Les lettres équatoriennes avant la conquête espagnole
Grâce au témoignage des premiers chroniqueurs des Indes occidentales et surtout grâce à celui de Garcilaso de la Vega Inca, confirmé ultérieurement par les historiens Juan de Velasco et González Suárez, on sait que les aborigènes du Royaume de Quito (ainsi se nommait la région qui forme aujourd’hui la République de l’Équateur), chantaient en l’honneur du dieu Pachacámac. Dans leurs hymnes guerriers, ils célébraient les exploits de leurs héros, Cacha ou Atahualpa, qu’ils assimilaient à des divinités, comme le faisaient, dans leurs narrations héroïques, les Hindous de l’Inde ancienne et les Grecs. Au moment de la conquête espagnole, les Conquistadors ne se préoccupèrent nullement de préserver les trésors de la culture aborigène : les vestiges des civilisations précolombiennes furent détruits, soit par des soldats illettrés, aveuglés par la soif de richesses, soit encore, dans certains cas, par des missionnaires qui voyaient dans la destruction des souvenirs païens un moyen d’éloigner les aborigènes de leurs superstitions.
On comprend ainsi que, faute de documents, il soit difficile de parler d’une littérature aborigène proprement indigène, bien qu’il reste quelques poèmes indiens d’origine inconnue et discutée. Des « aravicos » équatoriens, il nous est resté une élégie remontant à la mort du dernier souverain de Quito, l’Inca Atahualpa. L’auteur, qui semble être un cacique d’Alangasí, évoque le milieu autochtone. Il émane de ce témoignage une intense émotion lyrique.
Les chroniqueurs des Indes
Au cours des trente premières années du XVIe siècle, la conquête de l’Amérique progresse. Entre 1525 et 1533, l’empire des Incas, le plus célèbre de ceux que conquirent les Espagnols, tombe sous les coups de l’audacieux Francisco Pizarro. Quito, la seconde capitale de l’empire de Huayna-Cápac et qui imposa sa suprématie politique à Cuzco avec les triomphes d’Atahualpa, est défendue par le général Rumiñahui. Devant l’avancée irrésistible d’un lieutenant de Pizarro, le capitaine Sebastián de Belalcázar, la ville est détruite et incendiée, ses trésors pillés et cachés. De la belle capitale des anciens Shyris, le capitaine ne trouva que des murs calcinés et des ruines fumantes. Cependant, sur ces murs sacrés, le 6 décembre 1534, sur l’ordre de Francisco Pizarro, s’érigeaient les fondements de la nouvelle ville castillane « San Francisco de Quito ».
De toute la littérature coloniale des premiers temps, le meilleur portrait de l’Amérique fut celui que réalisèrent les « Cronistas de Indias » , dont bon nombre étaient des soldats que les circonstances convertirent en écrivains spontanés, clairs et plaisants. Tels Bernal Díaz del Castillo, Cieza de León, et de tous le plus célèbre, peut-être le seul qui soit véritablement américain : Garcilaso de la Vega Inca, vigoureuse expression de l’intelligence métisse, plus Inca qu’Espagnol, et dans l’œuvre duquel palpite et vit la terre de ses ancêtres. Ainsi, à cette époque, la littérature équatorienne est une prolongation de la littérature espagnole, une expression spirituelle des habitants qui adoptèrent la langue et la civilisation espagnoles. Au début, ce sont des Espagnols qui viennent sur notre territoire, où ils écrivent leurs livres, conservés dans des éditions très rares. Ces « Cronistas de Indias » , font en quelque sorte partie de notre littérature : nous leur devons les premières notices géographiques et historiques de l’Équateur. Ainsi, historiens et érudits des siècles ultérieurs devront consulter les documents des Cronistas pour connaître aussi bien les origines de nos peuples que les événements des années de la conquête et de la colonisation.
Soulignons que parmi ces chroniqueurs, Cieza de León occupe une place toute particulière dans la littérature équatorienne et que Fray Marcos de Niza a été appelé par notre historien J. I. Barrera le « Cronista de Quito » (le chroniqueur de Quito).
