Libanaise née en Égypte, Andrée Chedid vit en France depuis l’âge de 26 ans. Chez cette écrivaine de la durée, chez cette femme dont l’écriture se déploie résolument hors de soi pour atteindre au fondement des choses et de l’être, chez cette femme qui, écrivant, ne se sent que peu concernée par la tentation autobiographique, l’exil est volontaire et serein.
Nul écartèlement entre deux cultures et deux langues, donc, mais la conciliation instinctive de deux différences. Avec l’omniprésence du pays d’origine qui, loin de la nostalgie, devient ici le lieu privilégié d’expression de l’intime et de l’universel.
Venue très tôt à l’écriture, dès l’âge de 18 ans, Andrée Chedid publie donc ses tout premiers poèmes chez elle, en Égypte. À l’époque elle écrit en anglais, parce qu’elle aime beaucoup la poésie anglaise, et sous un pseudonyme, avec une seule initiale tenant lieu de prénom. L’aventure rappelle celle des sœurs Brontë, même si Andrée Chedid a eu davantage le souci de demeurer anonyme plutôt que celui de masquer son sexe. Elle s’installe par la suite à Paris, « ville fascinante », et explore les autres genres littéraires. S’ébauche ainsi une œuvre patiente aux visages multiples : fastueuse et indéniablement sensuelle dans ses descriptions de l’Orient, voix intime qui aborde respectueusement les êtres, écriture déchirée et âpre qui se moule à la dureté de la guerre civile au Liban. Une œuvre somme toute dépouillée, qui tend vers la simplicité et la nuance. En même temps j’oserai non pas comparer, mais rapprocher Andrée Chedid et Marguerite Yourcenar : deux écrivaines qui, malgré des problématiques et une reconnaissance différentes, ont une écriture marquée par un certain classicisme insensible aux modes. Elles sont d’autre part de ces écrivaines à qui l’on demande de se situer dans la constellation féministe ou à tout le moins dans un a priori d’écriture féminine.
« Il est impossible de ne pas être conscient de certains problèmes, répond Andrée Chedid. Seulement, la théorie féministe n’a pas été ma voie. Pour moi il y a, par delà les étiquettes, les catégorisations, les différences sociales que la vie suppose, une espèce de liberté intérieure qui fait que le fondamental de l’être transgresse tout cela. Je décris souvent des personnages qui, bien que provenant de milieux sociaux totalement différents, se rencontrent lors d’une crise très grave : comme si au fond de soi, tout un champ de liberté se découvrait lors de ce moment. Comme une rupture où tout ce qui sépare les êtres (les gouffres de l’art, de la société) se défait. Ceci dit, mes héroïnes sont des personnages en marche, des personnages très simples qui essaient d’aller jusqu’au bout de quelque chose. »
Le paysage mythique
Il y a par exemple l’histoire de cette grand-mère qui, en voulant sauver son petit-fils du choléra, l’emmène sur une barque vers la vie. Ou celle de ce sage qui, pour récompenser une paysanne de son hospitalité, la bénit en disant : « Que Dieu te donne encore neuf autres enfants ! » Mais elle en a déjà douze ou quinze et, affolée, supplie le sage de retirer sa bénédiction.
Le cadre référentiel de ces nouvelles démontre bien les pôles privilégiés par Andrée Chedid : d’une part la tradition, ces histoires se situant dans une Égypte paysanne, d’autre part une certaine modernité (entendre ici la modernité comme concept philosophique), puisque le comportement des héroïnes implique une volonté qui défie l’ordre institué.
Ces histoires ressemblent également à des fables : ce qui semble la principale force de l’écriture de Chedid, pour qui il importe « de partir de la réalité pour arriver à une autre forme plus durable, celle que permettent la distance et le regard poétiques ». Le lieu de cette écriture : l’Égypte, « plus proche d’un certain mythe, de ce quelque chose qui s’inscrit dans la durée ». L’Égypte, pays mythique par excellence, à cause de ce Nil immense, à cause de ce désert proche et de cette histoire très ancienne, à cause de cette réalité qui semble dépasser le temps. « C’est aussi le paysage de l’enfance, ce paysage qui vous impressionne jusqu’à la mort. Ainsi, quand j’entends un klaxon dans n’importe quel coin du monde, ce sont toutes les rues du Caire qui ressurgissent tout d’un coup. »
Le paysage mythique, c’est aussi le lieu de la tradition, des racines parmi lesquelles il faut choisir. « Nous venons de quelque part, d’une histoire, et il reste dans tout cela des choses qui permettent d’avancer, des traditions vivantes, qui ont de la sève. Ce sont ces traditions qu’il faut choisir, sinon on n’avancerait jamais, on ne verrait jamais l’Autre. »
