Le désir, selon Hegel, c’est du rien qui se change en quelque chose, c’est ce qui est au soubassement de ce qui advient.
Hélène Pedneault l’avait bien compris, elle qui a écrit La force du désir, un des plus beaux textes de mobilisation de la nation québécoise en faveur de l’indépendance du Québec ; elle qui a écrit les paroles de la chanson « Du pain et des roses » pour accompagner la première marche mondiale des femmes en faveur de leur émancipation, partout sur la terre.
En faveur. Car il s’agit bien de cela. Comme je l’ai écrit, dans un texte hommage, le jour de sa mort, le premier décembre 2008, « cette femme était tout entière dans son amour. Comment dire autrement qu’elle guerroyait uniquement pour, jamais contre, même quand elle fustigeait les malveillants, leur bassesse et leur violence ». Même quand indignée jusqu’à la révolte, elle dénonçait avec virulence l’injustice sous toutes ses formes, elle proposait dans le même souffle solutions et actions porteuses d’espoir.
Une grande aristocrate de l’expression populaire
Elle écrit clairement, a des opinions fortes basées sur une information exacte et étendue, critique avec courage un monde blâmable, mais ne tombe jamais dans le moralisme, son humour décapant et son formidable sens de la métaphore la protégeant d’un tel travers.
Dans ses innombrables chroniques, même dans celles un peu désuètes, parce que trop collées à l’immédiateté de l’événement, brille la pensée, la véritable, la vraie, exprimée dans des rendus émotifs, des propos brefs, plus profonds et plus efficaces que les longues analyses sociologiques, les vaines spéculations psychologiques et les bavardages journalistiques des trop nombreux interprètes patentés de la chose publique.
La lucidité d’Hélène Pedneault, née de sa faculté d’indignation innée « depuis le liquide amniotique et peut-être même avant », est une révolution à elle seule. Elle relève d’un pessimisme qui, loin de l’enfermer dans un égoïste quant-à-soi ou dans une résignation passive, galvanise l’écrivaine militante. L’action exige un éveil constant, car « les humains sont lourds à déplacer ». D’où son style provocateur, à la fois et également cordial. Il ne suffit pas de soulever l’indignation, il faut en montrer la veine libératrice. Chaque chronique révèle dans les faits relevés la quotidienneté des spoliations infligées aux femmes et aux hommes à la merci de la voracité et de la cruauté des détenteurs abusifs des pouvoirs dans toutes les sphères de l’activité humaine, sociale et privée. Soudain par l’effet d’un retournement ironique du regard, parfois d’une drôlerie éclatante, parfois subtile, apparaît la faille par où envahir et ébranler les potentats et leurs gérants d’estrade. Et c’est dans ce rire tonitruant ou insidieux que réside le style absolument singulier de cette écrivaine blasphématoire, sans recours facile aux mots grossiers, aux mots injurieux. Iconoclaste par son refus de soumission à quelque hiérarchie céleste et terrestre que ce soit, Pedneault n’obéit qu’à la seule obligation qu’elle s’impose de consacrer son énergie et sa plume à la défense et à la promotion de l’indépendance du Québec, de l’émancipation des femmes, de la prise de conscience par chaque être humain de la valeur intrinsèque de son humanité, bref, à l’apologie de la liberté et de l’équité. Pedneault n’a d’autre ambition que de partager ses idéaux avec le peuple qu’elle aime au-delà d’elle-même et qu’elle croit contre vents et marées apte aux désirs de liberté et d’équité et aux actes libérateurs.
L’écriture dans tous ses états
Les combats d’Hélène Pedneault furent si nombreux, livrés de si nombreuses manières et sur des scènes si diverses, qu’il serait impossible d’en établir dans ces pages l’inventaire complet. D’ailleurs, on peut en trouver l’énumération, la description et la critique, en recourant à Google. Mon projet est d’un autre ordre, il vise à souligner comment cette militante indépendantiste et féministe infatigable était avant tout une écrivaine. C’est en tant qu’écrivaine qu’elle a mené toutes ses luttes. Connaissant la redoutable puissance de subversion des mots adéquats à la pensée revendicatrice d’équité et de liberté, leur faculté de saisie et de divulgation des structures de la domination et de l’exploitation et, par conséquent, leur implacable capacité de déstabilisation des pouvoirs usurpés, elle les a utilisés délibérément à cette fin. Tirant de chacun la totalité de ses significations, elle fait éclater dans tous ses écrits la logique truquée des situations oppressives, révélant par là même leur brutalité et la fragilité de leurs assises.