La première école et les trois universités de Quito
D’année en année, les œuvres des Cronistas s’accumulent dans les archives d’Espagne et d’Amérique. À Quito, comme dans les capitales des Vice-Royautés ou des Audiences Royales, la vie littéraire s’intensifie. Les divers ordres religieux s’établissent ; avec les premiers couvents s’ouvrent les écoles ; les évêques et les missionnaires entreprennent leur œuvre d’instruction et d’apostolat.
En 1566 apparaît à Quito la première école où « l’on enseign[e] à lire et à écrire, la grammaire latine, la musique, la fabrication de chaussures, le tissage, la ferronnerie, l’ébénisterie, la charpenterie et la peinture, aussi bien pour les Espagnols que pour les Indigènes » . En 1594, l’évêque Solis établit le premier séminaire de San Luis et, déjà, les Jésuites donnent une forte impulsion aux études. En 1596 les Pères Augustins sont autorisés à fonder la première université. Les Jésuites les imitent en 1620 et les Dominicains, en 1688. L’expression littéraire était quasi inexistante, à peine contenue dans des dissertations métaphysiques et théologiques auxquelles se vouaient des religieux enfermés dans leur couvent ou des maîtres qui enseignaient depuis leur chaire.
Des tâtonnements du XVIe siècle aux imitateurs de Góngora et Quevedo
Le XVIe siècle en est un de tâtonnements, d’initiations pénibles, aussi bien dans les champs politique et civil, qu’intellectuel, culturel et religieux. La production littéraire est limitée, exception faite des relations des missionnaires, des comptes rendus des autorités, des homélies et des sermons. Jusqu’alors il n’y a pas une seule figure nationale qui puisse caractériser cette période ou une œuvre qui participe au développement de la littérature. Cependant à la fin du XVIe siècle, les établissements culturels, les séminaires, les couvents allaient devenir des incubateurs pour la culture. On créait le milieu propice où prospérerait la production littéraire, de même que d’autres œuvres artistiques. À Quito étaient construites les magnifiques églises que l’on admire encore de nos jours. En peinture et en sculpture apparaissaient les premiers noms qui, plus tard, devaient consacrer la célèbre « École de Quito ».
Quelques noms des XVIIe et XVIIIe siècles
À l’aube du XVIIe siècle apparaît une figure essentielle des lettres équatoriennes, un véritable écrivain, grâce auquel se créent les premières grandes pages de notre littérature : le Frère Gaspar de Villarroel. Il est vraiment étonnant de constater qu’en si peu de temps on ait pu rencontrer une figure de si haute valeur comme celle de ce religieux de l’ordre de Saint-Augustin. Il naquit à Quito en 1587. Dans la capitale même, puis à Lima, il poursuivit ses études. Professeur de théologie, il eut des charges importantes dans son Ordre. « Intelligence ayant une grande faculté d’assimilation, il écrivit sur presque tous les sujets de son époque », dit un historien. Cet écrivain prolifique nous a laissé, outre des sermons, des commentaires de discours et des relations, un maître livre : Gobierno eclesiástico pacífico. Là apparaît un écrivain d’une grande rigueur et doué d’une souplesse de style dont aucun auteur n’avait fait montre jusqu’alors. Son œuvre d’une érudition raffinée, d’une piété solide témoigne aussi d’un sens du pittoresque. Loin de négliger l’aspect anecdotique et une recherche poétique, ni l’intention didactique et moralisatrice, elle révèle de plus un grand esprit évangélisateur.
En 1675 fut imprimé à Madrid Ramillete de varias Flores Poéticas, recogidas y cultivadas en los primeros de sus años por el maestro Xacinto de Evia. Ce livre, un grand in-octavo de 400 pages, est un vrai joyau bibliographique et constitue un apport de toute première valeur à la poésie équatorienne. Xacinto de Evia, chronologiquement, est notre premier poète colonial.
