Curieux et critique de tout, le prosateur Roland Bourneuf s’installe le plus rigoureusement qu’il peut dans une errance où « faire carrière d’écrivain » n’est que le paravent social d’un refus, celui, pour la conscience, d’être dépouillée d’une mobilité toujours pressentie. Loin des projecteurs, voici un pèlerinage nécessairement discret qui s’effectue au pays des contrastes et de l’interstice scriptural.
L’austérité du paysage littéraire esquissé par Roland Bourneuf depuis deux décennies semble être en contradiction avec les possibilités de rêve qui peuvent s’y superposer. Comme si le danger du délire était latent, dans l’enchaînement maîtrisé des phrases où un goût de clarté s’impose pour bien effectuer le relais entre une perception profuse et le monde de la communication. Quitte à revenir après coup au magma de départ.
Attiré depuis longtemps par les arts picturaux et le ressourcement inconscient qu’il leur associe, cet auteur venu d’Auvergne a, depuis son installation à Québec il y a plus d’une trentaine d’années, tâché de crayonner des plages en territoire inconnu pour lui et les autres, autant en mots qu’en pigments. Dans l’espoir peut-être d’apprivoiser le difficile dépassement des apparences, dont il est peu probable de garder un désir juste sans une capacité d’examen s’adjoignant l’irrationnel avec mesure.
Prose poétique, nouvelles, roman, essai lyrique et autres textes mitoyens, le parcours de Roland Bourneuf en est un du parcours ; en d’autres mots, la route qu’il suit est prétexte à son propre examen, à la contemplation patiente et discrète du moindre événement pouvant être logé dans ce qui semble le plus platement réel. Trop réel pour être vrai, puisqu’en grattant un peu la surface (Qu’est en réalité ce repos que je vois dans ces attitudes abandonnées, ces marches lentes, ces visages calmes : ces êtres ont-ils gardé l’accès à des forces psychiques que nous ne savons plus toucher et que nous ne redécouvrons que lorsqu’elles nous assaillent durement ? La perception d’autres rapports, plus vitaux avec le sol, les éléments, les animaux, les plantes, les autres humains, avec un ordre de l’univers ? Ou bien est-ce indifférence, opacité, enfoncement tenace et durable dans la torpeur de l’inconscient1 ?)
Éternel retour
Après l’avoir rencontré à l’occasion d’un entretien radiophonique au sujet de son essai Littérature et peinture2, je me suis rendu sur les berges laurentiennes près desquelles Roland Bourneuf tient un observatoire. Là se confondent l’extérieur et l’intérieur et parmi les cris des premières bernaches venues célébrer avec nous un printemps riche de soleil et d’odeurs, il m’est apparu très vite que le domaine littéraire ne serait pas discuté pour lui-même.
Comme le suggère le titre de son unique roman, le livre n’est – et c’est déjà une grande tâche – que Le chemin du retour3 vers une présence et une acuité du regard, on ne sait quand émoussées. « Ça décrirait bien l’ensemble de ce que j’ai fait, répond-il, mais en incluant aussi un retour de la clarté vers l’obscurité. Car Mémoires du demi-jour4et Le chemin du retour se situent dans une pénombre intérieure, dans un lent repérage des ‘figures’ qui nous habitent. Mais tout cela, le retour mémoriel du narrateur de mon roman, représente une forme de retour prospectif. Ce n’est qu’une régression partielle pour permettre de marcher en avant, pour déboucher sur autre chose, car il faut bien un détour il me semble pour enfin atteindre l’immédiateté. »
De ce détour, la carrière de l’ex-universitaire et professeur est elle-même un bon exemple. Reconnu pour ses travaux sur Saint-Denys Garneau, qu’il a dépeint par le biais des lectures européennes, sur Jean Giono, vu par ses critiques, et sur la spatialité du roman, essai cosigné par Réal Ouellet, il a progressivement senti le besoin de revenir à quelque chose de plus vital en quittant momentanément l’analyse conceptuelle pour la création littéraire. Féru de psychanalyse jungienne et d’art pictural, il s’engage d’abord dans des voies oniriques, inquiétantes, à travers une prose poétique dont les teintes ne sont pas sans évoquer l’univers de Roland Giguère. « Peut-être ai-je commencé par des poèmes en prose. De toute façon la distinction entre les genres était pas mal secondaire à mes débuts. Je visais plutôt l’intensité, l’étrange, la création de climats. beaucoup des textes de Mémoires… sont des rèves, parfois reproduits à l’état brut, ce qui en rend certains difficiles d’accès. »
C’est dans un va-et-vient constant entre l’expérience vécue, notamment ses nombreux voyages, et la réflexion sur cette expérience que s’est formée une œuvre économe, extrêmement cohérente et collée à une démarche spirituelle où la souffrance, jamais celle d’un seul être, est assumée avec à la fois stoïcisme et humilité. Ainsi la volonté de susciter un important capital d’inconnu a-t-elle évolué vers un discours de sagesse et d’ouverture agnostique vers la transcendance.
