que tous deux s’avèrent incapables d’assumer leur véritable identité, leur vraie nature dans la vie. Chaque jour, ils créent une mise en scène idéalisée de leur existence où le rituel du jeu, le rêve et le mythe se substituent à la réalité. Si l’aspect cérémoniel est également présent dans Les Feluettes, ce n’est plus pour se substituer à la réalité de l’amour, mais pour la sublimer. Ici, l’homosexualité, hormis l’oppression du milieu extérieur, apparaît complètement assumée et la passion sacrificielle que vont vivre Vallier et Simon n’a plus à être expliquée ou justifiée concrètement. Son unique source de justification réside dans l’art, car cette passion a pour modèle Le martyre de saint Sébastien de Gabriele d’Annunzio que jouent les collégiens de Roberval sous la supervision du très libéral père Saint-Michel. Le sous-titre de la pièce, « La répétition d’un drame romantique », met en évidence ce jeu de miroir entre les deux oeuvres, alors que toute la pièce est tissée en écho au Martyre dont l’histoire se situe dans l’antiquité. La passion évoquée dans Les Feluettes appartient au domaine de l’imagination et de la poésie, des valeurs absolues et idéales qui s’accomplissent dans leur propre beauté spirituelle. « En écrivant Les Feluettes, nous dit Michel Marc Bouchard, je voulais opposer une réponse à toute l’image véhiculée par les médias et le culte gai qui nous vient des États-Unis et qui réduit l’homosexualité au sida et au sexe. Ce qu’on reçoit comme image est souvent ce qui fait la mythologie de quelque chose. Je voulais donc, avec cette pièce, parler d’amour, réinterroger l’amour entre deux hommes, savoir si ça existe ou pas. Je ne veux pas proposer des modèles, mais je veux au moins poser une question, proposer un dialogue autre que celui, superficiel, qui domine dans les médias et l’opinion publique ». Mais l’interrogation est portée si haut qu’elle transfigure cet amour en un idéal incandescent. Au mépris du jugement et de la loi des hommes, l’amour entre Vallier et Simon obéit à des vérités plus profondes, ancrées dans cet autre espace de connaissance, celui du mythe, qui est aussi celui de l’art et de la démesure : « Le théâtre est le seul lieu qui nous permet encore de créer des demi-dieux, c’est-à-dire des personnages qui, en plus de leur marginalité, ont leurs attributs et leur univers ». En fait, la plupart des pièces de Michel Marc Bouchard s’inspirent de figures mythiques ou y recourent, Chrysippos et Laïos dans La contre-nature, Pélopia tirée d’une légende grecque dans La poupée de Pelopia, et saint Sébastien dans Les Feluettes. S’attaquant aux aspects insondables de la nature humaine – « La nature peut souvent s’expliquer, mais pas la nature humaine » remarque Diane dans La contre-nature –, l’auteur développe, au fil de son oeuvre, une pensée qui démontre l’incapacité de la raison à comprendre la nature. Ce qui l’amène à privilégier la valeur universelle du mythe qui transcende le temps et la vie quotidienne des hommes. À une vision absurde de l’existence, ses pièces opposent une image de la vie et des êtres enracinée dans la mémoire du monde : « Derrière le recours à la mythologie, il y a presque toujours une peur de l’anecdote, un besoin d’inscrire mon texte dans une perspective temporelle plus large. Par exemple, dans Pélopia, L’histoire de l’oie ou Chrysippe, il n’y a même pas de référents géographiques, ce qui permet d’inscrire le texte dans l’histoire universelle et de dire aux gens – oubliez votre quotidien, là on parle de l’essentiel –. Le mythe permet d’aller à l’essentiel et d’atteindre une symbolique. Mais lorsque j’écris, je ne pars pas de lui, je le vois plutôt se dessiner en cours de route. Par exemple, dans mon dernier texte, Le voyage du couronnement, il y a un petit garçon de 14 ans qui va être négocié et sacrifié. En l’écrivant, j’ai naturellement fait un rapprochement avec Iphigénie et Agamemnon lorsqu’il donne sa fille à la déesse et que l’enfant est sacrifié. Le lien apparaissait si évident qu’il m’était impossible de ne pas y faire allusion. Et cette allusion permet de créer une image grossie de l’enfant vierge qui doit être sacrifiée. Le mythe est essentiel en ce qu’il ramène au sacré ; je pense que notre vie doit être en relation avec le sacré, que nos décisions, nos gestes ont une dimension beaucoup plus importante qu’on peut le penser. Et le théâtre, à la différence du réalisme qu’offre le cinéma et la télévision, permet de renouer avec une vision symbolique du fait que c’est avant tout une construction et une convention avouée. De toute façon, le théâtre, comme la plupart des arts, vient de la religion ; il tente de représenter ce qui est inexplicable ».