Après Xacinto de Evia, l’histoire de la littérature nationale ne retient que quelques noms de poètes et d’orateurs, sans qu’aucun d’entre eux ne laisse une œuvre d’importance. Un autre fait mérite d’être mentionné, dans ce siècle si pauvre du point de vue littéraire ; apparaissent déjà dans nos lettres les noms de quelques femmes : Teresa de Ahumada, fille de Lorenzo de Cepeda, nièce de sainte Thérèse d’Avila et première carmélite équatorienne ; Gertrudis de San Ildefonso, nonne de Santa Clara ; Jeronima de Velasco, la quiténienne du groupe de femmes que Lope de Vega consacra dans son Laurel de Apolo ; enfin María Ana de Jesús Paredes y Flores, femme admirable, qui a laissé son nom aussi bien dans l’histoire de l’Église que dans celle de l’Équateur.
Une mission française à Quito au XVIIIe siècle
Au début du XVIIIe siècle, dans l’Audience Royale de Quito, se produisit un événement qui devait avoir des conséquences décisives pour l’avenir de son évolution politique, culturelle et littéraire. Jusqu’alors, l’influence espagnole autant en politique que dans les lettres était la seule qui existât dans les colonies. Les ports étaient fermés au commerce avec les nations européennes et il n’existait aucun lien qui rattachait celles-ci aux colonies hispano-américaines. Jalousement l’Espagne dominait les mers et imposait son monopole commercial et culturel.
En 1736 arriva à Quito une mission de savants français chargée de mesurer les arcs du méridien terrestre. Cet événement eut une importance capitale. L’Audience de Quito1 entrait en contact avec la pensée, la culture d’un autre peuple que l’espagnol. Dès lors, les événements du Nouveau Monde, surtout à partir de la Révolution de 1789, présentent bien des points communs avec ceux de la France. Surtout dans les lettres, l’influence française va être de plus en plus prédominante. Les savants de cette mission, Bouguer, Godin et La Condamine, sont en Amérique les représentants de la science française. Ils sont l’admiration des universités et des centres intellectuels ; on tient compte non seulement de leurs conceptions scientifiques, mais aussi de leurs idées philosophiques et de leurs goûts littéraires. L’influence de ces savants a eu une répercussion importante dans toutes les classes sociales. De leur côté, dans leurs « récits de voyage » , ils ne cachèrent pas leur étonnement de rencontrer en Équateur tant de personnes cultivées. La Condamine parle de l’aînée de la famille Dávalos de Riobamba qui joue divers instruments et peint des miniatures et de sa sœur, une fillette de dix ans, qui traduit parfaitement le français. « Dans cette maison loge les arts », écrivit le savant.
La grande joie de La Condamine fut de rencontrer Don Pedro Vicente Maldonado, gouverneur d’Esmeraldas, savant cultivé qui, avec le poète Aguirre, l’historien Velasco et l’essayiste Espejo, fait partie des personnages les plus célèbres de l’histoire équatorienne au XVIIIe siècle. La Condamine accompagna Maldonado en Europe. À Madrid, à Paris, à Londres, les sociétés scientifiques ouvrirent leurs portes à cet illustre créole équatorien et le comblèrent de distinctions. Les écrits du savant comme les publications des académiciens français contribuèrent à éveiller l’intérêt des centres européens pour l’Équateur, si lointain et si riche. Si Maldonado est le plus bel échantillon des sciences naturelles et physico-mathématiques sur notre sol, Juan Bautista Aguirre est le poète le plus brillant qu’ait vu naître l’Équateur pendant la période coloniale. De même que Villarroel est le prosateur principal, Aguirre est le poète sans rival et Juan de Velasco le grand connaisseur de sa Patrie. Dans ses écrits, ce dernier observe et recueille soigneusement la faune et la flore de son pays, ses traditions et ses coutumes ; ceci le conduira à la composition de son Historia del Reino de Quito. Son livre, véritable monument, à lui seul suffirait à donner du lustre aux lettres équatoriennes du XVIIIe siècle. Malgré les imperfections propres à son époque, il ouvrit la voie aux historiens du XIXe siècle : Cevallos et González Suárez. À côté des Maldonado, Aguirre et Velasco, on retrouve le polygraphe Eugenio de Espejo. Son nom évoque notre indépendance dont il est le principal annonciateur. Son œuvre est étroitement liée à la France qu’il apprit à connaître grâce aux académiciens de 1736.