Et le roman ? « Je m’y suis trouvé plus près de la réalité quotidienne, en ciblant une génération et un lieu précis, à travers un individu qui en retournant vers son passsé se reconstitue, se constitue. C’est plus méthodique et fouillé comme démarche, centré sur la construction d’un personnage apparemment anodin, anodin pour lui-même, qui se met à descendre en lui-même vers des couches plus profondes. » (Je portais en moi des souvenirs pâlis, des réminiscences, des mots en abondance, ceux des contes et des poèmes, des images et des tableaux, des mélodies, des timbres. Et au-delà, très loin, effacée – du moins le croyais-je –, l’expérience atavique de la forêt première.)
L’exil et le royaume
De son Auvergne natale à l’Amérique, à l’Afrique, au Tibet (où, lorsque nous nous sommes parlés, il retournait observer les événements actuels, mélange de calme apparent et d’hypocrisie masquée), Roland Bourneuf se met partout en position de faire des comparaisons entre les différents domaines géographiques qui composent notre petite planète. Dans Venir en ce lieu (1997), œuvre absolument centrale et encore trop peu lue, il s’est adonné à un genre depuis toujours affectionné pour la symbiose d’esprit critique et de sensibilité qu’il permet : l’essai littéraire. Il y développe à la manière d’un Montaigne une véritable topologie de l’âme à l’aide des espaces où le soi se révèle par immersion et contraste, dans un ton qui évoque certaines de ses lectures privilégiées : Roger Caillois avant tout, puis Camus, Claude Roy, de même que Ernst Jünger, auquel il fait fréquemment référence. Ce dernier lui est de toute évidence apparenté : sa conscience aiguë de l’air du temps après les deux Grandes Guerres, sa prescience de la faillite spirituelle de l’Europe, et son habitude de puiser dans la nature une conjugaison de détente et d’expression, sont très près de la sensibilité de Roland Bourneuf.
Le déplacement terrestre est aussi un des déclencheurs de l’écriture pour ce dernier ; à commencer par l’exil au Québec : « Je crois que le fait d’être venu ici a favorisé l’écriture. Ce déplacement m’a donné une sorte de liberté intérieure, une stimulation que je n’aurais peut-être pas eue en demeurant en France. Mes premiers griffonnages créateurs me sont d’ailleurs venus, je crois, lorsque j’étais à l’extérieur, comme souvent l’inspiration. » Même s’il n’est pas allé comme Henri Michaux en Grande Garabagne, le voyage consciencieux vers l’Ailleurs est aussi le sien, chaque emplacement devenant prétexte à dégager les possibilités latentes chez les êtres, dont les contextes et situations sont autant de voiles à soulever. Ainsi le livre est-il appelé à devenir lui-même un lieu, un endroit où advenir pour un lecteur dont la décorporation langagière n’est qu’un passage vers plus d’incarnation.
« J’attends que l’écriture m’éclaire et m’oriente vers l’essentiel. Je la vois mal comme un jeu ou un bricolage, mais plutôt comme une réponse à une interrogation, où j’essaie de comprendre à mon échelle certaines choses qui me dépassent même si elles se répercutennt en moi. Je voudrais aussi passer quelques points de repère, susciter ce désir pour le lecteur d’aller ‘voir’ par lui-même aussi. » (Sans brusquerie, avec douceur mais fermeté, le sentier appelle à un exercice de lenteur, d’attention, d’amour. Comme il devrait en être de même pour la lecture, pour l’écriture, pour le geste quotidien, pour la pensée. Pour l’existence tout entière.)
On déambulera donc dans cette suite d’essais dignes d’un orfèvre avec la sensation, par-delà l’abîme du langage, d’une terre ferme qui se recompose. Comme le dit Ernst Jünger, « [n]ous croyons parcourir les villes avec un livre, mais peut-être les villes n’en sont-elles que des confirmations. Nous voyageons à travers le texte ». Villes, déserts, plaine, jardins, routes et forêts tous uniques par les associations qui s’y cristallisent, on ne mettra plus les pieds sur terre sans percevoir et provoquer des échanges plus riches.
Sur une voie parallèle, l’auteur projette depuis plusieurs années une autre série d’essais, à partir des lectures qui l’ont marqué comme autant de voyages ou de lieux : Rimbaud, Pasternak, Maupassant, Giono, etc. (Le monde extérieur, si vaste, si lointain, m’apparaissait à la fois inquiétant et désirable. Je l’apprivoisais par les livres.) Ce parallélisme entre les univers fictionnels et l’expérience vécue témoigne du peu d’intérêt de l’auteur pour une œuvre qui serait coupée d’une action possible sur les contemporains ; l’esthétisme ne fait pas le poids s’il est laissé à lui-même devant les charniers et l’impunité courante.
