Les contrastes abondent dans cette vie. Gabrielle Roy multiplie les vérifications et les examens, puis elle malaxe librement ce qu’elle a retenu. Elle vagabonde, mais ses livres insistent sur ses jeunes années. Issue de deux familles qui ont fui le Québec, elle vivra son âge mûr depuis la capitale québécoise et Petite-Rivière-Saint-François. Elle a expédié des centaines de lettres, mais elle s’est peu confiée. Émouvante quand elle bat le rappel des « enfants de sa vie », elle ne retournera que rarement dans les Prairies de son enseignement. Insistons ici sur l’un de ces contrastes, celui qui fait d’elle une nomade farouchement fidèle à sa tâche d’écrivaine.
Dès l’adolescence, Gabrielle Roy cherche le large. Peut-être en entamait-elle la maîtrise en accumulant les médailles scolaires perçues comme un sésame. Très tôt, en tout cas, des semelles de vent la conduisent à des écoles loqueteuses et à l’écart de tout. « Je l’avais entendu déjà, parfois, l’appel insistant, étranger – venant de nul autre que moi pourtant – qui, tout à coup, au milieu de mes jeux et de mes amitiés, me commandait de partir pour me mesurer avec quelque défi imprécis encore que me lançait le monde ou que je me lançais à moi-même » (La route d’Altamont, HMH, 1966). À peine cette fringale de partance est-elle avouée à sa mère que Christine, sa siamoise, cargue ses voiles et gagne l’Europe. Au moment où elle rédige ce récit (1965), Gabrielle Roy a longuement imité Christine. À même une rémunération étriquée, elle a épargné elle aussi de quoi payer son passage. Amplifiant le projet de Christine, Gabrielle a transformé ce qui
aurait pu n’être qu’une passade en séjour prolongé et marquant : elle demeure outre-Atlantique de 1937 à 1939.
Retournera-t-elle aussitôt après à son milieu d’origine, à sa mère, à sa famille, à l’enseignement ? Non. Gabrielle Roy a donné corps à son projet et tout est dit. Puisque Montréal accueille l’écriture mieux que l’école de la Petite Poule d’eau peuplée des enfants Tousignant et d’eux seuls, c’est à Montréal qu’elle dépose son bagage. Elle y pratique le métier entrevu en France : le journalisme. Les années subséquentes confirmeront pourtant l’emprise de l’ailleurs sur Gabrielle Roy. La liste des voyages s’allonge : Californie, Port-Daniel, Paris, Saint-Germain-en-Laye, Bretagne, Suisse, Angleterre, Louisiane, Ungava, Grèce, Arizona… La diversité des lieux n’empêche cependant pas le regard de Gabrielle Roy de revenir avec entêtement et acuité au pays et à l’époque d’antan. Que la romancière séjourne en France ne l’empêche pas d’écrire La Petite Poule d’Eau (Beauchemin, 1950), pas plus que la même distance n’a empêché Anne Hébert de souvent loger le Québec au creux de ses récits, pas plus qu’elle n’a détaché Jacques Poulin de ses origines. Si La montagne secrète (Beauchemin, 1961) découle en bonne partie d’un voyage de Gabrielle Roy en Louisiane en compagnie du peintre René Richard et de son épouse, Rue Deschambault (Beauchemin, 1955), La route d’Altamont (HMH, 1966), La rivière sans repos (Beauchemin, 1970) et surtout Ces enfants de ma vie (Stanké, 1977) constituent autant de pèlerinages aux sources. Quel que soit le lieu où elle cherche un catalyseur, Gabrielle Roy fréquente un passé qui l’a parfois blessée et toujours raffermie dans ses visées.
