L’auteur de La rage (Prix du Gouverneur général 1989) venait de publier son troisième roman à l’automne 1992 : Cowboy. Une brique de 400 pages, d’une écriture plus sobre, une histoire d’espace et de conflit ethnique qui complexifie les trames de l’identité sociale de La rage et de l’identité personnelle de Ces spectres agités. Conversation autour de Blanche de Chambly sur la trajectoire des romans.
Nuit blanche : L’identité, plus que n’importe quel autre thème, me semble au cœur de tes romans. Tes personnages forment toujours des paires d’amis très différents, opposés même. Puis il y a sous cette différence comme une reconnaissance ; ce pacte, par exemple, entre Gilles et Cowboy au début de Cowboy…
Louis Hamelin : L’identité, c’est un mot intéressant. Ça veut dire « ressembler à l’autre » (être identique à quelque chose), et en même temps, l’identité se recherche à travers la différence. Comme romancier, je suis attiré par les contraires, par les personnages qui ont des caractères opposés ; j’essaie de créer des conflits parce que c’est de là que la vérité finit par sortir. Dans le cas de Gilles Deschênes et de Cowboy, la différence est plus fondamentale, parce que c’est non seulement une différence de caractères, mais une différence de race, donc de culture, c’est vraiment comme un gouffre. C’est cette espèce d’opacité de l’autre qui attire Gilles, et qu’en même temps il veut respecter. Il ne demande jamais à son ami de changer, de renoncer à snifer du naphta, par exemple. C’est juste une acceptation inconditionnelle de l’autre. À la fin, la recherche de l’identité à travers la différence atteint un point assez tragique. Ce n’est pas innocent que la question de l’identité soit posée à Gilles sur la réserve indienne de façon répétitive, quand les Indiens lui demandent : « T’es qui toé ? t’es qui toé ? », comme une espèce de formule incantatoire. Donc, j’étais conscient de souligner le fait que la quête d’identité, qui dure depuis quelques décennies au Québec, ne peut plus faire abstraction de la présence amérindienne, qui a été occultée très longtemps. Il me semble que l’identité passe par cette réalité. Alors que le métissage a été souvent génétique, maintenant on doit peut-être rechercher un métissage culturel. Ça existe déjà de toute façon ; je pense qu’il y a des bonnes parties de notre culture qu’on doit aux Amérindiens, et vice versa.
Dans Cowboy, l’identité passe aussi par l’instauration d’une relation père et fils. Il y a le père, Jacques Boisvert, le fils absent, Gilles Boisvert, et le fils substitut, que Gilles Deschênes devient. Pour moi, la figure par excellence du roman, c’est Jacques Boisvert. C’est le dur de dur, le héros. Le vrai cowboy du Nord québécois, je pense que c’est l’aviateur, le pilote de brousse. Dans le Nord, les vrais exploits qui sont racontés, dans les bars, sont le fait des pilotes de brousse, qui sont un peu les matamores du coin. D’ailleurs, j’ai souvent entendu employer l’expression cowboy, pour dire d’un tel pilote qu’il est assez casse-cou. C’est des gens qui sont habitués à prendre des risques, ils vont se poser n’importe où, sur les petits lacs, ce qui n’est pas toujours très sécuritaire
Donc le titre renverrait autant à Jacques Boisvert qu’à Cowboy ?
L. H. : Je pense que oui. Notre figure mythique, au Québec, c’est le coureur des bois. Et je pense que ce qui a remplacé le coureur des bois, en bonne partie, c’est le pilote de brousse. Parce que c’est une façon efficace de parcourir les grands espaces.
La rage
Et dans La rage ?
L. H. : Je pense que dans La rage la quête du père est aussi frappante. La figure paternelle, ce n’était pas le père biologique, mais le propriétaire du chalet. Il résumait les différentes figures paternelles : le père de Christine était un faible, le père d’Édouard Malarmé, on n’en entendait pas tellement parler, il était exclu
Le bonhomme Bourgeois, c’est aussi l’Institution. C’est une autorité paternelle mais aussi politique qu’Édouard Malarmé remet en cause…
L. H. : Il représentait aussi, bien sûr, l’autorité politique, puisqu’il est à la fois le possédant et le pollueur. Un parallèle constant est tracé, dans ce roman, entre Malarmé et les expropriés, d’une part, et entre Bourgeois et les autorités, d’autre part. Bourgeois conjugue et résume les institutions, les divers instruments d’oppression. Il est le Pouvoir. L’ambiguïté qui, à la fin, se résout par un coup de fusil, est inhérente à la notion de père : la haine et le besoin, la reconnaissance et le rejet. Victor-Lévy Beaulieu avait tracé, dans L’héritage, un schéma de ce genre, un peu délirant, où la figure de Xavier, autorité morale par excellence, symbolisait en fait le Canada.
