Née le 20 octobre 1946 à Mürzzuschlag / Styrie (Autriche), Elfriede Jelinek passe son enfance à Vienne, vit quelques années à Berlin et à Rome. Dès 1969, elle rafle un prix littéraire après l’autre – jusqu’à aujourd’hui, elle en a reçu pas moins de neuf, dont le prestigieux Prix Heinrich-Böll de Cologne (1986) ainsi que le Prix d’Excellence de la ville de Vienne (1989).
Elfriede Jelinek s’est rapidement fait connaître, détester et respecter par des textes provocants, extrêmement dérangeants. Pour les uns, chacun de ses mots est une brûlure, les autres ne trouvent dans ses textes que froid glacial. Elfriede Jelinek s’attaque à des mythes, qu’elle amène au jour dans une langue toujours nouvelle, violente et d’une beauté saisissante. Elle se révèle profondément engagée politiquement et les agressions dont elle a été souvent l’objet dans son pays natal ne la font pas reculer. Aujourd’hui, le trio d’écrivains autrichiens modernes qu’elle forme, avec Thomas Bernhard et Peter Handke, est connu partout dans le monde. Elfriede Jelinek est écoutée, lue, discutée passionnément. Elle a accordé cette entrevue à Nuit blanche, le 14 juin 1993, à Munich.
Nuit blanche : Très tôt, vous avez commencé à écrire des textes qui dès le départ dérangeaient. Étiez-vous encouragée par votre entourage, votre famille par exemple ?
Elfriede Jelinek : Oui et non. Je suis issue d’une famille viennoise, véritable reflet de la vieille monarchie multiculturelle : mon père était tchèque ; chimiste d’ascendance juive, il adorait argumenter, discuter ; si j’écris, c’est sans doute grâce à lui, en partie du moins. Il m’a montré quel plaisir il y a dans l’argumentation, à manier le verbe. Ma mère est de souche roumaine et allemande. J’ai passé mon enfance à Vienne, j’y ai étudié, entre autres, le piano, l’orgue, le violon, la composition. J’ai même obtenu mon diplôme de fin d’études en musique, pour l’orgue… À l’université, j’ai suivi des cours en histoire de l’art et en théâtre, sans toutefois faire sanctionner ces études par des examens. Très tôt, j’ai écrit des poèmes, publiés d’abord dans la plus importante revue d’avant-garde autrichienne, Protokolle, un premier roman, Bukolit, que personne ne connaît, et qui est fortement influencé par des courants post-dadaïstes. Le livre devait paraître d’abord chez Rowohlt1. Mais à ce moment-là je travaillais déjà sur Wir sind lockvögel, baby, qui s’organise autour de la problématique de la littérature « à quatre sous », des bandes dessinées. Rowohlt a finalement pris ce texte-là ; Bukolit devait paraître chez un petit éditeur viennois, quelques années plus tard.
Vos livres sont traduits en plusieurs langues, quatre ont paru en France. La critique est invariablement élogieuse, mais reste souvent perplexe devant votre engagement. Lust a été vendu le premier jour à des milliers d’exemplaires. À quoi tient votre succès, alors que la critique dit aux lecteurs que vous faites peur et que vos textes sont d’une violence extrême ?
E. J. : Je suis la première à être étonnée de ce succès. Hier, un acteur du théâtre de la « Burg »2 a lu des extraits de Lust. J’ai eu l’occasion de discuter avec les auditeurs. Ils m’ont dit invariablement qu’ils avaient d’abord refermé le livre, parce qu’ils croyaient avoir affaire à un texte pornographique. Dommage que l’accueil de Lust ne soit pas allé dans la bonne direction. Les journaux titraient : « Un porno raté, écrit par une femme ». D’abord, je voulais effectivement écrire un porno, mais je me suis rendu compte qu’une telle entreprise m’était impossible. C’est l’homme qui fait de la pornographie ; la femme est tout au plus l’objet muet du regard masculin. C’était la même chose pour La pianiste : l’objet regardé devient le sujet qui regarde à son tour. Mais je reviens au succès. Je crois comprendre que les lecteurs savent clairement que mon écriture est profondément marquée par la passion d’écrire. La langue devient un facteur de sublimation, elle élimine le sujet du livre, elle le remplace. Je suis très différente de Thomas Bernhard : il touche des points que le lecteur et lui ont en commun ; on adopte ainsi plus aisément son point de vue.
