1
Je n’ai presque rien lu. Ça ne me fatigue pas, au contraire : je me garde des livres à lire pour le jour où je me serai calmé.
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C’est toujours cette phrase qui me vient à l’esprit, quand je pense à la masse informe qu’on appelle littérature : « Il y a tant de livres à lire que c’est comme s’il n’y en avait aucun ». Louis Scutenaire parle. C’est lui, le poète belge qui convainc René Magritte d’abandonner, pendant quelques semaines, ses tableaux surréalistes, pour tenter l’expérience d’une pratique pulsionnelle de la peinture. Résultat : « la période vache », pendant laquelle le célèbre artiste produit frénétiquement une trentaine d’huiles et de gouaches régressives, aux antipodes de l’esthétique léchée qui fera sa fortune. Difficile, d’ailleurs, après avoir apprécié ces tableaux curieux, de ne pas considérer sa fameuse Trahison des images (« Ceci n’est pas une pipe ») comme l’expression pudibonde d’un paradoxe langagier qui, au reste, en est un seulement pour ceux qui vivent un rapport ordonné aux signes.
J’aime cette phrase de Scutenaire parce qu’elle neutralise les tentatives d’intimidation de ceux qui font de leurs lectures un capital. Ce n’est pas de lire Proust, Robbe-Grillet, Musil ou Tolstoï qui est fantastique, mais bien d’arriver à faire quelque chose avec eux.
3
Ce quelque chose suppose une part de n’importe quoi. Et ce n’importe quoi, la littérature québécoise l’abhorre, elle qui caresse avec douceur les auteurs de récits policés ou des poèmes convenus seulement pour mieux frapper les quelques farfelus qui tentent d’articuler leur écriture à l’expérience du nouveau siècle. Je dis « frapper », mais c’est plutôt d’une tape dans le dos qu’il s’agit, car on le sait, la chicane n’est pas notre fort. Pourtant, se passer de chaleur humaine, au moment où le gel politique assaille notre coin de pays, c’est le genre d’athlétisme qu’on mériterait d’encourager.
Comprenons-nous bien : le problème de notre littérature concerne son formalisme inavoué, sorte de configuration par défaut qui amène les auteurs à produire des textes déjà lus. Les livres produits ici, à quelques exceptions près, sont anhistoriques. Ou plutôt : anecdotiques, puisque les seules histoires qui les structurent concernent une déclinaison plus ou moins fidèle de ce schéma de base : Joe, pétri de remords, besogne Unetelle, pendant que madame Blos le croit à l’ouvrage.
Je généralise, mais ça fait du bien.
Mathieu Arsenault a raison quand il critique la mise en valeur, par le milieu littéraire québécois, d’œuvres « avec du souffle, de la maîtrise ». Ça, c’est le vrai n’importe quoi. Comme lorsqu’un quidam se pâme devant la « fraîcheur » d’un texte ou qu’un journaliste demande à une écrivaine de trente ans qui situe son roman dans le goulag, si son récit est « autobiographique ». Je partage l’avis d’Arsenault qui constate que lorsqu’« on parle de relève dans les médias, c’est d’ordinaire à ceci qu’on fait référence : l’espoir que survive ce rapport à la littérature », un rapport de pouvoir, j’ajouterais, à des œuvres qui donnent exactement ce qu’on attend d’elles, des œuvres dont on obtient facilement les faveurs.
Que faire ?
Simplement se remettre à lire et à écrire des livres qui font battre le cœur, pas d’un petit pincement, mais avec la cadence jouissive dont les livres « de nuit » ont le secret, quand s’attaquant au « deuil noir de toute vie » (Duras), ils ébranlent « nos assises historiques, culturelles, psychologiques » (Barthes). Une littérature massive (comme on le dit d’un infarctus) dont la forme est mise en tension par les affects jusqu’à ce que la vision s’embrouille, qu’on peine à respirer car les poumons, pas juste les yeux, se remplissent de l’eau qui donne le privilège de se noyer de l’intérieur.
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L’œuvre de Réjean Ducharme fait ça. Elle fait tellement ça qu’il faut parfois que j’arrête de la lire, tant je ne veux pas l’achever, tant j’ai besoin qu’elle reste vivante, forte de la possibilité de surprise que réserve ce qui n’est pas advenu.
Si Ducharme est un des écrivains que j’ai le plus pratiqué, j’ai pris soin de laisser un peu partout des morceaux non lus, en prévision des moments où les livres massifs viendraient à manquer. Et si c’est La fille de Christophe Colomb dont j’ai préservé les plus gros bouts, c’est parce que ce texte incarne pour moi l’acmé de l’œuvre, le moment où la tension entre forme et affect est à son comble. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce livre est le seul où Ducharme se prend pour un poète (comme il le dira de Godin), cumulant tant bien que mal (surtout mal) des milliers de vers qui rapportent l’histoire de Colombe, née de l’œuf de son père Christophe, à Manne, en Biélorussie. Roman inouï, tas de mirlitonnades dont on pourrait tirer l’hymne national de notre non-pays, le quatrième livre de Ducharme est marqué partout de cette ambivalence par rapport à la poésie, contre laquelle il faut avoir une dent, si on veut en faire quelque chose. Car ce genre, « littérature de la littérature » (Michon) quand il est autre chose que le chant mièvre et prévisible d’une âme prisonnière du démon de la métaphore et de l’analogie, est un mal nécessaire pour l’écrivain. Les romans les plus intéressants tendent vers la poésie, si on appelle comme ça l’hypervigilance de l’écrivain face au langage et à ses clichés. Joyce, Céline, Faulkner, Beckett, Cadiot, quand ils sont au sommet de leur puissance, produisent une énonciation proche du poème, à la différence qu’elle s’incarne dans des personnages, ce qui permet de résister à la « hauteur » qui rend la poésie si grandiloquente.