L’inconscient animal
Dans Soirée Bénéfice pour ceux qui ne seront pas là en l’an 2000, ce goût pour l’allégorie, la démesure et l’inexplicable prend la forme d’une exploration de la face cachée des forces refoulées et telluriques de la vie. Les personnages, demi-bêtes plutôt que demi-dieux, semblent surgir des régions obscures de l’inconscient, là où les loups viennent hanter les songes pour les transmuer en un angoissant cauchemar. La mère s’est accouplée avec un loup, ce qui procure à ses enfants des pouvoirs extraordinaires, comme celui de voir dans le noir. Cette pièce, étrange et fascinante à la fois, détonne de l’ensemble de l’oeuvre par son surréalisme allégorique de même que par sa noirceur étouffante. On se croirait dans l’antre de Lucifer alors que l’action se déroule en pleine nuit, après un accident d’automobile, au coeur d’une inquiétante forêt, la veille de l’an 2000 : « Non seulement cette pièce fut-elle un cauchemar à écrire, nous dit l’auteur, mais j’ai écrit un cauchemar. Je voulais interroger le moment d’angoisse qu’on a parfois lorsqu’on se réveille en pleine nuit et que l’on pense au futur, à la guerre, à l’environnement, à la politique, aux pauvres. Je voulais écrire un spectacle sur la peur et je me suis fait énormément peur. Et les gens l’ont trouvé très dure aussi, parce que cette pièce évolue de noirceur en noirceur, sans espoir. Il ne faut pas oublier que face au public de théâtre on est dans le merveilleux monde du divertissement. J’ai été vers des interdits que le roman, l’essai ou la poésie permettent, mais pas le théâtre. Le fait de donner à des êtres humains une identité animale, celle du loup, était très périlleux. Il n’y a pas de place pour cela ici parce que nous n’avons pas de telles traditions, et il me manquait peut-être du bagage pour mieux l’écrire. C’est étrange, mais à mes yeux c’est une pièce maudite. Comme le sujet d’ailleurs. Il en existe à peu près dix-huit versions et la plus récente demeure inachevée. J’ai l’impression de les avoir toutes écrites dans le but inconscient de mutiler la pièce, pour qu’il n’en reste rien de permanent ».
L’imaginaire d’abord
Mais autrement idéaliste, Michel Marc Bouchard affirme avec force la nécessité du rêve et de l’imaginaire dans un monde désenchanté et trop imprégné d’une mentalité utilitaire. D’ailleurs, ses personnages semblent préférer les débridements de l’imaginaire à la réalité: la comtesse des Feluettes, Chrysippe Tanguay, Maître Daniel ou encore Maurice de L’histoire de l’oie manifestent tous une incroyable incapacité à s’adapter à la réalité, une propension quelque peu mythomane à l’exil par la fabulation et la simulation. Cet exil euphorique constitue aussi leur unique façon de survivre à une réalité par trop décevante. Cette logique des rêveurs imprègne la construction même des pièces qui offrent, pour la plupart, des structures en abyme où s’imbriquent, par le biais du jeu dans le jeu, réalité et imaginaire, vérité et mensonge. Sa dramaturgie expose ainsi une vision où la vérité et la réalité apparaissent inatteignables, où la vie renvoie au jeu et à une succession de rôles : « Mais qu’est-ce que vivre sinon passer son existence à apprendre des rôles ! Je crois que le seul rôle qu’on n’apprend pas c’est celui de mourir. Et tous ces rôles constituent en fait des cages qui donnent envie de fuir. Si j’écris, c’est probablement parce que la vie ne m’intéresse pas telle qu’elle est. Et je pense que le théâtre doit être porteur de poésie comme de liberté. Mes personnages sont marginaux, idéalistes et mythomanes parce qu’au fond ils sont plus purs. Et j’espère que leurs rêves, ou la double réalité de leurs fantasmes, offrent une ouverture ». Ouverture sur un ailleurs rêvé et sur la création, car ces entrelacements prismatiques du réel et de l’imaginaire transmettent une forme de connaissance artistique : « Je crois à de l’art pour tout le monde, parce que c’est certainement le plus grand élément de paix au monde. Plus une société est évoluée, plus les arts le sont. Présentement nous avons besoin de valeurs élevées, le matériel et le Dieu argent ce n’est pas tout. Et ce n’est pas l’humour, le cynisme et la dérision qui vont nous sauver, mais c’est l’art, avec un grand A. Parce que l’art nous initie à des zones inconnues de nous mêmes et de la vie. Je prône de grandes valeurs, je ne m’en suis jamais caché : je crois à la loyauté, je crois encore à la noblesse des sentiments et à la franchise, même si elle est parfois plus dure que l’on pense. Si je renonce à ces valeurs, je vais me mettre dans le rang des aboyeurs. Les aboyeurs sont présentement nos pires ennemis. Il y a tellement de chiens qui jappent que j’ai l’impression que je viens d’une société de jappeux. C’est tellement facile de se plaindre, de dire – c’est la faute de tout le monde, de l’autre génération, tout est pourri –. Je ne comprends pas que ce courant ne soit pas dénoncé intellectuellement. Ce discours dominant sur la victime nous ramollit le cerveau. On a besoin de valeurs constructives actuellement. Et c’est peut-être la raison pour laquelle Les muses orphelines ont eu un tel succès cette année, parce qu’Isabelle ne se suicide pas et décide plutôt de changer l’ordre des choses, elle dit: – moi je vais aller enfanter un monde meilleur – ».