De plus, l’apparition de la première imprimerie dans l’Audience de Quito (1755) marque une étape importante dans le développement de la pensée et des lettres nationales.
Eugenio Espejo : « le Précurseur »
La littérature équatorienne offre un cas remarquable : Eugenio Espejo, patriote ardent, avocat distingué et médecin éminent, est aussi un homme de lettres de grande valeur. Il a étudié Voltaire, Montesquieu et Rousseau. Il est considéré comme l’un des principaux écrivains, non seulement de l’indépendance équatorienne, mais aussi de toutes les républiques latino-américaines. Espejo fut emprisonné par les autorités espagnoles parce qu’il propageait parmi le peuple « des idées libérales et révolutionnaires ». En effet, malgré la censure espagnole, il avait reçu une copie de la « Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen » qu’il diffusait dans Quito, sa ville natale. Par ailleurs, on voit dans son œuvre la plus importante, El Nuevo Luciano de Quito (1792), une nette influence des instigateurs de la Révolution française. Dans les œuvres des écrivains français, on découvre clairement la source des remarquables conseils qu’Espejo donnait pour la formation des professeurs et du peuple, dans les colonnes de son journal Primicias de la Cultura en Quito. Les discours sur l’origine de l’inégalité entre les hommes et sur le contrat social contiennent en substance les idées qu’Espejo exposait pour demander la liberté des Américains et pour défendre les Indiens. Après les événements liés à l’arrivée des savants français, l’apparition d’Espejo est le fait intellectuel le plus saillant du XVIIIe siècle équatorien. Espejo est une figure typique. Ce n’est donc plus l’Espagnol ou le créole qui n’a d’américain que le fait d’être né sur cette terre. C’est un métis, le représentant de la nouvelle ethnie américaine où se mélangent le sang et la pensée de plusieurs races ; c’est l’heureux résultat de l’esprit castillan et de la terre aborigène, imprégnée de traditions. Il représente l’homme nouveau, originaire des anciens royaumes des Shyris et des Incas.
Il est facile alors de comprendre la place qu’Espejo occupe dans notre histoire et dans l’histoire hispano-américaine. Il en est le symbole et sa gloire, loin de s’effacer, s’accroît de jour en jour. Son œuvre acquiert une signification de plus en plus importante.
Écrivains de l’indépendance et du romantisme
Si l’indépendance américaine se réalisa au cours des vingt-cinq premières années du XIXe siècle et celle de l’Équateur, tout particulièrement entre 1809 et 1822, il n’en est pas moins certain que chez les « Caudillos » de la révolution comme chez les divers écrivains du XIXe siècle, les idées révolutionnaires de 1789 poursuivaient leur influence, notamment sur l’œuvre de notre grand président Vicente Rocafuerte et surtout sur celle de l’écrivain Juan Montalvo.
La même influence, se même sentiment d’égalité, de fraternité et de haine contre la tyrannie, le même culte de la liberté se retrouvent chez les écrivains au moment de l’indépendance. Des poètes chantent leurs héros, immortalisant en vers sublimes leurs exploits historiques en ces temps glorieux. Parmi eux, l’Équatorien José Joaquín Olmedo, un de nos sommets littéraires au XIXe siècle, mérite une étude attentive. Poète extraordinaire avec son « Canto a Bolívar », Olmedo introduisit le Libérateur, vivant encore, dans la légende.
Si les idées de la Révolution française inspirèrent nos politiciens et les fondateurs des républiques hispano-américaines, il est également certain que la France continue à être le guide et le mentor spirituel des peuples nouvellement formés. Nombreux sont nos gouvernants qui se rendent en France ou du moins voient de près ses institutions et son organisation. Tel est le cas dans notre histoire de deux de nos plus grand mandataires : Vicente Rocafuerte, grand admirateur de la France où il puisa ses idées politiques et progressistes, et le Président García Moreno, qui résida à deux reprises à Paris, et qui, dans son œuvre d’édification de la république, trouva en France un appui non seulement spirituel mais également pratique. Littérairement, dès la disparition d’Olmedo, l’œuvre culturelle de Rocafuerte et de García Moreno prend de l’importance. Il y a un nouvel et bel essor dans nos lettres.