Ténacité sans accommodement
Malgré ces dépaysements, Gabrielle Roy ne cède donc jamais sur ses positions fondamentales. Ses choix sont nets, sa confiance têtue, ses paris tenus. Elle affronte la France d’après-guerre prudemment, mais sans timidité. L’apprentissage théâtral, l’un des motifs de son voyage, elle le veut selon son goût ; puisque l’école parisienne du moment pense autrement, elle s’en sépare. Il en ira de même à Londres où son accent canadien la dessert : elle tourne la page plutôt que de s’aliéner. Quand elle apprend d’un médecin que sa voix ne saurait résister aux défis de la scène, la littérature prend aussitôt la relève : puisque le succès ne peut lui venir des planches, la plume jouit aussitôt de toutes ses faveurs. L’ambition change de cible sans rien perdre en vigueur.
Le retour en Canada la montre souple, mais déterminée. Le disponible, même imprévu, elle le saisit. Précipitée dans le reportage, elle s’y consacre avec tant d’ardeur qu’elle en tire bientôt, grâce à l’appui de sommités conquises par ses dons et son entregent, des revenus et un début de sécurité. Comme il y a (parfois) une justice, le reportage, tel qu’elle le pratique, la conduit à la littérature : c’est, en tout cas, en quadrillant les quartiers montréalais qu’elle découvre le Saint-Henri qui peuplera Bonheur d’occasion (Société des Éditions Pascal, 1945). Tendue vers son but, elle voit ce qu’échappent les yeux blasés et engrange à Montréal, comme en Gaspésie ou à Port-Daniel, la réalité restituée à elle-même.
Cette admirable intransigeance professionnelle impose son talion : Gabrielle Roy ne négocie pas avec son art. Elle exerce à fond la liberté de la romancière qui pétrit de sa main tout ce qu’elle voit, sent, soupçonne. La famille, Gabrielle la racontera selon son prisme. Elle consacre nombre de pages à l’image maternelle, mais rationne ses visites à la mère vieillissante. Elle écrit par brassées des lettres à son mari (Mon cher grand fou, Boréal, 2001), mais l’ensemble répand un indicible ennui tant Gabrielle Roy semble sacrifier distraitement à ses gammes littéraires. Même dans ses lettres à sa
sœur Bernadette (Ma chère petite sœur, Boréal, 1988), Gabrielle Roy a beau s’exprimer subitement en convertie éprise de neuvaines eucharistiques, elle protège son aisance financière en réclamant de sa sœur religieuse un reçu aux fins d’impôt à la moindre aumône. On n’accordera pas trop d’importance aux accusations que porte contre Gabrielle Roy une de ses sœurs, mais il demeure que la romancière fait son miel de ce qui lui convient sans rendre de compte à quiconque (cf. Marie-Anna Roy, Une voix solitaire, Paul Genuist, Des Plaines, 1992). Et si cette sœur commet un manuscrit qui enlaidit l’image de Gabrielle, celle-ci remue ciel et terre jusqu’à ce que le texte disparaisse de la bibliothèque universitaire qui l’avait hébergé… Gabrielle Roy défend sa liberté créatrice jusque dans son renom ou son budget.
Fidélités et secrets
Les affections les plus tenaces de Gabrielle Roy ne s’affichent pas toujours en pleine lumière. Voilées ou affichées, elles sont pourtant indispensables : que la romancière les néglige et le bouquin s’affadit aussitôt. C’est le cas de la blafarde bluette intitulée Cet été qui chantait (Éditions françaises, 1972) : ouaouarons et pluviers kildir ennuient quand s’effacent les êtres chers.
La mère occupe la place d’honneur et plusieurs des analyses regroupées par Lori Saint-Martin (Gabrielle Roy en revue, PUQ/Voix et images, 2011) le manifestent. Il n’est pourtant pas dit, bien au contraire, que Gabrielle veuille suivre le modèle maternel. Elle entend plutôt s’en éloigner, à tous égards. Cette mère humiliée, interdite d’expression par l’anglais dominant, Gabrielle lui rendra justice non en copiant ses gestes, mais en parvenant au succès : adulée, célébrée, la fille reconstruira la mère. Cette hypothèse, Gabrielle Roy l’évoque elle-même dans La détresse et l’enchantement (Boréal, 1984) : « À bout de forces, je n’en poursuivais pas moins ma petite idée qu’un jour je la vengerais ». La fille-romancière fera don de ses succès plutôt que de ses visites.