Vos personnages sont dessinés de façon très contrastée. Dans une entrevue, vous avez dit : « Je frappe dur, afin que rien ne pousse plus là où mes personnages ont passé. » Pourquoi vous battez-vous, pourquoi préférez-vous la polémique dans vos textes ?
E. J. : Comme auteure je ne peux fonctionner que si j’assume cette position négative. Je crois qu’il n’existe qu’une seule scène positive dans tout ce que j’ai écrit jusqu’à maintenant. Il s’agit des deux vampires de Krankheit3, deux lesbiennes, lorsqu’elles sont au lit. Mais je ne sais vraiment pas pourquoi je dois toujours me battre ; peut-être faudrait-il m’analyser un jour. Par contre, je me vois clairement dans une tradition typiquement autrichienne, Wittgenstein, par exemple, ou encore Karl Krauss. Dans la Fackel4, ce dernier a fait preuve d’une préoccupation quasi maniaque : il s’intéressait à tout, absolument tout autour de lui. Je suis aussi maniaque que lui en ce qui concerne la langue, je me bats contre ce qu’il y a de flou, de gluant dans une langue, je déteste voir comment elle se détériore, je me livre totalement au pouvoir du mot. C’est cela qui me vient peut-être de mon père, cet amour du mot. Appelez cela mon côté juif, si vous voulez.
Écrire en s’opposant, ne jamais abandonner la lutte
En fait, vous écrivez toujours contre quelque chose : la position dominante de l’homme, du père tout particulièrement, l’humiliation permanente et le viol constant de la femme, les mensonges dans le domaine de la protection de l’environnement, la politique, le « miracle économique autrichien », l’exploitation de la classe ouvrière. Pourquoi frapper sur tout, ne pas choisir une seule cible ?
E. J. : Je suis sans doute une moraliste cachée. Ainsi, Lust est une forte critique sociale, un exemple démontrant les mécanismes de l’esclavagisme moderne. Voyez-vous, ce qui importe chez Sade, pour ne prendre que cette référence, ce ne sont pas les scènes érotico-sexuelles ; ce qui est inouï, c’est le tableau moraliste de cette société, dans laquelle les aristocrates, les évêques, les avocats jettent le peuple comme autant de morceaux de viande sur un comptoir, le déchirant et s’en débarrassant après. Oui, je crois que je suis une moraliste. J’ai choisi le sarcasme, et non pas l’ironie à la Musil, beaucoup plus légère et pleine d’esprit. Lorsque j’écris, il ne me suffit pas de me concentrer sur un seul sujet – il se diversifie et je suis prise d’une rage de plus en plus globale quand je vois que tous les sujets se tiennent entre eux. Je suis encore intimement persuadée que, sans le capitalisme, sans la propriété privée, les relations entre hommes et femmes ne se présenteraient pas sous le jour que nous connaissons aujourd’hui.
En parlant des relations hommes-femmes, il me semble que vous vous êtes détournée du féminisme des années 70 et 80.
E. J. : Je ne crois pas m’en être détournée, je suis devenue beaucoup plus pessimiste. Il y a vingt ans, j’ai cru qu’il était encore possible de changer le monde toujours plus et plus rapidement. Aujourd’hui, je me rends compte qu’il y a peu de choses qui ont changé ou qui changeront. Les femmes dans des positions de pouvoir, c’est encore l’exception ; elles ressemblent trop souvent à l’édition masculine d’une femme. Prenez ce qui se passe actuellement en ex-Yougoslavie, ces atrocités ataviques – les femmes sont incapables de cette cruauté, issue de l’abstrait. Mais les femmes sont malheureusement trop souvent les complices ; elles aiment sentir le pouvoir. Il m’arrive par exemple de me défaire difficilement de femmes qui m’aiment parce qu’elles se rendent compte que je dispose d’un certain pouvoir dans mon domaine. Mais il s’agit là d’un phénomène largement connu : les femmes vont là où se trouve le pouvoir, au lieu de le créer elles-mêmes.
Que signifie pour vous le pouvoir ?
E. J. : Que l’on soit écouté lorsqu’on parle, que cela compte quand on donne son opinion. Quand les femmes seront capables de transformer leur pouvoir maternel en pouvoir social, alors… Mais la femme reste toujours un outil. On l’a utilisée pour humilier l’homme du clan ennemi en la violant, en lui faisant un enfant qui sera la preuve vivante de cette humiliation. La femme devient ainsi le moyen de la vengeance. C’est pour cette raison que j’ai écrit Krankheit.
