J’avais quinze ans quand j’ai lu pour la première fois un texte d’Asimov. C’était le 19 décembre 1970, un samedi particulièrement froid comme il y en avait toujours à cette époque en décembre.
Calé au fond du monumental fauteuil du grand-père (seul un ado peut se caler ainsi dans un fauteuil), je tenais entre mes mains le programme de la journée : Les 20 meilleurs récits de science-fiction, une anthologie de Hubert Juin qui venait de paraître chez Marabout. La nouvelle d’Asimov, intitulée « Les mouches », y côtoyait « La patrouille du temps » de Poul Anderson, « La bibliothèque de Babel » de Jorge Luis Borges, « Axolotl » de Julio Cortázar, « Le père truqué » de Philip K. Dick… et bien d’autres chefs-d’œuvre. Soyons clairs : la nouvelle du bon docteur ne faisait pas le poids !
Quatre mois plus tard, un soir d’avril 1971, j’abordais « Toute la misère du monde ». Même résultat décevant : ce n’était pas la nouvelle la plus intéressante d’Après, l’anthologie de Charles Nuetzel. Ce fut pareil en août de la même année : « Sally », l’histoire de voiture parlante qui prenait place dans Le temps sauvage, n’avait rien pour m’impressionner. Comme c’était Asimov lui-même qui avait composé l’antho, je m’étais dit que sa réputation de grand maître de la science-fiction américaine était manifestement surfaite.
Il se passa donc une éternité (c’est-à-dire presque un an) avant que l’ado que j’étais ne se décide, sans grand enthousiasme, à lire de nouveau quelque chose d’Asimov. En fait, c’est en prenant connaissance, dans un vieux numéro de la revue Fiction, de l’anecdote selon laquelle Isaac Asimov et Arthur C. Clarke, en 1966, s’étaient respectivement proclamés, dans un élan de modestie mutuelle, écrivains n? 1 et 2 de la vulgarisation scientifique, et n? 2 et 1 de la science-fiction, que j’ai décidé de me réessayer à le lire. C’était à l’été 1972, au bord du fleuve, au chalet du grand-père. Calé dans une chaise Adirondack (seul un ado peut se caler dans une telle chaise), j’ai commencé Les cavernes d’acier. Trois heures plus tard, gelé jusqu’aux os (dans le Bas-Saint-Laurent, à cette époque, il faisait toujours froid en juillet), je réintégrais la réalité après un extraordinaire voyage dans le futur pendant lequel j’avais accompagné l’inspecteur Elijah Baley, de la police de New York, et le Spacien R. Daneel Olivaw, sur une Terre surpeuplée qui craignait comme la peste les mystérieux habitants des Mondes Extérieurs.
En prime, j’avais vu à l’œuvre les trois lois de la robotique !
Il fallut que je patiente une interminable semaine pour qu’on retourne enfin à la maison et que je puisse dévorer Face aux feux du soleil, puis Le livre des robots. J’ai littéralement bu les paroles de la très analytique et très rationnelle Susan Calvin (que j’aime toujours d’amour positronique, quarante ans plus tard). Je venais de trouver pourquoi tant de gens considéraient Asimov comme l’un des grands auteurs du genre : clarté du concept, simplicité de l’écriture (simplisme du support narratif, diront les esprits chagrins), rigueur de la démonstration… et humour bon enfant ! Néanmoins, c’est seulement quelques mois plus tard, alors que j’avais la tête pleine d’intégrales et de dérivées, de valences et de vecteurs (je venais d’entrer au cégep de Limoilou en sciences pures) que j’ai vraiment trouvé mon Asimov.
J’ai lu la trilogie Fondation en une fin de semaine. Un véritable choc, pour le jeune étudiant en sciences que j’étais : Hari Seldon, fondateur de la psychohistoire, une « science » permettant de contrôler les orientations de l’histoire sur des milliers d’années, postulait que l’empire galactique s’effondrerait dans cinq siècles et que s’ensuivraient trente millénaires de barbarie. Son pari : ramener à mille ans la durée de l’âge noir, grâce à la création de ses « fondations »… On comprendra mon engouement : quand on a dix-sept ans, il est normal – et sain – de vouloir changer le monde !
Ma première lecture du cycle a été passionnante, même si l’action y est avant tout cérébrale, qu’on y parle beaucoup plus qu’on y agit et que l’ensemble des événements est, somme toute, le fruit des machinations d’un démiurge qui oriente le devenir de l’humanité et de l’ensemble des humains. Ma première relecture du cycle, alors que, deux ans plus tard, j’entrais à l’université, a été encore plus déterminante. Entre-temps, j’avais lu tous les textes d’Asimov disponibles en français (quelques centaines), livres de vulgarisation scientifique compris, mais aussi tous les écrits qui parlaient d’Asimov lui-même.
En fait, j’ai compris (on comprend vite, quand on est jeune) que mon Asimov, en imaginant la psychohistoire, cherchait avant tout à contrôler son propre futur, à maîtriser la dure réalité qui l’entourait… dont ses difficultés à obtenir son diplôme de biochimiste. C’est effectivement alors qu’il était toujours un nerd par excellence (ce n’est pas moi qui le dis, mais ses « amis » d’alors !), entre dix-neuf et vingt-deux ans, qu’il a imaginé les premières nouvelles qui allaient composer ses deux célèbres cycles, Fondation et Les robots.
Mal à l’aise devant les réactions non rationnelles de ses semblables – comme celle de lui faire des misères à l’université –, mon Asimov a décidé très tôt de modeler son futur une touche de dactylo à la fois, loin des humains (il adorait écrire dans une pièce sans fenêtre de sa maison). Nouvelle après nouvelle, roman après roman, essai après essai, il a aligné sa prose simple, limpide et toujours érudite, sans aucune défaillance pendant plus d’un demi-siècle. Je soulignerai cependant Les dieux eux-mêmes, un roman parfaitement non asimovien en ce qu’on y trouve non seulement des extraterrestres et du sexe, mais aussi une structure narrative tarabiscotée et un réquisitoire incisif face à la bêtise des humains en général et des scientifiques en particulier, bref un opus aux antipodes de ce à quoi notre stéréotypé et toujours courtois docteur nous avait habitués.
Depuis le milieu des années 1970, j’ai relu quelques fois la trilogie de Fondation, toujours avec bonheur – je ne peux en dire autant des romans qui ont fait gonfler le cycle – et j’ai même serré la main de l’auteur. C’était en 1980, à la convention mondiale de science-fiction de Boston (Noreascon II). Le « jeune » sexagénaire à rouflaquettes s’y montra à la fois exubérant, pétillant d’intelligence et toujours aussi nerd – un vrai auteur de SF, quoi ! En l’écoutant échanger avec plaisir des blagues avec des fans, je m’étais rappelé la phrase d’un personnage de La fin de l’éternité que Jacques Bergier avait citée dans sa préface à une édition de Fondation : « Supprimez les interactions de l’homme par rapport à l’homme, et sitôt disparaît le principal intérêt de l’existence : la plupart des valeurs intellectuelles s’effritent ; il ne reste pratiquement aucune raison de vivre ».
L’homme nous a quittés malgré lui en 1992. C’est pourtant toujours en ayant cette phrase en tête que je relis mon Asimov. Comme si Hari était encore là… et même si moi, j’ai de moins en moins de futur à contrôler.