VERSION 2 : LA DANSEUSE
LA TOURISTE, L’HOMME TATOUÉ, LE CHANTEUR, FIGURANTS
LA TOURISTE – J’habitais près d’ici il y a longtemps Je me rappelle un matin, il y a eu des coups de feu.
Il y a eu la police et l’ambulance est venue le chercher. L’homme était très vieux. Il habitait le petit logement dont la porte donnait sur l’escalier menant au boulevard Champlain. Il sortait seulement pour l’épicerie. Il allait au magasin général tenu par les deux frères qui n’étaient jamais sortis de Québec ; jamais de leur vie. Avant il avait marché souvent jusqu’à l’église en haut de la côte et parfois à la quincaillerie ; pas souvent.
Un jour, lentement, le quartier s’est repeuplé. C’était vraiment bien parce que tout d’un coup, il y avait des jeunes et pas seulement les vieux, ceux qu’il connaissait depuis toujours, depuis l’enfance de ce quartier de pauvres.
Tout devenait lumineux et vivant. Il pouvait voir un peu de monde sans avoir à voyager.
L’été, il allait parfois s’asseoir au parc pour regarder les gens. L’hiver, on ne le voyait plus.
Puis, les commerçants sont arrivés et les rues sont devenues plus animées.
Et lui, il devenait plus sombre.
Son logement était convoité et des commerçants lui avaient fait des offres.
Un matin, il y a eu des coups de feu. De chez moi, j’ai entendu crier l’homme. Il hurlait des insultes. Je suis allée dans la rue. Derrière la maison où il habitait, il y avait un attroupement. En quelques minutes, la police était là. Le vieux avait tiré de sa fenêtre de devant, dans la rue, avec sa carabine de chasse, sans blesser personne.
Après un long temps, les ambulanciers sont arrivés et ils ont sorti l’homme allongé sur une civière. Il semblait toujours écumer de colère, mais il pleurait. Tout le monde a dit : C’est mieux comme ça. Il faut le protéger de lui-même. Il est trop vieux ; il sera mieux à l’hôpital. Et ils ont porté le petit corps de l’homme à l’Hôtel-Dieu. Plus tard, le commerçant chanceux m’a invitée à entrer dans la maison désertée. Il n’y avait qu’une pièce, sans chauffage : dans un coin, un calorifère électrique. Pas de baignoire non plus, ni d’eau chaude. Du robinet d’un petit évier coulait un mince filet d’eau froide. Dans un coin, un matelas et une couverture de laine rude ; des bas gris. Une petite table de bois, une chaise. C’était ça qu’il protégeait.
Les murs et les planchers avaient été recouverts de journaux.
Si on les effeuille, ils racontent l’histoire de la vie de l’homme à rebours. Ou alors, celle de la vie des autres.
Tout près, dans une autre maison habitait une femme, très vieille aussi. Elle était née dans la rue au tout début du siècle et elle avait connu l’époque des marins, quand le quartier faisait vraiment office de port.
Elle était toute petite, mais elle avait une voix forte et grave, un peu éraillée. Souvent dans sa jeunesse, elle avait allumé une lanterne rouge à sa fenêtre. Les marins venaient la voir pour le sexe, mais aussi parce qu’elle était drôle et savait raconter les histoires.
Elle n’était pas jolie, mais elle avait ce rire qui fait exploser la beauté de ceux qui n’ont pas froid aux yeux. Son logement était au troisième étage.
Un jour, les marins ne sont plus venus et elle, elle est devenue très vieille. Elle demandait aux voisins de l’aide pour monter ses sacs d’épicerie. Puis, très vite, il a fallu l’aider à monter. Plus tard, on la portait dans nos bras. Un jour, elle n’a plus voulu monter et on l’a laissée sur le palier. Elle n’a pas eu peur. Elle a posé sa tête sur la première marche. Elle a fermé les yeux. Lentement son corps s’est desséché. Son squelette s’est pulvérisé : de la poudre blanche devant la porte.
Un vent souffle sur la ville qui éteint les lanternes rouges. Les bateaux du fleuve sont des vaisseaux fantômes.
[…]
J’ai quitté le reste du monde pour venir dans le dépanneur que j’avais vu de loin. J’imaginais que le soir, dans le bar glauque d’à côté, il y avait un joueur d’orgue Hammond qui chantait « Un jour à la fois » si on lui demandait.