Antithèses, renversement des rôles
L’homme, et tout particulièrement le père, prend dans vos livres des traits brutaux et égoïstes ; la femme reste faible. Pourquoi l’autorité joue-t-elle pour vous un rôle si important ?
E. J. : Oui, je parle souvent du principe du père : il n’est plus le protecteur de la famille, il en est le démon. Les exclus reposent sur un fait vécu qui nous a bouleversés en Autriche5. Dans La pianiste, j’ai représenté un changement de rôle : c’est la mère qui veut porter le phallus, mais en réalité c’est la fille qui se l’est approprié. D’ailleurs, c’est la seule fois dans la littérature, autant que je sache, où la fille séduit la mère dans une scène homosexuelle.
Dans La pianiste, vous représentez le monde bourgeois comme l’antithèse du monde artistique. Êtes-vous toujours persuadée que, depuis le XIXe siècle, bourgeois et artistes doivent nécessairement se combattre ?
E. J. : Il est vrai qu’il s’agit là d’un thème du XIXe siècle. Mais dans La pianiste, je voulais montrer avant tout combien sonne creux toute cette haute culture musicale autrichienne qui donne au pays une bonne part de son identité. Il s’agit d’un énorme mensonge : l’Autriche n’a pas aimé ses compositeurs, Schubert entre autres, mon compositeur préféré. Je sais de quoi je parle quand j’écris au sujet de la musique dans La pianiste. Et j’espère éviter ce verbiage culturel sur lequel vogue tout un pays, ces clichés insupportables. Je suis fortement anticapitaliste ; tout le brassage d’affaires autour de la musique me répugne. Cette aversion n’a rien à voir avec mes sympathies pour le mouvement de 68. Je crois plutôt que je suis une communiste à l’état pur6, et ce que j’écris n’est que le reflet de ma résignation.
Vous m’avez dit que, dans mes livres, je continue à mettre le doigt essentiellement sur des choses négatives, qu’il n’y a rien de positif, pas d’utopie apaisante. Je ne peux pas écrire sur autre chose. Je ne fonctionne que dans la mesure où je suis capable de critiquer ce qui existe. Je ne suis capable d’écrire que dans la mesure où je peux m’attaquer à des situations intenables à mes yeux. Est-ce que je me libère de mes phantasmes en écrivant ainsi ? Là encore, je laisse volontiers la réponse à un psychanalyste. Mais au moment de l’écriture, ce qui me terrifie est circonscrit, il y a eu catharsis. Mon arme, ma force, c’est le sarcasme. La manière avec laquelle je manie la langue peut aller jusqu’au calembour, la langue se dénonce elle-même : j’échange des syllabes, des lettres, je la triture à ma guise.
Vous montrez peu de pitié pour les sujets que vous touchez, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne vous tiennent pas à cœur.
E. J. : Je participe, je prends parti et par ma façon d’écrire j’évite une lecture superficielle. Je m’adresse à des lecteurs qui auront du plaisir à apprivoiser ma langue. Il ne s’agit nullement d’une écriture élitiste. Sans vouloir nécessairement écrire pour tout le monde, je me demande pourquoi je ne devrais pas donner du plaisir intellectuel à des lycéens si je les force à rester près du mot.
Chacun de vos textes est rempli d’allusions littéraires. Voici un exemple de Lust : « du feu au village, il n’en a que faire ; ce n’est pas lui qui doit le porter là ». Simultanément, vous faites référence à Prométhée et vous démythifiez les prétentions masculines.
E. J. : C’est justement ce que j’ai voulu faire : il me fallait utiliser toutes les ressources de la langue pour exprimer mon point de vue sur les ouvriers exploités dans les usines. Ainsi, avant d’écrire Lust, j’ai beaucoup lu Hölderlin, je l’ai même cité mot à mot. Si je restreins par une telle écriture le nombre de mes lecteurs, alors il me faut accepter cela. Mais j’y reviens, et je souligne encore une fois que l’agressivité me préoccupe fortement. Beaucoup de mon côté polémique est issu de ma conviction que les femmes n’ont pas de pouvoir. Si j’étais un homme, je n’aurais pas écrit un seul de ces livres, parce que la rage au sujet de la femme diminuée n’aurait pas été présente, du fait que le mot génie ne se conjugue qu’au masculin. Le génie, c’est le principe apollinien ; la femme, c’est l’écorchée. Ma rage lors de l’écriture de Lust m’a poussée vraiment aux limites de ce que je suis capable de faire et de dire.
