Alberto Manguel a reçu de nombreuses distinctions, dont le prestigieux prix Médicis en 1998, pour son essai Une histoire de la lecture qui lui valut la reconnaissance internationale. Fils d’un diplomate argentin, Manguel a vécu sous plusieurs cieux et a tôt acquis le goût des langues et des cultures étrangères.
À l’adolescence, sa passion des livres l’amena à côtoyer Borges, le grand écrivain argentin qui, devenu aveugle, en fit son lecteur. Il exercera ensuite les métiers de journaliste, de critique littéraire, d’éditeur pour les maisons Gallimard et Denoël, avant de se consacrer entièrement à l’écriture. Nationalisé canadien en 1985, il quitte Toronto en 2001 pour s’installer en France. Celui que l’on présente néanmoins comme un Argento-Canadien a fait paraître son premier roman en 1981, La porte d’ivoire. Depuis, il n’a pas cessé de publier romans et essais.
La griffe Manguel est reconnaissable à sa grande érudition. En effet, le bourlingueur polyglotte, le lecteur insatiable, féru d’histoire et de récits imaginaires, se promène tant dans le temps que dans l’espace, sur les traces des grands textes. Manguel ne cesse de défendre l’importance de la littérature et d’illustrer les pouvoirs insoupçonnés des histoires imaginées. Parmi ses derniers ouvrages, figurent L’Iliade & l’Odyssée1, essai dans lequel il retisse le fil de l’histoire des multiples lectures faites des célèbres poèmes d’Homère, et La cité de mots2, réunion de cinq conférences qui proposent un éclairage inédit aux problèmes de notre temps, grâce aux récits, mythes et légendes de diverses époques.
L’Iliade & l’Odyssée
Ne fallait-il pas un érudit de la trempe de Manguel pour retracer le chemin des poèmes homériques ? œuvres attribuées à Homère, devrait-on dire car, de rapporter Manguel, ce lointain poète de l’Antiquité demeure une énigme au point où l’on se demande s’il a même existé, s’il n’est pas qu’une idée, comme l’ont pensé plusieurs. Qu’à cela ne tienne, une tradition subsiste encore aujourd’hui voulant que l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée ait été de l’île de Chio, en raison de la langue de ces poèmes, la langue ionique que parlaient les premiers Grecs venus s’installer dans cette région, et de certaines caractéristiques géographiques qui se retrouvent dans l’Iliade.
Œuvres pérennes
Pourquoi et comment l’Iliade et l’Odyssée ont-ils traversé les siècles et les mers, de s’interroger l’essayiste, qui raconte et commente leur destin. Manguel visite force ouvrages d’écrivains de toutes les époques, de tous les horizons et de langues diverses. Ce qui donne au final un ouvrage érudit et touffu. Les premières références aux œuvres d’Homère remonteraient à l’époque de la fondation de Rome, soit au VIIIe siècle avant Jésus-Christ. Toute personne réputée cultivée devait alors connaître l’Iliade et l’Odyssée. Toutefois, ce n’est qu’aux IIIe et IIe siècles avant notre ère que le contenu de ces deux récits sera à peu près fixé par des savants lettrés de la bibliothèque d’Alexandrie, travail complété au début du Moyen Âge, à Byzance.
Depuis, l’intérêt n’a pas faibli pour ces chefs-d’œuvre. Qualité que leur reconnaissent même ceux qui ont exprimé des réserves, tel Platon qui leur reproche « le spectacle d’ombres humaines [ ] brûlant de désir, souffrant, et enfin mourant », alors que sa cité idéale ne réserve de place que pour les histoires préventives et édifiantes, et ce qu’il est convenu d’appeler la querelle des Anciens et des Modernes, qui remettra en cause, des siècles plus tard, pour des motifs à la fois politiques et religieux, la pertinence des œuvres anciennes, y compris celles d’Homère. N’empêche, Homère inspire encore les créateurs.
Aldous Huxley fait ressortir le trait fondamental qui en a fait des classiques : « Tout bon livre nous donne des parcelles de vérité, sans quoi ce ne serait pas un bon livre. Mais toute la vérité, non ». Or pour ce romancier, l’Homère de l’Odyssée est de ces très rares auteurs du passé qui nous ont donné cela. Caractère d’universalité, s’il en est un, que celui de la vérité qui transpire des personnages bien qu’ils apparaissent plus grands que nature.