Dans La rage, tu fais le lien entre l’expropriation et la dépossession de l’identité. La fin de Cowboy souligne encore cette idée : le francophone se trouve à faire à l’Indien ce qu’il s’était lui-même fait faire par l’anglophone…
L. H. : Oui, c’est évidemment une comparaison que l’on n’a pas manqué de faire à l’été 90 : le petit se venge sur un plus petit. Sauf que la comparaison ne tient déjà plus, parce que, sur le plan politique, le rapport de force a été rétabli par les Indiens. En ce qui concerne l’affirmation identitaire, ils ont rattrapé leur retard à toute allure et donnent maintenant l’impression de savoir ce qu’ils veulent bien plus que les Québécois. Les deux principales minorités canadiennes n’ont pas intérêt à se torpiller l’une l’autre, parce que le bateau nous entraîne ensemble historiquement. L’Anglais méprisait le Canadien français parce que ce dernier appartenait à une race ataviquement hostile. Alors que c’est une part de lui-même que le Québécois en quête de statut méprise à travers l’Indien.
Ces spectres agités
Dans les Spectres, il me semble que le thème de l’identité passe par la confusion des personnes. Est-ce qu’on peut, est-ce qu’on doit considérer Vincent et Pierre comme les facettes d’un même personnage ?
L. H. : Absolument. On pourrait même à la limite inclure le Polonais, Pietr, là-dedans. Ce serait comme trois versions d’un personnage. La voix narrative diffère, mais il y a tout un jeu d’identification entre Vincent et Pierre. En plus, je traitais un peu du vampirisme par la bande – dans ce cas-là d’un vampirisme amoureux – et le vampirisme, ça trempe dans ces eaux-là aussi, c’est un processus d’assimilation
C’est ce que dénonce Pietr, à un niveau politique, mais personnel aussi…
L. H. : Exactement. Ce que Vincent craint le plus, c’est de devenir une espèce de double, d’esclave de Dorianne. Il est assez explicite que Vincent voit en elle un miroir de ce qu’il est en train de devenir. Elle l’attire complètement dans son jeu, dans la tourmente.
Dorianne ne supporte pas que Vincent ait le projet d’écrire : « Son amour à elle avait été la haine de ce que je voulais devenir », dira-t-il.
L. H. : Oui, c’est une haine et en même temps une attirance. En fait, elle a la haine de ce qu’il peut devenir sans elle. Elle devient l’objet qui est au centre de sa vie ; mais son vrai triomphe – elle n’en sera pas consciente, puisqu’elle sera morte alors –, c’est de devenir l’objet de son écriture. Finalement, c’est ce vers quoi elle aura tendu, sans jamais le savoir peut-être. Mais ce qui est sûr, c’est qu’elle a besoin d’être le foyer principal de son activité, quelle qu’elle soit
À la fin, ça se renverse, c’est lui qui l’assimile par l’écriture.
L. H. : Exactement. C’est ce que la fin laisse deviner en fait. Mais j’avoue que le problème est posé de façon assez brutale dans ce roman-là : Vincent devra d’abord l’éliminer physiquement pour pouvoir en faire une créature littéraire.
Gisèle, dans Cowboy, est aussi une espèce de Dorianne. Dorianne est maléfique, et Gisèle est liée à la malédiction qui pèse sur le village…
L. H. : C’est sûr qu’on pourrait épiloguer longtemps sur le fait que la malédiction prend des formes féminines. Pourquoi ? Je pense que dans la tradition le diable est masculin, mais pour la religion le mal est féminin Il y a sûrement des archétypes là-dedans Gisèle est un personnage assez intéressant, qui n’était pas facile à traiter justement à cause d’un archétype. Quiconque est allé dans le moyen nord ou à la pêche en haut de La Tuque, et est entré dans un bar, a déjà vu la grosse Indienne, une figure très typique. Mais je pense que c’est un personnage qui devient assez touchant, pathétique. Comme Dorianne, c’est un personnage en pleine déchéance, qui l’est pour des raisons qui lui sont extérieures. Son état découle en partie d’un crime devenu fameux qui n’a jamais été complètement résolu. Il tient un peu lieu de faute originelle. Je le verrais comme ça. Si on prend le village comme microcosme, disons que cette fusillade-là, c’est la faute originelle, c’est le crime que les autres ont à porter sur leur dos, c’est le crime que Gilles Deschênes doit expier, au moins symboliquement. En tant que Blanc, ça le poursuit.
Le personnage de Salomé est angélique. Le nom est curieux ; il y a celui de Judith aussi. Ce sont encore des références bibliques, et des images féminines du mal.