Dans ses brèves chroniques rédigées au fil des ans pour la presse, la radio et la télévision et réunies dans Chroniques délinquantes de La vie en rose dans Mon enfance et autres tragédies politiques, comme dans son essai Pour en finir avec l’excellence, Hélène Pedneault met en scène le sujet, individuel et collectif, et le fait voir comme l’absolu contraire de la marchandise. Alors apparaît le monde souhaité, un monde tiré vers le haut où primeraient la justice et la volonté de l’établir. Monde d’autant plus désirable qu’elle le fait surgir de l’univers décrié du productivisme spoliateur, de l’argent comme mesure de toutes choses et de l’inégalité des rapports sociaux entre les possédants et les démunis, entre les hommes et les femmes, ces derniers se doublant de l’inégalité des rapports individuels.
Plus encore que les calamités sociales évitables dénoncées par la polémiste, les malheurs inhérents à la condition humaine émeuvent Hélène Pedneault, lui causent une douleur si vive qu’elle la compare, par une métaphore révélatrice de sa violence, à la douleur des volcans. D’où l’immense et paradoxale mise en exergue dans son œuvre proprement littéraire du goût du bonheur, toujours lié à la puissance d’aimer, à la joie d’être aimée.
Et c’est parce qu’elle est écrivaine, artiste forgée autant par son expérience intérieure et assumée de la solitude et du silence que par sa sensibilité généreuse aux êtres et aux événements qui les touchent, qu’elle sent d’emblée, avant toute connaissance avérée, le pouls du monde et qu’elle s’indigne de ses turpitudes, autant qu’elle s’émerveille de ses beautés et de ses bontés.
Sa pièce, La déposition, ses mémoires, La douleur des volcans,et son inclassable Les carnets du lac des textes bouleversants, dans lesquels l’écrivaine exprime sans dissimulation et pourtant en toute pudeur l’impétuosité de son âme ardente, façonnée par les vives, inquiétantes et agressantes sensations éprouvées dans son enfance. Une enfance baignée « à l’eau maudite » des conventions familiales, religieuses et sociales, ce qui, paradoxalement, lui enseigne le goût de la liberté et du bonheur, la détourne à jamais de tous les conformismes.
Hélène Pedneault nous lègue ainsi une œuvre littéraire engagée et lumineuse, écrite avec perspicacité, émotion et verve dans un style inimitable, dans laquelle se mêlent inextricablement profondeur de la pensée, étendue de la culture, humour ravageur, tendresse féconde.
Source d’inspiration
L’influence de ses écrits n’est pas encore mesurable. Elle est pourtant certaine, parce que le vrai de son discours n’existe pas seulement dans son énoncé, mais, d’ores et déjà dans ses retombées, comme nous le montrent les lectures publiques de ses textes et les hommages que lui rendaient encore récemment féministes et indépendantistes1. En ce moment de l’histoire des femmes et de notre histoire nationale, en ce moment du triomphe mondial de l’individualisme amnésique, il devient urgent de faire face aux reculs désastreux des acquis des luttes émancipatrices. Les questions d’Hélène Pedneault, ses affirmations et incertitudes rejoignent par dizaines celles du même ordre aujourd’hui soulevées partout dans le monde occidental par les femmes et les hommes qui se sentent responsables du monde entier autant que d’eux-mêmes et qui désirent en assumer le poids pour l’advenue d’un meilleur avenir. L’œuvre subversive d’Hélène Pedneault leur sera pour longtemps source d’inspiration.
Femme, Québécoise, travailleuse sans emploi permanent (pigiste en recherche perpétuelle d’un contrat), Hélène Pedneault connaissait intimement tous les effets de la dépossession de soi.
1. Hélène Pedneault a reçu le titre de Patriote de l’année de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal le 15 novembre 2009.
Hélène Pedneault a publié, entre autres :
La déposition, théâtre (créée à Montréal en 1988, traduite en cinq langues et jouée en France, en Italie, en Belgique, au Canada, en Suisse, en Allemagne, en Hollande et aux États-Unis), VLB, 1988 , Lanctôt, 1997 et Actes Sud-Papiers, 1991 ; Notre Clémence, avec Marie-Claude Trépanier, L’Homme, 1989 ; Pour en finir avec l’excellence, Boréal, 1992 ; La douleur des volcans, prix Edgar-Lespérance, VLB, 1992 ; Tout Clémence, VLB, 1993 ; Les chroniques délinquantes de La vie en rose*, VLB, 1988 et Lanctôt, 2002 ; Les carnets du lac (1993-1999), Lanctôt, 2000 ; Mon enfance et autres tragédies politiques, Michel Brûlé, 2004.