Avec plusieurs années de retard parvint en Amérique l’influence des romantiques français. Nul d’entre eux, en son temps, n’exerça une influence plus féconde que Chateaubriand (le Chateaubriand des Martyrs, du Génie du Christianisme, d’Atala), le romancier catholique et chantre de l’Amérique. Il est vrai que pendant ce temps les romantiques espagnols (Espronceda, Zorilla, Bécquer…) avaient également leurs admirateurs et qu’à travers eux on connut Byron, Goethe, Shiller, mais pour des raisons politiques l’Amérique s’était éloignée de l’Espagne. Les luttes de l’indépendance étaient trop proches ; il était nécessaire que quelques années passent avant que le génie de Rubén Darío ne vint renouer les liens entre la mère patrie et ses enfants émancipés.
De l’américanisation de la littérature à l’âge d’or du XIXe siècle
Néanmoins le succès du romantisme n’a pas empêché beaucoup d’écrivains de travailler à l’« américanisation » de la littérature. Les poètes d’alors, à l’exception de quelques poètes épiques tels qu’Ercilla, avaient surtout décrit des paysages conventionnels et s’étaient attachés à imiter Horace, Virgile, Ovide. Mais après Bello, Echeverría, Heredia, Olmedo, en poésie et Jorge Isaacs, en prose, on peut parler d’une véritable « américanisation » de notre littérature.
Nous retiendrons le nom de Juan León Mera. Pendant cette période, il est sans aucun doute la première figure littéraire équatorienne. Poète, critique, historien, romancier, il est le grand représentant du romantisme équatorien et, dans ses œuvres, surtout dans son roman Cumandá, on devine des réminiscences d’Atala et son admiration pour Chateaubriand.
Mais, sans aucun doute, la figure la plus notable est celle de Juan Montalvo. Autant par ses relations avec l’histoire et la politique de l’Équateur que par son influence sur nos lettres, Montalvo acquiert une renommée universelle. En effet, en Amérique, en Espagne, en France, on admira cet homme qu’on appela « le Cosmopolite » et le « Cervantés de l’Amérique ». Montalvo vécut et mourut à Paris. Il publia quelques livres en France, c’est dire l’influence qu’a exercé sur lui la littérature française et, à travers lui, sur son temps et sur sa patrie. Paris a consacré sa mémoire et, côtoyant la statue de Francisco Miranda, son buste se dresse sur la place de la Porte Champerret, à côté de ceux de Rubén Darío (Nicaragua), de José Marti (Cuba), d’Andrés Bello (Vénézuela), de José Rodo (Uruguay), de Ricardo Palma (Pérou), de Justo Sierra (Mexique) et de Vicuña Mackenna (Chili).
Après cette période (1850-1880), la production littéraire, aussi bien en prose qu’en vers, connaît un grand essor. C’est avec raison que nous l’avons appelé notre « Âge d’Or ». La littérature équatorienne a non seulement une physionomie propre, mais elle occupe une place de choix, aussi bien dans l’ensemble des lettres hispano-américaines que dans la littérature espagnole. À cette époque le classicisme ressurgit, aussi bien du fait de la décadence du romantisme que de l’intervention des milieux ecclésiastiques d’où proviennent de remarquables hommes de lettres. C’est ainsi que réapparaît la tendance classique, marquée par le soin apporté à la langue et aux valeurs de l’éducation nettement humaniste donnée dans les collèges.
Comme il est bien difficile de choisir des noms, parmi les plus notoires, nous citerons :
– Le Groupe de Cuenca, formé de Miguel Moreno, Honorato Vásquez, Remigio Crespo Toral, peut-être le grand chef de file de ce courant littéraire : poète couronné de son vivant, prosateur, philosophe et talent universel ; son œuvre, bien que peu connue, est d’une grande fécondité.