L’hommage au père est encore plus indirect. Léon Roy est, surtout pour les plus jeunes de ses enfants et donc pour
Gabrielle, un vieillard désagréable. Autant il se comportait, sous le régime de son idole Wilfrid Laurier, en efficace conseiller auprès des immigrants déferlant sur les Prairies, autant l’arrivée au pouvoir des conservateurs l’a privé de tout : d’emploi, de pension, de prestige. De son silence dans les œuvres de Gabrielle, on ne doit pourtant pas conclure à son absence. Lisons plutôt, dans Fragiles lumières de la terre (Quinze, 1978), les pages consacrées aux Peuples du Canada et voyons dans le respect pour les huttérites, les doukhobors, les mennonites, les Sudètes, les Ukrainiens… le legs vivant de Léon Roy à sa fille. Déjà, La rivière sans repos répercutait dans ses « Nouvelles esquimaudes » l’ouverture de Léon Roy à l’Autre. La
discrétion avec laquelle Gabrielle Roy voile ses plus profonds attachements ne doit pas occulter cette phrase qui pouvait sembler une pirouette facile : « Mes livres, ce sont mes enfants ». Ses livres rendent, en effet, tels des enfants fiers et autonomes, hommage à ses parents. Pour Gabrielle Roy, le livre fut une façon de réconforter ses géniteurs et de leur assurer, puisque le terme ne lui fait pas peur, une douce vengeance. Peut-être même faut-il interpréter le fédéralisme inconditionnel et fulminant de Gabrielle Roy comme un moyen détourné de donner raison à Léon Roy et Mélina Landry : le Québec avait eu tort de les décevoir.
Ainsi, c’est à ses origines que Gabrielle Roy doit ses pages les plus émouvantes. Une année d’enseignement auprès de garçons de première année (1937) suffit à produire le terreau qui nourrit son plus beau livre, Ces enfants de ma vie. À quarante ans de distance, Gabrielle Roy retrouve sa classe, ses quarante élèves en huit paliers, les dons, les préjugés et les fiertés de chacun. Lointain écho qui rejoignit l’auteure dans la capitale et à Petite-Rivière-Saint-François.
P.-S. J’assume la fragilité de mes hypothèses. Quant aux faits, je dois tout au travail de François Ricard.
EXTRAITS
– Est-ce qu’on ne le sait pas pour sûr, quand on aime ?…
– Des fois, non, dit maman.
– Toi, tu le savais ?
– Je pensais que je le savais.
Puis ma mère s’irrita. Elle avait l’air très fâchée contre moi. Elle dit :
– T’es trop raisonneuse ! C’est pas ton affaire… tout ça… Oublie… Dors…
Rue Deschambault, Beauchemin, 1976, p. 65.
Il est vrai que les gens ici étaient bien changés depuis la disparition de Deborah et l’enquête qui avait suivi, des envoyés du gouvernement arrivant à plein avion pour poser, à n’en plus finir, des questions sans rime ni bon sens. « Avait-elle l’air découragée ? Était-elle encore saine d’esprit ? Pourquoi, selon vous, a-t-elle agi de la sorte ? »
« Les satellites », La rivière sans repos, Stanké, 1979, p. 93.
Là où l’on retourne écouter le vent comme en son enfance, c’est la patrie. Ce l’est aussi assurément là où l’on a une sépulture à
soigner. Maintenant c’est mon tour, ayant choisi de vivre au Québec un peu à cause de l’amour que m’en a communiqué ma mère, de revenir au Manitoba pour soigner sa sépulture. Et aussi pour écouter le vent de mon enfance.
Fragiles lumières de la terre, p. 149.
De toute ma vie d’institutrice ai-je jamais eu aussi peur que de cet enfant-là, bien avant de l’avoir vu au reste, à peine en effet étais-je arrivée, toute désarmée, prendre mon poste dans ce village isolé de la plaine.
Ces enfants de ma vie, Stanké, 1977, p. 131.