*La revue féministe La vie en rosea paru entre 1980 et 1987. Une version numérisée est disponible gratuitement sur le site Web de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ).
EXTRAITS
AVEZ-VOUS VU mon enfance quelque part ?
La douleur des volcans, p. 37.
À cinq ans, elle voulait écrire. Son rêve est pratiquement plus vieux qu’elle. Elle a fait de multiples détours. Elle n’est pas simple, à son grand désarroi. Elle aime aimer et être aimée, rire et être rie. Elle confond d’ailleurs souvent les deux. Vu que l’absolu n’existe pas dans la vie, c’est la seule chose qui l’intéresse. C’est pour ça qu’elle veut écrire et pour aimer les gens.
La douleur des volcans, p. 74.
La vérité, pourtant véritable, vraie, évidente et claire comme de l’eau de roche aura-t-elle toujours besoin d’épreuves ?
La douleur des volcans, p. 29.
LE MONDE EST LOURD. Je le porte comme une chevelure de béton.
La douleur des volcans, p. 114.
Dans la généalogie de l’indignation, la colère est la branche volcanique. C’est elle qui monte en premier aux barricades comme une tête brûlée qu’elle est, aveuglément, sur un coup de sang, une montée de fièvre, sans penser à protéger sa peau, et qui allume les incendies que l’indignation reprend à son compte. L’indignation organise la colère, oriente son feu, le documente, jette les cris inutiles aux vidanges, et donne du souffle seulement aux colères qui sont facteurs de changement. La colère peut être stérilisante ; l’indignation, féconde. La colère est une sprinteuse ; l’indignation est une marathonienne. La colère a la durée de vie d’une allumette ; l’indignation, celle d’une flamme olympique.
Je pourrais vous en parler longtemps. Je pratique les deux depuis longtemps, depuis le liquide amniotique, peut-être avant.
Mon enfance et autres tragédies politiques, p. 221.
Lui : Vous auriez pu refuser.
Elle : Elle me l’a demandé à moi, vous comprenez ? À moi, à personne d’autre. Elle m’a demandé de lui donnerla mort. Comme un cadeau. Je ne pouvais pas la lui refuser. Elle a eu besoin de moi, de moi seule. Elle savait que ça prenait une over-dose ‘amour pour y arriver et c’est à moi qu’elle l’a demandéc « Je ne veux plus souffrir, je compte sur toi. » Je comptesur toi. Elle ne m’avait jamais rien demandé. J’ai dit : « Oui, maman ! ». Je lui ai dit oui. Alors qu’on ne s’était jamais parlé avant. Je lui ai dit oui.
La déposition, p. 96.
Elle m’a expliqué aujourd’hui qu’elle avait compris quelque chose de très important. Je ne sais pas si je comprends bien ce qu’elle comprend, mais elle dit qu’elle a découvert que, derrière le masque du pouvoir, les gens qui tuent sont très souvent des adorateurs de l’ignorance. C’est pour cela qu’ils tuent souvent dans des écoles et des lieux de savoir […]. Dans les lieux de connaissance, ils brûlent aussi les porteurs de la connaissance, livres et archives. Elle m’a raconté l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie, les nombreux autodafés des nazis et de tant d’autres peuples conquérants […]. Elle dit que ce n’est pas un hasard de la guerre.
Les carnets du lac, p. 52.
Et si elle faisait de la littérature ? J’ai vaguement entendu parler de ce canal secret qu’ils se sont creusé pour mieux explorer ce qu’ils ne connaissent pas.
Les carnets du lac, p. 58.
Les promoteurs de l’excellence ne nous l’ont pas dit, mais ils en ont fait glisser le sens quand ils ont ramené sur la place du marché cette bonne vieille mesureuse de mérites. De moyen, elle est soudainement devenue un but. C’est l’astuce diabolique de notre belle société néolibérale matérialiste que de transformer en buts ce qui n’aurait dû rester que des moyens, entre autres l’argent et la technique.
Pour en finir avec l’excellence, p. 54.
Ça y est, la science fornique. Les lits vont devenir une espèce en voie de disparition, comme les baleines bleues.
Depuis qu’une seringue peut s’accoupler avec un bocal, il n’y a plus de complexes, plus de gêne, seulement des gènes
La reproduction est assurée, nous pouvons enfin nous reposer de l’amour, cette horrible maladie souffrante qui finit mal une fois et trois quarts sur deux… Merci la science, vive la mère machine
Les chroniques délinquantes de La vie en rose, p. 148-149.