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J’entends la voix de Bérénice Einberg qui revendique sans cesse la vacherie, sachant qu’elle n’est pas de « ceux qui bâtissent des cathédrales », et que « [s]on doute est meilleur que [s]on assurance ».
Iode Ssouvie, celle qui a « sucé la haine avec le lait », me dit, à travers la narration de L’océantume, qu’« il vaut mieux faire l’imbécile que faire que s’accroisse le nombre des imbéciles ».
Je détourne l’oreille quand Colombe chante, pour garder pour plus tard la joie de trouver des « vers dans [s]es rimes ».
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À travers ses interminables bourlingues, Colombe Colomb sacre en huron (« Asti ! Kâliss ! Sibouair ! Kriss ! Tabarnak ! »), se trouve laide, rencontre un nombre effarant d’animaux : Néron le héron, Bic la fourmi, Quadrimoteur la mouche, Tout-Doux le rhinocéros, Imbécile la girafe, Anticonstitutionnellement le chat, et les Cent rats, prénommés Un, Deux, Trois, etc. (Quinze, dit-on, ressemble à Lesage). Tout ce beau monde se regroupe pour tuer les humains, sous le regard malicieux d’Al Capone, pseudonyme de Dieu.
N’importe quoi ? Oui, vous avez tout compris.
Si le projet de Ducharme est « d’aller loin dans la niaiserie », c’est qu’il s’agit de la seule posture que peut adopter l’écrivain qui vit cruellement l’arbitraire du monde et des langues, surtout dans un temps qui valorise une littérature de maîtrise, faite par des gens intelligents, qui cherchent à dire des choses très importantes. Oui, c’est bartlebien, oui c’est passif-agressif. Mais la meilleure défense, c’est l’attaque : « Si tu ne laisses pas de messages, tu es baisé », dit le narrateur de La fille de Christophe Colomb. Évidemment, Rimbaud, avant Ducharme, l’avait compris : la seule manière de résister aux « assis » consiste à perdre ses amis, se cultiver des verrues sur le visage, regarder des émissions idiotes.
Tout ce que je raconte rappelle l’hypothèse du critique d’art contemporain Jean-Yves Jouannais, qui considère que l’idiotie est la clé de voûte d’une histoire secrète des pratiques artistiques du XXe siècle, que cette posture niaiseuse que je défends menace les tenants du savoir et la « noblesse » des milieux cultivés. Bien sûr, la réplique des puissants vient sans attendre. Selon Jouannais, elle a pris la forme du mythe de l’artiste fou, beaucoup plus rassurant que celui qui joue à l’idiot, le discours et la morale s’accommodant davantage des dérives du premier que du nihilisme du second.
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L’erreur est humaine et ce n’est pas moi qui vais m’en vexer.
J’ai commencé dans le métier avec un livre de poésie, sorte d’autobiographie autiste, baignée dans ma lecture de Ponge (« sans doute ne suis-je pas trop intelligent ») et de Ducharme, dont j’admire la critique de la pose de l’écrivain (« je ne suis pas un homme de lettres, je suis un homme ») et de l’idéologie puérile de la « création littéraire ». Comme l’importance de la poésie se voit partout chez Ducharme, je me suis mis en tête de déposer dans sa boîte aux lettres mon premier livre. Et comme pour toute mauvaise idée, il me fallait une complice : j’ai décidé d’embarquer dans mon plan une jolie fille avec qui je perdais mon temps, à l’époque, et qui avait étudié chez les Eudistes. Nous nous sommes rendus pas très loin de chez Ducharme, puis j’ai eu un assez bon mal de ventre, si bien que nous avons dû retraiter chez Dic Ann’s, avant que je panique et qu’on rentre chacun chez soi avec un plan avorté.
Parler de tout ça me fait réaliser que je dois un cadeau à Ducharme.
Aujourd’hui, 19 juillet 2011, je me reprends :
Cher Ducharme,
Merci pour vos livres. Ils me font du bien quand j’ai froid. Je ne sais pas si vous êtes d’accord, mais je trouve que le Québec a besoin de nouveaux niaiseux pour faire advenir une « période vache » juste à nous, pour donner à notre littérature la chance de « faire un gâchis dans cette belle histoire » pour que s’interrompent un instant le rire des rieurs et le règne des bien-pensants. Que devenez-vous ? Nous sommes plusieurs à attendre votre prochain livre.