La part de l’ombre
Ceux qui puisent leur art à des sources profondes évitent rarement d’en importer des teintes sombres, ce qui comporte pour l’œuvre qui s’élabore le risque d’une contamination, plus ou moins désirable. C’est la difficile utilisation des ressources ténébreuses de notre intériorité qui occupe une portion considérable du territoire bourneuvois ; même si l’auteur refuse de se complaire dans la lourdeur, une certaine négativité se présente comme le point de fuite du regard. Il s’agit de l’expérience répétée du « seuil » dans cette œuvre, où la liberté expressive permet d’intervenir dans la finitude des facultés de compréhension, mais sans l’abolir. Dans cet effort d’intelligibilité qu’est en partie l’écriture, la recherche de Bourneuf révèle en effet périodiquement un dessin simultané de la conscience de la mort qui, malgré sa fugacité, est travaillée par la phrase. Toute phrase éclaire et se termine cependant, ce qui n’arrange rien mais ouvre sur tout. (N’est-ce là que gavage culturel, énorme gaspillage, pire peut-être : entraînement dans un vertige centrifuge pour échapper à l’angoisse du vide et de la mort ?)
Pour éviter de s’enliser dans une perspective close, Roland Bourneuf a toujours refusé qu’un seul intermédiaire prétende à la capacité de représenter le monde, et surtout, avoué sa propre insuffisance devant l’offre toujours plus imposante de réel. Ainsi l’expérience de l’espace devient-elle un antidote à la déchirure du réel que les signes verbaux et autres effectuent. Et dans un terrain un peu flou entre le mot et la perception : l’espace de la peinture. À feuilleter avec lui quelques pastels abstraits, j’ai vu ressurgir le monde de ses premières fictions dans tout ce qu’il avait de non verbal et de troublant.
« Écrire, dit-il, je ne suis pas sûr que cela provienne des mêmes profondeurs de notre intériorité. L’œuvre picturale touche l’inconscient plus directement. Michaux affirmait qu’il était issu d’une civilisation du mot et qu’il lui fallait se déconditionner du verbal. Maintenant toutefois, je me demande si nous ne devrons pas faire l’opération inverse. Nous sommes tellement assiégés par l’image, le pictural… L’essentiel est de voir, comme Baudelaire, la façon dont se répondent nos différentes sensations, comment elles communiquent et s’enrichissent. » (Prodigieuse combinaison de l’ordre rationnel et du chaos. Je pense aux hordes de squelettes dans le tableau de Bruegel, Le triomphe de la mort, qui envahissent les plaines, les villages, les maisons, qui débusquent et massacrent tout ce qui vit, sur les fonds de gibets, d’incendies, de nuées de plomb.)
En attendant de revenir à l’écriture, il multiplie donc les expositions collectives ou solitaires, y oscillant entre une abstraction plus ou moins pure et une figuration où, on le devine, le visible transporte toujours avec lui la trace de son contraire.
Histoires courtes
De retour à la nouvelle alors qu’il complète son prochain essai, l’auteur laisse maintenant s’interpénétrer les différents climats et approches qui ont jalonné sa route littéraire. Si on se fie à une de ces histoires courtes publiée en revue récemment, son recueil de nouvelles en préparation se rattache à la part la plus figurative de ses fictions. Le style y est plus classique, plus réaliste, s’y exprime un intérêt nouveau pour les relations entre les personnages. Nul doute cependant que les faits n’y sont pas laissés à eux-mêmes. Plus loin que l’intrigue, plus loin que le livre, plus loin que soi, plus loin, comme le chante Pierre Barouh.
1. Tous les extraits qui se trouvent entre parenthèses sont tirés des différents textes de Venir en ce lieu, L’instant même, 1997.
2. Littérature et peinture, L’instant même, 1998.
3. Le chemin du retour, L’instant même, 1996.
4. Mémoires du demi-jour, L’instant même, 1990.
Outre les ouvrages cités, Roland Bourneuf a publié :
Saint-Denys Garneau et ses lectures européennes, PUL, 1969 ; L’univers du roman (en coll. avec Réal Ouellet), PUF, 1972 ; Les critiques de notre temps et Giono, Garnier, 1977 ; Passage de l’ombre, Parallèles, 1978 ; Reconnaissances, Parallèles, 1981 ; Antoine Dumas, Stanké, 1983.
Aux éditions L’instant même : Chronique des veilleurs, 1994 ; Le chemin du retour, 1996 ;Venir en ce lieu, 1997 ; Littérature et peinture, 1998 ; Le traversier, 2000 ; La route innombrable, 2003 : Pierres de touche, 2007.