Je n’ai aucune rancune envers elle [Adèle], mais je ne peux te le cacher, j’ai le cœur bien gros, car j’ai appris que c’est aux archives de l’Université de […] qu’elle a fait cadeau de son fameux manuscrit à mon détriment, là où n’importe qui peut le consulter à son gré. Ce n’est pas qu’elle a à exposer sur moi des choses bien graves, mais tout de même aller elle-même déposer une sorte de réquisitoire contre moi
dans une institution publique. Et dire qu’elle est ma marraine !
Ma chère petite sœur, Lettres à Bernadette 1943-1970, Boréal, 1988, p. 152.
Des vieux, l’ancêtre du village, des femmes aussi, tous allaient voir souvent le spectacle étrange : un homme pâle comme la neige d’automne, décharné comme les bois d’un caribou et qui, assis sur son lit, le dos au mur, dans la nuit presque sans rémission, à la lueur d’une chandelle, peignait le soleil.
La montagne secrète, Beauchemin, 1962, p. 127.
Cher Marcel
[…] Je viens de recevoir deux exemplaires de Children of my Heart. Le projet de la couverture a été changé. C’est autre chose maintenant, plus sobre, mais peut-être aussi plus beau. En vérité, je ne sais trop qu’en penser.
J’ai hâte d’être de retour quoique me sentant effrayée à mourir de la pression qui commence à s’exercer sur moi. Rien que le courrier a de quoi m’écraser. Il va nous falloir nous trouver un refuge sûr et nous défendre de l’envahissement qui me guette.
Soigne-toi bien pour l’amour du ciel. Bonne fête, mon très cher. Je t’embrasse.
Mon cher grand fou…, Lettres à Marcel Carbotte 1947-1979, Boréal, 2001, p. 720.
Marie-Anna, en publiant malgré, puis contre sa sœur, a accompli son but. L’histoire de la lignée Roy, c’est elle qui pense l’avoir racontée le plus complètement et le plus véridiquement.
Paul Genuist, Marie-Anna Roy, Une voix solitaire, Des Plaines, 1992, p. 144.
Gabrielle Roy a ceci de particulier que ses œuvres, en plus de fasciner les universitaires, ont depuis toujours la faveur des lecteurs « ordinaires », hommes et femmes, jeunes et vieux, qui parlent souvent d’elle avec une affection toute personnelle, comme si elle était une amie secrète et bienveillante.
Sous la dir. de Lori Saint-Martin, Gabrielle Roy en revue, Presses de l’Université du Québec/Voix et images, 2011, p. 1.
Gabrielle Roy a vécu à deux époques historiques et principalement dans deux milieux différents. Ses premières années, jusqu’en 1937, se sont écoulées sous le signe de la paix et de la sécurité dans la société manitobaine dont l’évolution lente et presque sans heurts ressemblait à celle du Québec de la même époque. Il y eut ensuite, de 1937 à 1939, l’intermède du premier voyage en Europe. […] Désormais, sans souci autre que celui de connaître le monde, Gabrielle Roy parcourt l’Angleterre et la France, souvent avec des moyens de fortune. Partout au cours de ses pérégrinations, elle s’instruit de l’histoire, des coutumes, des traditions propres des lieux visités […]. Puis elle revient et s’établit au Québec.
Marc Gagné, Visages de Gabrielle Roy, Beauchemin, 1973, p. 10-11.
Telles sont les dernières pages écrites par Gabrielle Roy. Elles sont inachevées, certes, tout comme l’est le grand projet autobiographique qu’elle avait conçu. Mais cet inachèvement, en un sens, était la seule fin possible, non seulement par l’autobiographie, qui se clôt ainsi sur l’écriture du premier roman […], mais aussi, et plus encore, pour Gabrielle elle-même, dont les ultimes efforts auront été de ressaisir, de revivre par l’écriture et l’imagination l’événement fondateur de tout son être : l’abandon et la mort de la mère.
François Ricard, Gabrielle Roy, Une vie, Boréal, 1996, p. 514.