La dernière pièce de Michel Marc Bouchard, Le voyage du couronnement, poursuit cette interrogation de l’avenir au centre de laquelle il met les enfants : « Je crois que je vais écrire la même chose jusqu’à la fin de mes jours. C’est la manière qui change. Je n’ai que 37 ans et j’ai l’impression que ce n’est qu’à 40 ans que l’on devient véritablement écrivain. C’est mon propre développement d’adulte que j’ai écrit dans mes pièces, et je n’écrirai plus les choses de la même manière. Mais il y aura toujours une thématique en rapport avec l’enfance, parce que l’apprentissage de la vie est une chose capitale, et je ne crois pas qu’on en ait un bon. L’avenir se bâtit sur le choix de faire vivre ou de détruire les enfants. Et c’est précisément ce que j’aborde dans ma dernière pièce : le sacrifice des fils de génération en génération. Cela m’amène à parler de la relation au père, au pouvoir, au politique. Je parle entre autres de Dieppe, des décisions politiques qui ont été faites et qui continuent de se faire sur le dos de l’avenir, des enfants et des générations à venir. Et ici je m’attarde moins à la blessure des victimes qu’à ses effets sociaux ». Si dans Le voyage du couronnement il interroge le vice et tous les comportements immoraux et hors la loi tels la pédérastie, sa dernière comédie, Le désir, quoique écrite sur le mode de l’humour, met plus largement en question les valeurs actuelles : « Cette pièce parle de tout le présent désarroi amoureux en opposant l’industrie du sexe au courant néo-romantique fleurissant chez les jeunes qui reviennent à des valeurs traditionnelles tel le mariage. C’est l’histoire d’une jeune fille qui, la semaine de son mariage, a regardé un homme autre que son mari et en est toute ébranlée. Elle se demande : – Comment puis-je regarder un autre homme si je me marie avec lui –. Autrement dit, je questionne le désir, cette espèce de chose très forte qui peut déplacer des montagnes et qui peut disparaître d’un claquement de doigts ». Le théâtre de Michel Marc Bouchard, on le souhaite, continuera de sonder notre conscience et d’interroger nos comportements, tout en explorant l’indicible chaos qui menace le monde et les êtres dont il a fait les personnages de ses pièces.
1. « Entrevue avec Pierre Lévy : la rencontre de l’esprit et du silicium des semi-conducteurs », par Pascale Cassagnau, Art Press, no 174, novembre 1992, p. 57-59.
Œuvres de Michel Marc Bouchard :
La contre-nature de Chrysippe Tanguay, écologiste, « Théâtre », Leméac, 1984 ; La poupée de Pélopia, « Théâtre », Leméac, 1985 ; Rock pour un faux-bourdon, « Théâtre », Leméac, 1987 ; Les feluettes ou la répétition d’un drame romantique, Prix du Journal de Montréal, « Théâtre », Leméac, 1987 ; Les muses orphelines, Grand Prix du Journal de Montréal, « Théâtre », Leméac, 1989 ; L’histoire de l’oie, « Théâtre jeunesse », Leméac, 1991 ; Les grandes chaleurs, « Théâtre », Leméac, 1993.
Autres pièces non publiées : Soirée bénéfice pour ceux qui ne seront pas là en l’an 2000, 1991 ; Le désir, présentée au Théâtre des Hirondelles de Belœil et au Théâtre La Fenière de Québec en juin 1995 ; Le voyage du couronnement, co-production du Théâtre du Nouveau Monde et du Théâtre du Trident, 1995.