Je pousse la porte du dépanneur que je pensais grand. Il est minuscule. On y vend même pas de Kik Cola ; seulement le Journal de Québec, du lait, du pain Weston. J’arpente la rue qui est déserte : de chaque côté, des maisons bien entretenues. Peu de gens, mais normaux et calmes.
Il y a une Vierge en robe bleue debout dans un bain dans la pente du cap. Autour d’elle, on a mis des fleurs et des lampions qu’on garde allumés même le jour. À côté, une maison avec une petite galerie. Une femme y est assise, dos à la rue. Elle fait face à la porte de la maison. Je pense, peut-être qu’elle prie. Mais dans sa position, elle ne peut pas voir la Vierge. Je pense, elle prie la porte. C’est absurde.
On entend de la musique d’orgue Hammond. Une voix qui chante :
« Je ne suis qu’un homme, juste un pauvre homme
Aide-moi à croire à c’que je peux être
À ce que je suis
Montre-moi le chemin pour progresser
Mon Dieu pour mon bien, guide-moi toujours
Un jour à la fois… »
Les pages des journaux qui couvraient les murs de la maison du vieil homme n’ont pas été lues. Elles ont été arrachées puis les murs ont été repeints en rouge. Il y a du chauffage maintenant et on vend dans la maison des tee-shirts, du caribou et des feuilles d’érable en sucre.
Dans les journaux du matin, on lit les nouvelles du futur.
Il neige sur la ville de Québec : de la poudre blanche faite d’os et des balles de fusil perdues qui sifflent dans l’air. C’est la réponse qui sort des bouches des petits canons. La nuit, les lanternes rouges éclairent le chemin des marins et assise dans un bar, je réécris l’histoire.
L’HOMME TATOUÉ – « Bonjour, comment ça va ? »
LA TOURISTE – Cette fois, je le reconnais, c’est lui qui de la rue me regardait par la fenêtre du restaurant tunisien. C’est pour lui que j’ouvrais ma chemise. C’est le marin fantôme qui donne envie de provoquer le désir. C’est lui qui illuminait le port de son sourire radieux à l’époque où les putes jeunes n’avaient besoin de personne pour monter leurs sacs d’épicerie.
Je lui réponds : « Pas très bien Je ne comprends pas le sens de l’existence. C’est banal. Rien de grave… »
Son visage est la carte d’un univers. Les villes d’une autre planète y sont dessinées et les lignes bleues tracent les frontières de pays que je ne verrai jamais.
Je lui pose des questions. Il me raconte des aventures inouïes, des récits farcis de risques et de passions. Il ne ressemble à personne.
Je regarde sa bouche qui s’anime, une île rose dans une mer d’encre bleue. Ses histoires m’avalent et à cause de lui, je ne vois plus le monde de la même manière.
Nous marchons ensemble le long du fleuve.
J’ai allumé une lanterne rouge pour que tous sachent que je suis ici.
L’homme m’apprend à appeler les bateaux. Ils arrivent, les vaisseaux fantômes remplis de pirates qui cherchent l’amour, leurs poches pleines de poudre à fusil.
Ils reviennent envahir la ville pour rappeler aux habitants que la peur est parfois une bonne chose parce qu’elle garde l’esprit vif.
Le regard des marins noirs me rend à nouveau exotique.
Je suis la Vierge, échappée de la baignoire du cap. Le vent fait flotter dans l’air ma robe, transparente sous le ciel, bleue comme de l’eau.
[…]
Marie Brassard a fait ses études au Conservatoire d’art dramatique de Québec. Elle a été coauteure et interprète de La trilogie des dragons, du Polygraphe, des Sept branches de la rivière Ota et de La géométrie des miracles ; sa carrière a longtemps été étroitement liée à celle de Robert Lepage. En 2001, elle crée son premier solo, Jimmy créature de rêve, spectacle virtuose qui a été traduit en anglais et produit en version allemande. Suivra La noirceur ainsi qu’un nouveau solo, Peepshow. Le travail de Marie Brassard a été salué dans plusieurs villes d’Amérique, d’Europe et d’Australie. Voix singulière dans le paysage théâtral contemporain, elle est directrice artistique de la compagnie Infrarouge. Son prochain spectacle, L’invisible : tout ce qui dort avec moi disparaît, sera créé à Montréal au printemps 2008.
Marie Brassard a publié :
La trilogie des dragons, Grand Prix du Festival de théâtre des Amériques en 1987, avec Robert Lepage, Jean Casault, Lorraine Côté, Marie Gignac et Marie Michaud, L’instant même/Ex Machina, 2005 et Les 400 coups, 2006.