De l’écriture comme liberté
Or pour Andrée Chedid, l’écriture est justement ce qui permet la sortie vers l’Autre, comme un hors de soi qui ouvre vers ailleurs. « C’est sans doute pourquoi j’ai toujours éprouvé ce besoin qu’une histoire ait un certain espace, presque comme un symbole, qu’elle soit toute simple, mais qu’elle contienne à l’intérieur quelque chose de tout un monde qui nous englobe un peu tous. » En ce sens, l’écriture selon Chedid n’a pas d’aboutissement, il y a toujours autre chose à inventer, projetée par « la soif d’un en plus sur la vie et que l’existence ne parvient pas à épuiser ». Qui est le Désir, cette seule chose qui nous tienne par delà les petits manques, et que Chedid traduit comme « une inquiétude commune à tous ». « Il n’y a pas de fin à l’intérieur de soi : c’est, je crois, ce que l’on cherche à exprimer. J’ai l’impression que l’existence ne suffit pas à la soif qu’on possède et que cette chose-là, tout le temps en marche, qu’on essaie toujours d’atteindre, nous aide à traverser. »
Cette chose, appelez-la comme vous voudrez : la quête de l’écrivain, de l’artiste ou, comme la nomme si imprécisément et si bien Chedid, « l’espoir de ne jamais en finir ». Et c’est sans doute à cause de cet espoir-là que la solitude, en tant qu’aller-retour, est indispensable à l’écrivain. « Ce mot, je le dis sans détresse aucune, peut-être parce que la solitude est pour moi aléatoire. Je ne suis pas un écrivain torturé. »
Ce qui fait écrire Chedid, c’est toujours cette chose indéfinissable, indicible qui projette en-dehors de soi « l’impression perpétuelle que ce qu’on porte en soi est plus grand, est plus exigeant, est plus assoiffé que ce que la vie peut vous donner ». Impression qui, selon Chedid, répond à ce pourquoi élémentaire qu’a toujours posé l’existence de l’Art. « L’Art, c’est tout ce qui est en dehors de notre étroite peau. L’homme a toujours besoin d’échapper à son étroite peau. L’étroite peau, c’est l’autobiographie. Nous sommes plus que ça. »
L’œuvre d’Andrée Chedid : un ardent questionnement sur la condition humaine pour échapper aux masques de l’étroite peau. Un questionnement enraciné dans le pays d’enfance : pays réel que transcende un ailleurs, pays mythique qui permet la distance poétique par laquelle existe le regard dirigé vers le premier Visage.
Andrée Chedid a publié :
Johathan, Seuil, 1955 ; L’autre, Flammarion, 1969, « Castor poche », Flammarion, 1981, Flammarion, 1991, J’ai lu, 1991 ; La Cité fertile, Flammarion, 1972, J’ai lu, 1992 ; Visages premiers : Terre et poésie, Flammarion, 1972 ; Fêtes et lubies : petits poèmes pour les sans-âge, Flammarion, 1973 ; Nefertiti et le rêve d’Akhenaton, Flammarion, 1974, Flammarion, 1988 ; Le sixième jour, Rouge et or, 1975, « Castor poche », Flammarion, 1985, Flammarion, 1986, J’ai lu, 1989 ; Fraternité de la parole, Flammarion, 1976 ; Cérémonial de la violence, Flammarion, 1976 ; Le corps et le temps / L’étroite peau, Flammarion, 1978 ; Cavernes et soleils, Flammarion, 1979 ; Lubies, École des loisirs, 1979 ; La fête à Zouzou, Pessin M., Verbe et emp., 1980 ; Le cœur suspendu, Casterman, 1981 ; Les marches de sable, Flammarion, 1981, J’ai lu, 1990 ; Théâtre 1, Bérénice en Égypte ; Les nombres ; Le montreur, Flammarion, 1981 ; Le survivant, Flammarion, 1982, « Castor poche », 1987, J’ai lu, 1992 ; Mon ennemi, mon frère, Casterman, 1982 ; Épreuves du vivant, Flammarion, 1983 ; L’étrange mariée, Sorbier, 1983 ; Derrière les visages, « Castor poche », Flammarion, 1984 ; Grammaire en fête, Folle avoine, 1984 et « Père Castor », Flammarion, 1993; La maison sans racines, Flammarion, 1985 ; L’étroite peau, Dar al Arab, 1985, éd. bilingue français-arabe ; 7 textes pour un chant, Folle avoine, 1986 ; Textes pour un poème : 1949-1970, Flammarion, 1987 ; Mondes Miroirs Magies, Flammarion, 1988 ; Le sommeil délivré, J’ai lu, 1989 ; Les manèges de la vie, « Castor poche », Flammarion, 1989 ; L’enfant multiple, Flammarion, 1989, « Castor poche », Flammarion, 1991, J’ai lu, 1991 ; Guy Lévis-Mano, Seghers, 1991 ; Poèmes pour un texte : 1970-1991, Flammarion, 1991 ; À la mort, à la vie, Flammarion, 1992 ; Géricault et Andrée Chedid, Flohic, 1992 ; Rencontrer l’inespéré : entretien avec Annie Salager et Jean-Pierre Spilmont, Paroles d’aube, 1993 ; La femme de Job, Calmann-Lévy, 1993 ; Théâtre 2 : Le personnage / Échec à la reine, Flammarion, 1993 ; Par-delà les mots, Flammarion, 1995.