Richesse des thèmes
En effet, aussi bien les dieux que les demi-dieux sont aux prises avec les passions enracinées dans le cœur des hommes. Amour, haine, compassion, vengeance, trahison, ruse déferlent dans le contexte de la guerre de Troie et du voyage d’Ulysse. Guerre et voyage, comme métaphores de la vie et des combats qui l’accompagnent, sont d’ailleurs les thèmes des plus largement commentés au cours des âges et ont inspiré, selon Manguel, de grandes œuvres telles que Don Quichotte de Cervantès, L’idiot de Dostoïevski, Le procès de Kafka et Moby Dick de Melville, car les héros de ces chefs-d’œuvre sont « tous en quête de la forme la plus grande de leurs luttes et de leurs voyages à l’intérieur de la petite parcelle d’univers qui leur a été accordée ». Par ailleurs, Freud trouvera chez Homère et dans la tragédie grecque matière à représenter ses concepts et un trésor de symboles. Les portraits, la vérité psychologique des personnages suscitent encore l’admiration aujourd’hui, tant il est vrai qu’Homère a su sonder l’âme humaine.
Innovations dans l’art d’écrire
Peu de lecteurs ont toutefois été en mesure d’apprécier les qualités formelles des poèmes homériques, rarissimes étant ceux qui ont eu accès aux « originaux ». Il faut remonter loin dans le temps pour trouver des témoignages à ce sujet. L’essai de Manguel nous apprend notamment que les poètes grecs d’avant notre ère y ont surtout trouvé une inspiration sur les plans technique et stylistique. Ils auraient découvert avec l’Odyssée le récit à la première personne, le passage du point de vue général au point de vue particulier, de même que le commencement de la narration in media res, procédés dont la littérature d’aujourd’hui ne saurait se passer.
L’essai d’Alberto Manguel, L’Iliade & l’Odyssée, regorge d’informations littéraires et historiques qui laissent percevoir, par delà la vie des célèbres œuvres d’Homère, des jalons sur l’histoire de la pensée et l’évolution des modes de diffusion, lesquels ne sont pas étrangers au retentissement jusqu’à aujourd’hui des aventures d’Ulysse. Mais attention ! L’homme Manguel, érudit, demeure profondément humaniste. Ses préoccupations humanitaires, partout implicites, ressortent plus nettement dans La cité des mots, où il scrute les problèmes contemporains à la lumière des grands récits.
La cité des mots
« Le langage prête une voix aux conteurs qui tentent de nous expliquer qui nous sommes ; le langage construit à l’aide de mots notre réalité et ceux qui l’habitent, au-dedans et au-dehors des murs ; le langage propose des histoires qui mentent et des histoires qui disent vrai. »
p. 133
Dès le départ, le conférencier essayiste se penche sur le rôle dans la cité de celui qu’il nomme le maker, mot de l’ancien anglais qui « mêle le sens de tisseur de mots avec celui de bâtisseur du monde matériel » : un paria qui, telle Cassandre la prêtresse grecque investie du don de prophétie, n’est cru de personne. Or, de préciser Manguel, à juste titre, « [l]e poète, l’oracle, ne peut se servir que d’un langage partagé, mais si intensément travaillé que, dans sa forme la plus aboutie, il apparaît ‘obscur’ à ses lecteurs, car il résiste à toute clarification sommaire ».Tout le contraire des discours officiels, tant politiques que religieux et marchands, lesquels, selon l’écrivain, racontent « des histoires qui mentent », avec leurs doctrines, dogmes et slogans.
« Des histoires qui disent vrai »
Les exemples ne manquent pas à l’essayiste qui s’avère aussi un habile conteur. Il promène son lecteur depuis le deuxième millénaire avant notre ère avec L’épopée de Gilgamesh, jusqu’au film de Stanley Kubrick, 2001, L’odyssée de l’espace, en s’arrêtant ici sur Don Quichotte, là sur le mythe de Babel. Il se réfère aussi à l’œuvre de grands auteurs plus contemporains, notamment l’Américain Jack London, l’Irlandais William Trevor et l’Inuit Zacharias Kunuk, pour son adaptation cinématographique de La légende de l’homme rapide.