L. H. : Oui il y a une ambiguïté. Salomé, c’est comme l’image de l’avenir, de la rédemption, de la pureté, elle est issue de Gisèle J’ai emprunté des noms bibliques, mais je ne peux pas dire que la référence tienne dans la logique du roman. Je ne me suis pas trop interrogé sur la signification des noms. S’il y a des références religieuses dans le roman, on les décèle beaucoup plus dans les liens entre Jacques Boisvert, Gilles Deschênes et Gilles Boisvert. Pour moi, ça reproduit un peu le modèle de la Sainte Trinité. Il y a le fils absent, qui est donc présent en esprit, il y a le fils-rédempteur
« Je suis devenu le rédempteur d’une trinité assassine »
L. H. : C’est cela. S’il y a une isotopie religieuse, elle se situe de ce côté-là, je pense. Bon, mais toute la question du bien et du mal est quand même présente là-dedans, la Réserve offrant une certaine idée de l’enfer, du purgatoire je ne sais pas.
Trois personnages
Est-ce qu’Édouard Malarmé, Vincent, Gilles, ont un but commun ? est-ce qu’ils partagent les mêmes exigences ?
L. H. : C’est une bonne question C’est toujours le même type de narrateur, qui s’est frotté aux études, donc qui a un certain bagage culturel. Ce sont comme de vieux étudiants qui n’étudient pas. Mais je ne pense pas qu’il y ait de quête commune à ces personnages. Dans le cas de Vincent, il y avait d’explicite la question de l’écriture. Il voulait écrire son Grand Roman Québécois, et Dorianne s’interposait entre son rêve et lui. La relation à l’amour, entre autres, est différente dans La rage, parce que l’amour guidait Édouard Malarmé, l’amour était le centre de sa vie. Il était situé de l’autre bord de la rivière c’est symbolique. Dans le cas de Cowboy, c’est un narrateur qui a moins de volonté, je pense, c’est-à-dire que son objectif est moins précis, moins clair, parce qu’il est transplanté dans un monde qui lui est étranger. Il est comme l’observateur extérieur qui est traversé par tous les discours qu’il entend, les images ; il est comme une espèce de carrefour, un centre immobile. On dirait qu’il découvre progressivement l’objet de sa quête, à mesure que les détails de la sordide histoire de crime lui sont révélés. Il n’a pas, au début, comme Édouard Malarmé, un objet précis à son désir. Gilles Deschênes se rend sur la réserve indienne presque par hasard. Comme protagoniste, il est plus passif, il est vraiment entraîné par les événements, alors qu’Édouard Malarmé provoquait les événements. Vincent est entre les deux. Il est passif dans le sens où il est entraîné par Dorianne, et en même temps il s’en sort par lui-même il va éliminer son obstacle qui est en même temps son amour
Qu’est-ce qui compte le plus pour toi quand tu conçois un roman : un personnage, une histoire ?
L. H. : Je pense que l’un ne va pas sans l’autre. L’histoire de Cowboy est venue avant ce narrateur qui a été la solution choisie pour la raconter. Et en fait, le lieu, le décor est venu avant l’histoire. Le lieu est plus important que les personnages et l’histoire dans Cowboy. Dans le cas des autres romans, je ne me souviens plus de ce qui s’est mis en place en premier. C’est comme une agglutination, une concrétion. Est-ce les personnages qui, à un moment donné, se greffent à l’histoire, ou est-ce le contraire, c’est difficile à dire. Je pense que ça dépend de chaque roman. Dans mon cas, ce qui est sûr, c’est que le roman est toujours suggéré par une expérience vécue. Mon projet littéraire, c’est de donner une forme à ce qui n’en a pas, c’est-à-dire le cours de l’existence. Je regarde en arrière et je décante un peu ce qui m’est arrivé, j’essaie de voir une forme à travers ça. Alors que la vie n’a pas de forme précise. Donc, mon projet, c’est comme une transmutation du réel ; tu lui donnes une forme que tu as choisie et tu as l’impression de maîtriser plus ton destin.
Louis Hamelin a publié :
La rage, Prix du Gouverneur général, « Littérature d’Amérique », Québec / Amérique, 1989, « Compact », Québec / Amérique, 1990 et « Typo », l’Hexagone, 1995 ; Ces spectres agités, XYZ, 1991 et « Typo », l’Hexagone, 1993 ; Cowboy, « Romanichels », XYZ, 1992 ; Betsi Larousse ou l’ineffable eccéité de la loutre, « Romanichels », XYZ, 1994 ; Les étranges et édifiantes aventures d’un oniromane, L’instant même, 1994 ; Le soleil des gouffres, Boréal, 1996.