Après Lust, j’ai lu Totenauberg7et je me suis demandé où se situent vos limites véritables. Y a-t-il un sujet que vous n’aborderez pas ?
E. J. : Je ne veux pas écrire sur moi-même. Je me suis livrée, du moins partiellement, dans La pianiste. Là aussi, comme dans Lust, je suis allée aussi loin que possible, mais sur un plan personnel. Bien des critiques pensent que c’est mon plus beau livre, ils aimeraient bien que j’écrive d’autres Pianiste. Mais je ne peux pas revenir en arrière. En ce moment, je suis en train de travailler sur un texte de fantômes – depuis toujours je me suis intéressée à des histoires qui font peur, dans la tradition anglaise. Mais déjà je sens que je dépasse la mesure : ce livre devient de plus en plus un livre sur la mort. Il y a là un parallèle à faire avec l’œuvre de Canetti, pour qui la mort est la plus grande injustice au monde. Mon sujet : l’Allemagne et l’Autriche qui ont provoqué le plus grand nombre de morts du XXe siècle. Les morts, c’est l’histoire de nos pays. J’écris une histoire où les morts reviennent et s’approprient nos vies.
Mais pour revenir à Totenauberg : c’est un de mes textes les moins agressifs, je m’y montre sous mon jour le plus résigné. Il a été écrit sous le signe de l’échec cuisant de l’utopie du socialisme : la politique n’oriente plus rien, la journaliste Hannah Arendt est toute seule. Bien que le texte soit très difficile d’accès, il est représenté en ce moment au Burgtheater, avec des acteurs merveilleux. Je discute souvent avec les spectateurs, la salle est toujours comble. Les gens me disent que lors de la première visite ils ne comprennent pas la moitié de ce qui est dit, mais ils reviennent toujours, à cause du texte.
Avec Lust, dont le titre n’a pas été traduit en français…
E. J. : Ni en anglais, et là, « lust » ne signifie vraiment pas la même chose qu’en allemand…
… ainsi qu’avec Totenauberg, je me demande comment une traduction est encore possible.
E. J. : Il y aura du moins une traduction anglaise, faite par une Viennoise parfaitement bilingue. Des textes aussi difficiles ne peuvent être traduits que par quelqu’un qui veut absolument faire ce genre de travail. J’ai eu le plaisir de collaborer aux traductions françaises de mes textes. Yasmine Hoffmann et Maryvonne Litaize sont deux femmes extraordinairement engagées ; de plus, elles ont le sens du néologisme. Nous avons élaboré une nouvelle façon de travailler. Les jeux de mots dans Lust, par exemple, sont extrêmement compliqués ; au fond, on devrait mettre dix ans à rendre ce texte.
L’importance d’écrire pour le théâtre
Je reviens à Totenauberg et à vos pièces de théâtre. Avec de si éclatants succès…
E. J. : Maintenant, j’ai du succès. Mais vous auriez dû voir les débuts ! Pendant des années, il n’y avait qu’un commentaire dans la presse et dans la salle : « Arrêtez ! Sans talent ! Oubliez tout cela ! » C’est après quinze années très dures que le succès vient. Je suis certaine que mes pièces dérangent encore beaucoup de critiques, mais j’ai acquis une certaine renommée. Depuis longtemps je ne lis pratiquement plus ce que les critiques disent à mon sujet, cela me déprimerait trop. J’ai eu de si mauvaises critiques qu’on m’a posé carrément la question : pourquoi n’arrêtez-vous pas d’écrire pour le théâtre ? Si je n’avais pas connu le succès avec mes autres écrits, je me serais peut-être laissée convaincre. Mais en écrivant pour le théâtre, j’ai fait la preuve qu’en Autriche du moins le théâtre n’est pas un lieu pour une femme. Il n’y a presque pas de dra-maturges femmes, le théâtre représente la culture immédiatement transmissible à un public, d’un accès plus direct que le livre, et les femmes n’y ont leur place qu’au moment où elles assument le rôle d’actrice.
