UNE PIÈCE EN UN ACTE
ELLE : femme début trentaine
LUI : homme fin trentaine
INFIRMIÈRE
Un matin d’été. Une salle d’attente dans une clinique médicale. Une banquette. Une table basse sur laquelle il y a des revues.
Quand l’éclairage monte, l’homme et la femme sont debout l’un en face de l’autre. L’homme a un porte-document à la main. Il le dépose sur la banquette. Ils se font la bise. Durant ce qui suit, l’homme garde ses deux mains sur les épaules de la femme.
ELLE – Merci. Ton « meeting » au Capitole avec le sous-ministre ?
LUI – T’en fais pas. Si j’avais besoin de toi, tu ferais pareil.
ELLE – Absolument.
LUI – Je le sais.
ELLE – Sans hésiter. N’importe quoi.
LUI – Je le sais.
ELLE – N’importe quand.
LUI – Tu ferais pareil.
ELLE – Tu peux compter sur moi.
LUI – Je le sais. C’est pour ça que je suis là.
ELLE – Je suis tellement reconnaissante.
LUI – Dis-le pas. C’est pas nécessaire.
ELLE – Je le dis pas mais je le pense pareil.
LUI – Ça me fait plaisir.
Courte pause. Puis ils s’assoient. En s’assoyant… Changement de ton.
LUI – J’t’en devais une de toute façon. (Elle cherche mais ne trouve pas.) En mars ? La fois de
ELLE – (Trouvant.) La fois de l’Anglaise ?
LUI – L’Américaine. La petite brune qui sous-louait l’appart de ton patron sur Saint-Denis.
ELLE – Celle en stage de formation. Marcia.
LUI – Marcy.
ELLE – Est-ce qu’elle avait vingt ans ?
LUI – Je sais pas ce qui m’a pris.
ELLE – Tu l’as revue après ce soir-là ?
LUI – Non. Oui. Un après-midi.
ELLE – Vieux cochon.
LUI – C’est elle qui m’a appelé. Tu l’avais vue ? J’ai pas pu résister.
ELLE – Mariette a jamais su ?
LUI – Non. Mais c’est fini tout ça.
ELLE – (Incrédule.) Ah oui ?
LUI – Fini. (Elle le regarde, incrédule.) J’te jure. Fini.
ELLE – Excuse-moi si je te crois pas.
LUI – Ç’a été la dernière. (Elle rit, incrédule.) J’te jure.
ELLE – Eh. C’est moi.
LUI – Tu penses que j’te mens ?
ELLE – Non. J’pense que tu le penses. J’pense que t’es sincère. Là. Tout de suite. Pour le moment.
LUI – Mais que ça va pas durer ?
ELLE – T’es un prédateur. C’est dans ta nature.
Courte pause.
ELLE – t’ai blessé ?
LUI – Non. C’est juste
ELLE – Je voulais pas te blesser.
LUI – Je sais. C’est juste
Vraiment.
LUI – Je sais.
ELLE – C’est le mot « prédateur » ?
LUI – Oui.
ELLE – J’suis à dix minutes de mon deuxième avortement en trois ans, c’est le premier mot qui m’est venu. Je me demande pourquoi.
Pause
LUI – Je nous ai réservé une table au Momento sur Cartier pour midi. Si ça te tente. Sens-toi pas obligée surtout.
ELLE – C’est gentil.
LUI – Ça se peut que tu aies envie d’être toute seule après mais peut-être pas. C’est là en tout cas. La table sur la terrasse, l’invitation le soleil.
ELLE – On verra.
LUI – On verra.
ELLE – Merci. C’est vraiment très gentil.
Pause.
ELLE – Oh j’t’ai pas dit
LUI – Quoi ?
ELLE – Le contrat, mon contrat.
LUI – Ç’a marché ?
ELLE – C’est fait. Reste à signer.
LUI – Excellent.
ELLE – Un hic par exemple.
LUI – Oui ?
ELLE – J’peux pas le faire d’ici comme ils me l’avaient promis.
LUI – Oh.
ELLE – Ça se passe tout’ là-bas à Calgary.
LUI – Mais ?
ELLE – Oui, je sais. Avec l’Internet, le courriel, le chat pourquoi ? Mais c’est ça. Tout se passe à Calgary.
LUI – Oh. À partir de septembre ?
ELLE – Le premier.
LUI – C’est vite.
ELLE – Oui. J’ai beaucoup à faire. J’ai une liste. Ça finit plus. Peux-tu me tenir la main ?
Il lui prend immédiatement la main. Pause. Une foule d’émotions (colère, tristesse, découragement, etc.) montent à la surface – en silence. Puis alors qu’elle s’efforce de reprendre le dessus…
ELLE – Ça vient par vague.
Pause.
LUI – Le père ?
ELLE – Sh. Si tu veux pas que je me remette à parler de « prédateurs », sh
Elle rit, pleure. S’efforce toujours de reprendre le dessus. Pause.
LUI – Si je peux aider Pour ton déménagement. Si y’a des choses sur ta liste dont je peux m’occuper hésite pas.