– Le Groupe de Quito formé de Quintiliano Sánchez, de Carlos R. Robar et de l’Archevêque de Quito, F. González Suárez : historien, archéologue, orateur, critique ; sommité du continent américain.
Réalité à la fois surprenante et parfaitement reconnue, tous ces grands esprits, s’ils n’avaient pas vécu en France, comprenaient parfaitement cette langue ; leur culture était donc profondément hexagonale et, à travers leurs œuvres, se profilait l’influence des grands noms des lettres françaises.
Le mouvement symboliste et la « generación decapitada »
Entre 1900 et 1910, un changement de direction se fait sentir dans notre littérature ; il s’agit là d’une période de transition entre les formes classiques et le symbolisme français. Deux grands poètes précurseurs : Antonio Toledo, dont la poésie est fine, becquérienne2, et César Borja, maître dans l’art de peindre et de philosopher. C’est le premier à traduire Verlaine, Baudelaire, Leconte de L’Isle. Tandis que Manuel M. Sánchez prolonge la période antérieure, Fálquez Ampuero, notre principal parnassien, traduit aussi, avec une netteté et une élégance remarquables, les symbolistes français.
Avec le mouvement symboliste, survenu en Équateur avec un certain décalage, mais avec non moins de force, et avec la personnalité et l’influence de Rubén Darío, nos lettres connaissent une période de renouveau littéraire (1910-1930). À ce moment-là surgit une génération extraordinaire appelée « La generación decapitada », comprenant quatre poètes majeurs :
– Arturo Borja : plus par tempérament que grâce à son séjour à Paris, il assimile l’essence du symbolisme, et c’est le premier, chez nous, à suivre le maître nicaraguayen Rubén Darío.
– Ernesto Noboa : en appliquant le précepte de Verlaine, « De la musique avant toute chose », Noboa devient son parfait disciple. Il est un poète populaire et toujours actuel.
– Humberto Fierro : un poète moderniste qui, par ses thèmes, vit dans les siècles des églogues et des chevaliers, au milieu des parties de chasse ; c’est la poésie du souvenir et de la légende.
– Medardo A. Silva : les critiques voient en lui la nature poétique la plus exubérante qu’ait produite l’Équateur. C’est le grand continuateur de Rubén Darío ; bien que sa poésie évoque parfois celle de Samain, certaines de ces pages frisent le génie.
Ainsi ces auteurs maintiennent dans la conscience nationale un idéal de beauté, d’art et de culture et vivifient l’espérance (cette espérance qui, d’après Gabriel Marcel, « est à l’âme ce que la respiration est à l’être vivant »), même dans les années difficiles où progresse l’homme de l’ère informatique.
A. Darío Lara est membre de l’Académie équatorienne de la Langue espagnole et de l’Académie nationale de l’Histoire.
*Poème chanté, tiré de la littérature orale des Incas et des populations qui les ont précédées.
1. L’Audience Royale de San Francisco de Quito (1563-1822) est une structure administrative créée par la monarchie espagnole qui avait son propre territoire et une très vaste autonomie : justice, administration et économie pour asseoir et étendre le système coloniale. Durant son histoire, politiquement et militairement l’Audience Royale de Quito dépendait des Vice-Royaumes de Lima de Santa Fe de Bogotà jusqu’à l’indépendance (1822).