Alors, pourquoi écrivez-vous des pièces de théâtre ?
E. J. : Je magnifie des choses en les écrivant, je les mets sur un piédestal. Tous mes personnages sont plus grands que nature. C’est pourquoi ils ne cadreraient pas dans des films, à moins qu’ils ne fussent transposés par un Werner Schröter ou le regretté Fassbinder. Ces deux-là étaient capables d’utiliser une langue artificielle dans un dialogue. J’écris de façon totalement différente de Wolfgang Bauer, par exemple, cet excellent dramaturge autrichien qui se spécialise dans des pièces réalistes. Je suis d’avis que ma langue est bien adaptée au théâtre, mais cet avis n’est pas partagé par tout le monde. Seul le public réagit de façon positive. Près de la moitié des amateurs de pièces de théâtre sont des femmes. Mais vous n’êtes pas sans savoir que les femmes démontrent plus d’intérêt pour la littérature que les hommes, n’est-ce pas ? Elles lisent davantage, elles lisent vraiment beaucoup plus que les hommes.
L’engagement politique
Vous parlez de la difficulté d’adapter votre théâtre pour le film. Mais vous avez écrit le scénario d’une version cinématographique du roman Malina de Ingeborg Bachmann8. L’œuvre de Bachmann, une auteure qui a vécu le choc du nazisme et qui ne s’en est jamais remise, trouve en vous sa continuation : vous combattez durement le néofascisme. Ainsi, vous avez pris position contre Gottfried Küssel, le président de l’opposition d’extrême droite extraparlementaire en Autriche. Il subit actuellement un procès, parce qu’il a dit devant des journalistes allemands et américains que les nazis n’ont jamais entrepris un massacre organisé des Juifs et que le parti nazi devrait être admis à nouveau comme parti politique en Autriche. Plus encore : selon lui, Hitler a été un des plus grands Allemands. Comment voyez-vous l’ascension des partis de droite et la montée de la haine contre les étrangers en Autriche et en Allemagne ?
E. J. : Les racines de ces problèmes ne sont pas les mêmes. En Autriche, la compli-cité dans les camps de concentration et d’extermination a été honteusement escamotée. Et il ne s’agit pas seulement de complicité, il s’agit en réalité de la culpabilité de l’Autriche. Lorsque Hitler a quitté l’Autriche pour faire carrière en Allemagne, dès son départ, il était formé, politiquement. N’oubliez pas que c’est en Autriche qu’il est devenu antisémite. Le gouvernement autrichien a admis cette culpabilité il y a seulement deux ans ; le gouvernement israélien a même remercié les Autrichiens pour ce geste. Lors de la dernière campagne électorale, il ressortait clairement que la doctrine d’État est un mensonge – elle disait que l’Autriche était un pays conquis par les Allemands, que l’Autriche n’avait rien à voir avec le nazisme. C’est pourquoi j’ai écrit la pièce Burgtheater, où je mets en scène des acteurs de notre théâtre national qui ont participé à la fabrication des films nazis. Croyez-moi, j’ai failli être lapidée : je venais d’attaquer un mythe, ce qui est toujours une chose très dangereuse.
Je crois également que la haine contre les étrangers ira en s’accentuant, en Allemagne comme en Autriche. Il n’est pas encore reconnu socialement que l’on se détruit en détruisant l’autre, qu’il n’y a d’identité possible que si celle de l’autre, de l’étranger est acceptée. Même s’il y a des manifestations de masse contre la haine portée aux étrangers, avec des chandelles et tout ce que vous voudrez, même s’il y a une forte part de la population qui trouve ces explosions de haine inqualifiables, l’antiracisme n’est pas la doctrine de l’État, ni en Autriche ni en Allemagne. Les faits le confirment : l’Autriche ferme ses frontières, comme l’Allemagne est en train de le faire. Aujourd’hui, l’Autriche est un des pays les plus rigides du monde quant au droit d’asile. En 1992, nous avons accepté 65 % de moins d’étrangers que l’année précédente. Je crains une forme de guerre civile ; nous érigerons une sorte de rideau de fer, de notre côté. Le pire dans tout cela, c’est que ce sont les plus pauvres qui payent la note. Et ces pauvres gens ne se retiendront pas, puisqu’ils n’ont rien à perdre. Une partie de la population hait maintenant les néo-Autrichiens, les néo-Allemands, qui travaillent depuis longtemps dans nos pays, qui payent leurs impôts comme tout le monde, dont les enfants parlent allemand comme vous et moi, mais qui se voient reprocher leur différence. En Autriche, ces anciens étrangers, si vous me passez l’expression, subissent un sort bien pire que celui que leur réserve l’Allemagne : ils n’ont aucune voix, à aucun niveau politique. Il se peut donc fort bien que de jeunes Turcs, par exemple, déclenchent à leur tour des mouvements fascistoïdes. Les signes avant-coureurs en sont clairement identifiables.