Bien avant l’avènement de la psychanalyse, l’histoire de Gilgamesh, roi d’Uruk, et de l’homme sauvage, Enkidu, illustre comment l’union avec notre double, l’autre, nous fait prendre conscience de nous-même alors que c’est au péril de notre vie que nous en faisons notre ennemi. Au chapitre de Don Quichotte, l’historien s’intéresse à la période de publication de la fiction, quand au Moyen Âge l’Espagne expulse Juifs et Arabes pour des motifs religieux, une réflexion menant à une interprétation enrichie de l’œuvre de Cervantès et produisant un effet miroir des bouleversements planétaires actuels. On aura compris qu’avec Babel son attention se porte sur la diversité des langues. Ce mythe de L’Ancien Testament lui apparaît « moins comme un rejet des autres langues que comme une prise de conscience de l’importance de trouver un mode de communication commun [ ] et par conséquent, de la valeur considérable de l’art de traduire l’expérience en mots ». Tâche dévolue aux conteurs.
Plus près de nous, le film 2001, L’odyssée de l’espace fournit à Manguel la métaphore pour exprimer ce qu’il advient dans nos sociétés organisées et contrôlées au bénéfice d’une poignée d’individus, au détriment du plus grand nombre et de la planète Terre elle-même : l’écran de Hal, du superordinateur Hal 900, aux commandes du vaisseau spatial. Il a été programmé pour détruire tout obstacle à sa mission. Censément infaillible, il élimine néanmoins ses propres créateurs perçus comme des dangers.
La lecture pénétrante que fait Manguel des grands récits anciens et récents convainc de leur intérêt même si le chemin semble quelque peu aride. Encore une fois l’écrivain argento-canadien aura fait la démonstration de l’importance capitale de la littérature pour mieux vivre.
1. Alberto Manguel, L’Iliade & l’Odyssée, trad. de l’anglais par Christine Le Bœuf, « La mémoire des œuvres », Bayard, Paris, 2008, 240 p. ; 38,95 $.
2. Alberto Manguel, La cité des mots, trad. de l’anglais par Christine Le Bœuf, Actes Sud, Arles/Leméac, Montréal, 2009, 163 p. ; 26,95 $.
EXTRAITS
Plusieurs siècles plus tard, en 1857, Wilhelm Grimm, l’un des frères renommés pour leurs contes de fées, suggéra que les histoires d’Homère qui, à l’origine, étaient présentées comme des légendes possédant un fondement historique situé dans un espace-temps spécifique, avaient été transportées dans le monde entier et s’étaient modifiées au cours des siècles à force d’être racontées. Elles étaient devenues des contes populaires situés dans un passé indéfini (« il était une fois ») et mettaient en scène des héros qui s’appelaient Hans, Rosette ou Jack.
L’Iliade & l’Odyssée, p. 87.
Si Homère, ainsi que l’affirmait Wolf, était une idée, un nom collectif, un concept, alors c’était un concept qui, pour Goethe et ses contemporains, changeait à chaque époque et en fonction des talents et des besoins de chaque époque, devenant un emblème des temps.
L’Iliade & l’Odyssée, p. 147.
Pour Goethe, Homère était, tel un miroir changeant, l’exemple primordial du poète qui commence par incarner la vérité de son peuple et puis s’autorise à incarner la vérité d’hommes et de femmes d’époques lointaines et inaccessibles. Des artistes tels qu’Homère, qu’ils aient existé en chair et en os ou seulement en esprit, demeuraient en dehors du temps parce que c’étaient des êtres divins, intercesseurs entre les dieux et les hommes.
L’Iliade & l’Odyssée, p. 147.
Pour chaque lecture où Don Quichotte apparaît comme un fou dans une société bien ordonnée, il y en aura une qui le verra comme le plus rationnel des individus épris de justice dans un monde à la fois fou et injuste.
La cité des mots, p. 133.
Toutes ces formes de publicité (dans les domaines de la politique, de l’édition et de la religion) illustrent la transformation du langage créatif en un langage qui ne convient plus qu’au commerce, transformation dont l’accomplissement détruit effectivement les vertus éclairantes de la littérature. La littérature est le contraire du dogme. Un texte littéraire demeure constamment ouvert à d’autres lectures, à d’autres interprétations, peut-être parce que la littérature, à l’inverse du dogme, rend possible à la fois la liberté de pensée et la liberté d’expression […].
La cité des mots, p. 147.