2. Inspirée de Gustavo Adolfo Becquer (écrivain espagnol, 1836-1870).
EXTRAITS
Juan Montalvo (1832-1889)
DU JOURNALISME
Parmi les inventions des temps modernes, le journalisme est l’une de celles qui a le plus contribué à la civilisation et au progrès du genre humain. Les anciens ne connaissaient pas ce genre de correspondance, et les idées des écrivains n’illuminaient que par à coups le cerveau de leur (sic) semblables. La rapidité est la devise de ces temps : on se déplace, on communique par la poste ; on pense, on sent plus vite ; et, ce qui n’est pas très flatteur, on vit, on meurt vite. L’imprimerie et le journalisme sont à la pensée ce que les chemins de fer et la vapeur sont aux intérêts matériels : le philosophe, le poète avaient besoin jadis de tas de parchemin pour se libérer de ce monde intérieur de conceptions et d’affections qui, s’agitant en leur for intérieur comme un dieu emprisonné, les rendait inquiets, pleins de cette divine inquiétude qu’éprouve celui qui se noie avec un univers au-dedans de lui-même. « Deus est in nobis » , disait le Romain ; et afin que cette divinité se répande à travers le monde transformée en vers harmonieux, Ovide avait besoin d’une foule de scribes pour copier et multiplier l’une après l’autre ses oeuvres immortelles. Jean de Gutenberg remédia à cet inconvénient en mettant des ailes à la pensée, car dans l’antiquité on avait coutume de marcher à pied et péniblement : maintenant on va à cheval, comme veut Lucien que progresse l’histoire ; maintenant on vole au milieu d’un tourbillon de fumée blanche, dans le mugissement et le fracas de la locomotive ; maintenant on se jette à la mer sans crainte, on brise les vagues et on défie les vents, et on mesure la terre en ligne droite […]
Œuvres choisies, tiré du Cosmopolite, Unesco/l’Harmatan, 1997, p. 47.
Vivre, c’est combattre, mais mourir, c’est succomber ; et la vie est un feu follet, une exhalation rapide et mystérieuse, une rafale de chagrins : cela ne vaut donc pas la peine d’être si insolent et si pervers. Ne serait-il pas préférable que nous nous prenions amicalement par la main, nous libérant par de tendres soupirs, nous consolant avec des paroles fraternelles, nous protégeant par de doux mouvements, et que nous entrions dans l’éternité comme des ombres paisibles et non comme de farouches fantômes qui vont à la recherche de l’enfer ? Si nous ne vivons qu’un jour, sachons-le vivre, et sachons-le vraiment : ce savoir n’est pas la cruauté, la convoitise, la morgue écrasante, l’infamie ; tout cela n’est qu’ignorance […]
Œuvres choisies, tiré du Cosmopolite, Unesco/l’Harmatan, 1997, p. 233.
Quels pleurs lamentables inondent tous les endroits de la nation ? Les hommes pleurent, les femmes pleurent ; les civils pleurent, les ecclésiastiques pleurent : il est parti…
Ils ne pleurent pas parce qu’il s’en va, mais parce qu’il ne veut pas s’en aller ni mourir, l’animal : les couards pleurent, alors qu’ils devraient lever le bras en finir avec ce scélérat qui ne peut rien faire contre un peuple honorable et courageux. Sa puissance, viendrait-elle par hasard de sa vigueur ? La faiblesse des autres, la fermeté de l’homme vil qui au moindre symptôme de colère populaire fait appel aux étrangers, les appelant à son secours. Que deviendrait-il si la nation se soulevait ? Que deviendraient ses complices et ses sbires continuellement noyés dans des boissons soporifiques et avilissantes ? Peuple, peuple. l’honneur a fui de ta poitrine, la honte de ton visage. As-tu vu sur toi une bête nuisible plus grossière, plus méprisable que celle-ci, qui suce la moelle de tes os ? Et tu ne te redresses pas, et tu ne te surpasses pas, et tu ne rugis pas de colère, et tu ne secoues pas de ton corps l’avide vampire qui a bu tout ton sang ! Honneur, point d’honneur, considération des autres nations, biens de fortune, il t’a tout mangé, tout. Et tu continues de le supporter; et, squelette grinçant, tu lui sers de cheval, et il te monte, et il te tue. Peuple, peuple équatorien, si tu n’inspirais pas le mépris par ton attente vile, la tristesse de ceux qui t’entendent et te regardent serait profonde. Un tyran, passe encore : on peut le supporter quinze ans; mais un malfaiteur ? Mais un brigand si abject, un assassin si infâme ? … Peuple, peuple équatorien, pars à la reconquête de ton honneur, et meurs s’il le faut.
Œuvres choisies, tiré des Catilinaires, Unesco/l’Harmatan, 1997, p. 268-269.