Vous n’avez pas envie de faire de cette haine le sujet d’un nouveau texte ?
E. J. : J’écris sur des sujets à caractère global. Dans le cas de la haine contre les étrangers il s’agirait d’écrire sur un sujet de critique sociale, sur des situations intenables, très précises. Je suis et je reste active sur un plan politique, mais je n’écris pas des textes à caractère social ou réaliste. Bien sûr, je ne me ferme pas à la possibibilité de prendre position, publiquement. Si je devais réécrire Les exclus, il se pourrait fort bien que cet aspect de la haine y soit intégré ; le livre serait éminemment actualisé. Mais lorsque je l’ai rédigé, le problème n’existait pas encore, ou était tellement latent qu’il n’avait aucun poids.
Politiquement, vous restez très active. Vous travaillez pour le cinéma, pour la radio. Vous publiez à un rythme soutenu…
E. J. : Je vis extrêmement retirée. N’oubliez pas que je ne suis pas capable de travailler efficacement plus de deux ou trois heures par jour sur mes textes. D’autre part, les comités dont je suis membre ne se réunissent pas à tout moment. Ainsi, j’ai participé à une conférence de presse organisée par l’ONU sur les droits de l’homme ainsi qu’à une discussion lors d’une table ronde. Je publie régulièrement des prises de position politiques, en Autriche comme à l’étranger, j’écris des articles qui traitent du passé de l’Autriche. Je sais que je devrais faire davantage – je pense par exemple à ma collaboration pour la création d’un centre culturel pour des femmes d’origine étrangère. C’est ce que je ferai peut-être.
1. Une des maisons d’édition les plus importantes d’Allemagne.
2. Le Burgtheater, le théâtre national de Vienne et le plus connu en Autriche.
3. Krankheit oder moderne Frauen (Maladie ou femmes modernes), pièce de théâtre, Cologne, 1987.
4. Die Fackel (Le flambeau) : revue entièrement écrite et éditée par Karl Krauss, au début du siècle. Krauss a exercé une influence considérable sur toute l’intelligentsia autrichienne des années 20.
5. Les exclus date de 1980 ; l’histoire qui y est relatée est basée sur un fait vécu : un groupe de jeunes lycéens commettent des actes de cruauté gratuite ; l’un d’eux assassine sauvagement sa famille entière.
6. « Ur-Kommunistin » : communiste qui défend les bases intellectuelles de la doctrine, avant leur corruption par l’homme.
7. Pièce de théâtre, avec Heidegger et la journaliste Hannah Arendt comme personnages principaux (1991).
8. Ingeborg Bachmann, auteure autrichienne devenue célèbre, entre autres, pour son roman Malina (1971).
Elfriede Jelinek a publié :
En allemand, 17 livres et rédigé 16 pièces radiophoniques, dont quelques-unes reprennent le sujet de ses livres.
Sont disponibles en français (les chiffres entre crochets renvoient à l’année de la première parution en langue allemande) : La pianiste [1983], trad. de l’allemand par Yasmine Hoffmann et Maryvonne Litaize, Jacqueline Chambon, 1988 et « Points Roman », Seuil, 1993 ; Les exclus [1980], trad. de l’allemand par Y. Hoffmann et M. Litaize, Jacqueline Chambon, 1989 et « Points Roman », Seuil, 1994 ; Lust [1990], trad. de l’allemand par Y. Hoffmann et M. Litaize, Jacqueline Chambon, 1991 et « Points », Seuil, 1996 ; Les amantes [1975], trad. de l’allemand par Y. Hoffmann et M. Litaize, Jacqueline Chambon, 1992 ; Ce qui arriva Quand Nora quitta son mari, L’Arche, 1993 ; Totenauberg, Jacqueline Chambon, 1994 ; Méfions-nous de la nature sauvage, Jacqueline Chambon, 1995.