ELLE – C’est gentil. « C’est gentil, t’es gentil » j’arrête pas de dire ça. Au fond t’es pas gentil pantoute. Tu l’es pas. T’es un hostie d’égoïste qui pense juste à toi pis à ton image pis à ce que le sous-ministre va penser de toi pis à tromper ta blonde avec des Anglaises de passage qui ont des apparts avec vue sur les Plaines pis
Nouvelle vague, plus forte. Sans jamais lui lâcher la main…
ELLE – Qu’est-ce que tu fais ici ? Pourquoi t’es ici ? Ici ? Là, là ? Avec moi ? J’suis qui pour toi ? Ça fait cinq ans qu’on est pus ensemble. Mais on se voit, on lunche, tu m’appelles, je t’appelle, on lunche, tu me contes tes aventures, tes prouesses de on lunche au Capitole, on lunche au Momento, on lunche, on lunche, on lunche. C’est quoi ça ? Ça veut dire quoi ? Excuse-moi. Ça va passer. (Courte pause.) Ça va passer. Ça va passer. (Courte pause.)Ça passe. (Courte pause.) Ça passe.
Pause. Elle a repris le dessus. Toujours main dans la main…
LUI – Tu vas être partie comment longtemps ?
ELLE – Si j’y vais au moins six mois, huit, peut-être un an.
LUI – Si ?
ELLE – Non. J’y vais. C’est juste que j’ai pas signé encore. Le contrat est chez moi qui m’attend. C’est juste que je me suis dit – c’est un peu fou mais – mais je me suis dit que je le signerais en revenant d’ici.
LUI – Un geste.
ELLE – Un geste. Nouveau début. Tourner la page. – Ah calvaire. Ça va, ça va – Oui, un geste. Une action. Une euh…
LUI – Affirmation ?
ELLE – Affirmation. Merci. Oui. Je suis belle, je suis intelligente, je suis forte. Je parle l’anglais.
LUI – Your english is good.
ELLE – My english is fucking good even if I was born in Lévis fait que tassez-vous, Calgary here I come.
Une voix des coulisses…
L’INFIRMIÈRE – Thivierge ?
En lui relâchant la main…
ELLE – Oui ?
L’infirmière entre avec une tablette rigide, se rend directement à la femme. En lui tendant sa carte d’assurance-maladie…
L’INFIRMIÈRE – J’vous remets votre carte. Ce sera pas très long. On va vous appeler.
Puis elle sort. Courte pause, puis…
ELLE – Mariette, elle a pas aussi quelque chose en septembre, elle a pas
LUI – Oui. Au département. Y’a quelqu’un qui a quitté je te l’ai conté.
ELLE – Oui. Elle avance vite.
LUI – Elle est très contente. Plus d’argent.
ELLE – C’est une fille intelligente. Tes blondes sont toujours intelligentes. T’es moins regardant pour tes aventures d’un soir mais tes blondes
Il lui reprend la main. Elle se tait. Courte pause.
ELLE – Là, c’est le moment dans ma tête c’est le moment où je me lève, je sors et advienne que pourra. Je serais pas la première. J’suis sûre que ça arrive tout le temps. Advienne que pourra. Y doit avoir des bons obstétriciens à Calgary.
LUI – Ça fait mal ?
ELLE – C’est pire. On sent rien.
Il s’approche d’elle, la regarde dans les yeux, pose sa main libre sur sa joue à elle.
LUI – J’suis là.
Il l’embrasse sur les lèvres. Un bec plutôt qu’un vrai baiser.
ELLE – Oui.
Il l’embrasse encore, tendrement. Ils se regardent. Il l’embrasse de nouveau plus longuement. Ils se regardent. Tous les deux émus. Tous les deux surpris de ce qui se passe.
LUI – Oh.
ELLE – Oui ?
Tout en se tenant par la main, ils se détachent l’un de l’autre – mais qu’un tout petit peu.
ELLE – Ok. Ok. Là c’est le moment où tu me dis que tu m’aimes.
Brève pause. Il va parler mais elle l’arrête en posant un doigt sur la bouche.
[…]
Jean Marc Dalpé, poète, dramaturge, romancier et comédien, est né à Ottawa en 1957. Après ses études à l’Université d’Ottawa et au Conservatoire d’art dramatique de Québec, il co-fonde en 1979 le Théâtre de La Vieille 17 avant de se joindre à l’équipe du Théâtre du Nouvel-Ontario en 1982. En plus d’écrire pour la scène, il a traduit plusieurs pièces de l’anglais, enseigné à l’École nationale de théâtre du Canada, publié trois recueils de poésie. Il est également l’auteur de la télésérie Temps dur.
Jean Marc Dalpé a été trois fois lauréat du prix du Gouverneur général du Canada : en 1989 pour sa pièce Le chien, en 1999 pour son recueil de pièces Il n’y a que l’amour (dans lequel on retrouve notamment Trick or Treat) et en 2000 pour son roman Un vent se lève qui éparpille. Son plus récent texte pour le théâtre, Août, un repas à la campagne, a été récompensé par le Masque du texte original en 2006. Depuis 1997, il est membre de l’Ordre des francophones d’Amérique.
Jean Marc Dalpé a publié, entre autres :
Les murs de nos villages, Prise de parole, 1980 et 1993 ; Gens d’ici, Prise de parole, 1981 ; Hawkesbury Blues, Prise de parole, 1982 ; Et d’ailleurs, poésie, Prise de parole, 1984 ; Nickel, avec Brigitte Haentjens, Prise de parole, 1984 ; Les Rogers, avec Robert Bellefeuille et Robert Marinier, Prise de parole, 1985 ; Le chien, prix du Gouverneur général du Canada 1988, Prise de parole, 1987, 1990 et 2003 ; Eddy, prix Le Droit Lucky lady Il n’y a que l’amour, prix du Gouverneur général du Canada 1999, Prise de parole, 1999 ; Un vent se lève qui éparpille Août, un repas à la campagne, Prise de parole, 2006.